Chapitre VII
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VII


Zakhare avait passé la cinquantaine. Il n’était déjà plus le descendant direct des Calebs russes, chevaliers de l’antichambre, sans peur et sans reproches, dévoués à leurs maîtres jusqu’à l’abnégation, qui se distinguaient par toutes les vertus et n’avaient aucun vice. Zakhare était un chevalier de peur et de reproche.

Il appartenait à deux époques, et toutes les deux avaient posé sur lui leur cachet. De l’une il avait hérité un dévouement sans bornes pour la maison des Oblomoff, de l’autre, plus récente, le raffinement et la corruption des mœurs.

Passionnément dévoué au barine, il passait rarement un jour sans lui faire un mensonge. Le serviteur du bon vieux temps arrêtait parfois le barine dans ses dissipations et dans ses excès ; Zakhare aimait à s’enivrer à ses dépens avec ses amis ; le serviteur d’autrefois était chaste comme un eunuque ; celui-ci était toujours fourré chez sa soi-disant commère, car cette parenté spirituelle était bien équivoque.

Le premier gardait plus fidèlement qu’un coffre-fort l’argent du maître, Zakhare épiait l’occasion de faire des additions fausses pour les dépenses journalières de soutirer ainsi au barine une pièce de dix kopeks[1] ; s’il trouvait quelques kopeks sur la table, il ne manquait jamais de se les approprier.

De même si Élie oubliait de redemander à Zakhare un reste de monnaie, il était sûr de ne jamais le revoir. Zakhare ne volait pas de plus fortes sommes, peut-être parce qu’il mesurait ses besoins par pièces de deux ou de dix kopeks, ou bien craignait-il d’être pris ? En tout cas ce n’était point par excès de probité.

L’ancien Caleb, pareil à un chien de chasse bien dressé, serait mort plutôt que de toucher à quelques provisions qu’on lui aurait données en garde ; celui-ci n’épie que le moment d’avaler même ce qui ne lui a pas été confié ; l’un n’avait souci que de veiller à ce que le seigneur mangeât bien, et se désolait quand il manquait d’appétit ; l’autre se désole quand le seigneur ne laisse rien sur son assiette.

De plus Zakhare aime les cancans. À la cuisine, chez l’épicier, aux conciliabules de la porte cochère, il déplore chaque jour son malheur : il n’y a plus moyen de vivre ; on n’a jamais ouï parler d’un barine aussi mauvais. Oblomoff est capricieux, avare, méchant, impossible à contenter, en un mot mieux vaut mourir que de vivre avec lui.

Ce n’est point par malice ni pour faire tort au barine que Zakhare parlait ainsi ; mais par l’habitude, que lui avaient transmise son aïeul et son père, de calomnier le seigneur à chaque occasion favorable.

Par désœuvrement, par défaut de sujets de conversation, ou pour intéresser davantage son auditoire, il racontait quelquefois des choses inouïes sur son maître.

— Et le mien donc qui a pris l’habitude de courir chez cette veuve là-bas, chuchotait-il confidentiellement de sa voix enrouée. Hier il lui a écrit un billet.

Ou encore Zakhare déclarait que son seigneur était bien le plus grand joueur et le plus grand ivrogne que la terre eût jamais porté ; qu’il passait toutes les nuits jusqu’à l’aurore, et qu’il s’abîmait à jouer et à boire.

Et rien de tout cela n’était vrai : Élie n’allait point chez la veuve, et ne prenait jamais les cartes en mains. Il dormait tranquillement ses nuits entières.

Zakhare est négligent. Il se rase rarement, et se lave les mains et la figure comme pour rire ; car il n’y a pas de savon qui puisse le dégraisser. Quand il sort du bain, ses mains de noires deviennent rouges pour revenir deux heures plus tard à leur état primitif.

Il est très-maladroit : veut-il ouvrir la porte cochère ou une porte à deux battants ? Tandis qu’il ouvre le premier, l’autre se ferme. S’empresse-t-il après le second ? Le premier se referme à son tour.

Il ne ramasse jamais du premier coup un mouchoir ou quelque autre objet tombé à terre ; il se courbe toujours au moins trois fois, comme s’il voulait l’attraper au vol ; il ne réussit à le ramasser qu’à la quatrième et encore parfois il le laisse retomber.

S’il traverse la chambre en portant de la vaisselle ou d’autres objets, dès les premiers pas ceux qu’il a mis au-dessus commencent à déserter vers le plancher ; d’abord dégringole un objet, Zakhare fait un mouvement tardif et inutile pour le retenir et il en laisse choir deux autres ; il regarde, la bouche béante d’étonnement, les objets qui tombent, et non ceux qui sont encore sur ses bras ; aussi tient-il le plateau de travers, et le reste de la vaisselle continue à choir.

C’est ainsi que quelquefois il n’apporte à l’autre bout de la chambre qu’un verre à pied ou une assiette, et quelquefois il jette lui-même, en jurant et en maugréant, le dernier de ceux qui lui restaient dans les mains.

En traversant une chambre, il accroche, tantôt avec le pied, tantôt avec la hanche, une table ou une chaise ; il ne tombe pas toujours juste dans le battant ouvert de la porte, mais il se cogne à l’autre avec l’épaule, et injurie les deux battants, ou le maître de la maison, ou le charpentier qui les a faits.

Dans la chambre d’Oblomoff, grâce à Zakhare, presque tous les objets sont brisés et plus particulièrement les petits, ceux qui demandent du soin et de la précaution. Il déploie la même force pour les prendre tous, et il se comporte avec les uns comme avec les autres.

Qu’on lui ordonne, par exemple, de moucher la chandelle, ou de verser un verre d’eau, il y emploie autant de vigueur que s’il fallait ouvrir une porte cochère.

Dieu préserve que Zakhare se prenne du désir d’être agréable au barine ! Soudain il s’imagine de ranger, de nettoyer, de déplacer lestement et de remettre tout en ordre à la fois.

Dans ces occasions les pertes et les accidents étaient incalculables. Il n’est pas sûr qu’un soldat ennemi, entré de vive force dans la maison, y aurait pu faire autant de mal.

Zakhare alors commettait mille dégâts, faisait tomber des objets, brisait de la vaisselle, renversait les chaises et finissait souvent par être renvoyé de la chambre, ou il en sortait de lui-même avec des jurons et des malédictions.

Heureusement que cette rage le prenait rarement. Tout cela venait certainement de son éducation première et des manières qu’il avait contractées, non dans un espace étroit et dans la demi-obscurité des cabinets et des boudoirs ornés par le caprice, où le diable sait ce qu’il y a de choses entassées, mais à la campagne, dans la tranquillité des vastes demeures et à l’air libre.

Là, il s’était habitué à servir, sans être gêné en rien dans ses mouvements, autour de meubles massifs ; il avait eu affaire à des instruments plus lourds et plus solides, tels que la pelle, le verdillon, les grands verrous des portes et les chaises qu’on déplaçait avec effort.

Il n’en était pas ainsi d’un bougeoir, d’une lampe, d’un transparent, d’un presse-papier. Ces objets restaient en place trois ou quatre ans sans accident ; Zakhare les touchait-il, crac, ils étaient brisés.

— Ah ! disait-il quelquefois à Oblomoff d’un air étonné, voyez donc, monsieur, quel miracle ! À peine ai-je pris cette petite machine en main, et voilà qu’elle tombe en morceaux !

Ou il ne disait rien du tout et remettait bien vite en cachette l’objet à sa place ; ensuite il faisait accroire au barine que c’était lui-même qui l’avait brisé ; quelquefois il se justifiait, ainsi que nous l’avons vu au commencement de ce récit, en prétendant qu’un objet, fût-il en fer, devait avoir une fin, qu’il ne pouvait durer éternellement.

Dans les deux premiers cas il y avait encore moyen de discuter avec lui, mais quand, poussé à bout, il s’armait du dernier argument, alors toute contradiction devenait inutile et il se justifiait sans appel.

Zakhare s’était tracé, une fois pour toutes, un cercle d’occupations qu’il ne franchissait jamais de son bon gré. Le matin il chauffait la bouilloire, nettoyait les bottes et brossait l’habit que le barine avait demandé, mais jamais un autre, les autres dussent-ils rester dix ans pendus dans l’armoire.

Ensuite il balayait — mais non pas tous les jours — le milieu de la chambre, sans remonter vers les coins, et époussetait seulement la table vide, afin de ne rien déranger. Après cela il se croyait déjà en droit de sommeiller sur le poêle, ou de bavarder à la cuisine avec Anissia et sur la porte avec les autres domestiques, sans plus s’inquiéter de rien.

Si on lui ordonnait de faire quelque chose en plus, il s’exécutait de mauvaise grâce, non sans avoir disputé et cherché à faire croire que la chose était inutile, ou qu’il était impossible d’en venir à bout. Nulle puissance au monde n’était capable de le forcer à introduire un nouvel article dans son règlement de service.

Si on lui prescrivait de nettoyer, de laver quelque objet, ou d’apporter ceci ou cela, il s’en acquittait en grognant comme à l’ordinaire ; mais il eût été impossible d’obtenir de lui que les jours suivants il fit de son gré la même corvée. Le deuxième jour, le troisième et ainsi de suite, il aurait fallu lui renouveler l’ordre et revenir à des discussions peu agréables.

Malgré tout, c’est-à-dire bien que Zakhare aimât à boire un coup, à cancaner de temps à autre, qu’il volât à Oblomoff des pièces de cinq et de dix kopeks, qu’il cassât souvent et qu’il fût paresseux, on finissait par reconnaître que c’était un serviteur profondément dévoué à son maître.

Il n’aurait pas hésité une minute à se jeter pour lui au feu ou à l’eau ; il ne croyait pas que ce fût un acte héroïque, digne d’admiration ou de récompense. Il considérait la chose comme toute naturelle et ne pouvant être autrement, ou, pour mieux dire, il ne la considérait pas du tout, et aurait agi ainsi sans raisonnement.

Il n’avait pas de théorie sur ce point. Jamais il ne lui venait en tête de soumettre à l’analyse ses sentiments et ses relations avec Élie. Il ne les avait pas inventés, il les tenait de son père, de son aïeul, de ses frères, de la livrée parmi laquelle il était né et avait été élevé : ces sentiments avaient pénétré jusqu’à la moelle de ses os.

Zakhare serait mort pour le barine, considérant cet acte comme un devoir naturel et inévitable. Sans s’en rendre compte et sans se piquer d’héroïsme, il se serait jeté tout bonnement à la mort, absolument comme un chien qui, rencontrant une bête féroce dans la forêt, se jette sur elle, sans examiner pourquoi c’est à lui plutôt qu’à son maître de l’attaquer.

Mais en revanche, s’il avait fallu, par exemple, veiller toute la nuit, sans fermer l’œil, au chevet du barine, et que de là eût dépendu sa santé, ou même sa vie, Zakhare se serait infailliblement endormi.

Non-seulement il ne montrait aucune servilité dans ses rapports avec le barine, mais il était même d’un commerce familier et tant soit peu grossier : il se fâchait contre lui, sérieusement, à propos de rien, et même, comme nous l’avons dit, le calomniait sur la porte ; mais cela ne prouvait pas que ce dévouement fraternel, cet amour filial s’amoindrît : il n’était que momentanément voilé.

Ce sentiment, Zakhare l’éprouvait, non-seulement pour Élie Oblomoff, mais pour toute personne qui appartenait à la famille de son maître, pour tout ce qui lui était cher ou proche. Peut-être même ce sentiment était-il en contradiction avec sa manière de voir sur la personne d’Oblomoff ; peut-être Zakhare avait-il puisé d’autres convictions dans l’étude de son caractère.

Si on avait voulu montrer à Zakhare lui-même la profondeur du dévouement qu’il ressentait pour son maître, il l’aurait probablement contesté. Il aimait Oblomofka comme un chat son grenier, un cheval sa stalle, un chien la niche où il est né et où il a grandi.

Dans cet attachement général se manifestaient encore des affections personnelles. Par exemple, Zakhare aimait plus le cocher que le cuisinier d’Oblomoff, la vachère Barbe plus que les deux premiers, et M. Élie moins qu’eux tous, et cependant à ses yeux le cuisinier d’Oblomoff était bien au-dessus de tous les cuisiniers du monde, et M. Élie au-dessus de tous les seigneurs de la terre.

Il ne pouvait sentir Tarasska le « buffetier[2], » mais ce Tarasska, il ne l’aurait pas troqué pour le meilleur homme du monde, et cela seulement parce que Tarasska était d’Oblomofka.

Il se montrait grossier et familier avec Oblomoff, tout à fait comme le chaman[3] est grossier et familier avec son idole. Le chaman l’époussète, et quelquefois la jette par terre et la frappe avec colère : pourtant au fond de son âme domine toujours l’idée que cette idole est d’une nature supérieure à la sienne.

Il suffisait de la cause la plus légère pour remuer ce sentiment au fond du cœur de Zakhare, et le forcer à regarder le barine avec vénération, et parfois à fondre en larmes d’attendrissement. Il n’y avait pas de danger que Zakhare mît un autre seigneur non-seulement au-dessus, mais même de niveau avec le sien. Dieu garde n’importe qui de s’en aviser jamais !

Zakhare regardait les connaissances d’Oblomoff un peu du haut de sa grandeur ; il les servait, leur présentait le thé, etc., avec une sorte de condescendance, comme s’il avait voulu leur faire sentir quel honneur c’était pour eux d’être reçus chez son maître. Il leur refusait la porte avec une certaine grossièreté. « Le barine repose, » disait-il en toisant le visiteur avec arrogance.

Quelquefois, au lieu de médire et de calomnier, il se mettait à glorifier outre mesure M. Élie chez l’épicier et aux conciliabules sur la porte, et alors son enthousiasme n’avait pas de bornes.

Il commençait tout à coup à énumérer les mérites du barine, son intelligence, son affabilité, sa générosité, sa bonté ; et, si le barine manquait de qualités pour l’achèvement du panégyrique, Zakhare en empruntait aux autres : il exagérait l’illustration de sa famille, sa richesse ou sa puissance extraordinaire.

Pour effrayer le portier, l’intendant, il s’armait toujours du nom de son barine. « Attends un peu, je le dirai au barine, » criait-il d’un ton menaçant, « tu en auras tantôt ! » Il ne soupçonnait point une autorité plus puissante sur la terre. Mais les relations extérieures d’Oblomoff avec Zakhare étaient toujours sur un pied d’hostilité.

Vivant à deux, ils s’ennuyaient l’un de l’autre. L’expérience de la vie, la raison et la bonté du cœur ne suffisent pas à atténuer l’effet du contact journalier et intime de l’homme avec l’homme. Tout en jouissant des qualités, il est impossible de n’être pas blessé des défauts réciproques.

Élie reconnaissait à Zakhare un mérite éminent : le dévouement à sa personne ; il y était habitué, croyant aussi de son côté qu’il ne pouvait ni ne devait en être autrement ; accoutumé une fois pour toutes à ce mérite de Zakhare, il n’en jouissait plus, et cependant ne pouvait, malgré son indifférence, supporter patiemment ses innombrables petits défauts.

Si Zakhare, tout en nourrissant pour le barine dans la profondeur de son âme un dévouement particulier aux serviteurs de vieille trempe, en différait par les défauts de son époque, M. Oblomoff, de son côté, bien qu’il reconnût intérieurement le prix de ce dévouement, n’avait plus cependant pour son serf cette affection amicale, presque fraternelle qu’éprouvaient les anciens maîtres pour leurs domestiques.

Il se permettait même parfois d’en venir à de grosses injures avec Zakhare. À Zakhare aussi il était à charge. Après avoir dans sa jeunesse servi comme valet de pied dans la maison seigneuriale, le serf avait été promu à l’emploi de menin de M. Élie. Depuis cette époque il se considérait comme un objet de luxe, comme un attribut aristocratique de la maison, destiné à rehausser l’éclat de l’ancienne famille, et nullement comme un objet d’utilité.

Aussi dès qu’il avait habillé le matin et déshabillé le soir son jeune barine, il passait le reste du temps à ne rien faire. Paresseux de sa nature, il l’était encore par son éducation de laquais.

Il faisait l’important avec les domestiques, ne prenait point la peine de chauffer la bouilloire, ni de donner un coup de balai ; ou bien il sommeillait dans l’antichambre, ou il allait bavarder à la cuisine ou au réfectoire ; ou bien encore, pendant des heures entières, il se tenait les bras croisés sur la porte, et regardait de côté et d’autre dans un assoupissement contemplatif.

C’est après une pareille existence que sans transition on l’avait chargé du service fatigant de toute la maison ! Il lui fallait soigner le barine, balayer, épousseter et faire les courses ! Cette vie de tracas remplit son âme d’une humeur sombre qui se manifesta par la grossièreté et la dureté du caractère ; c’est ainsi qu’il grognait chaque fois que la voix du barine l’obligeait à quitter le poêle.

Pourtant malgré sa morosité et sa sauvagerie apparente, Zakhare avait le cœur doux et bon. Il aimait même à s’amuser avec les petits enfants. Dans la cour, sur la porte, on le voyait souvent au milieu d’un tas de marmots.

Il les réconciliait, les agaçait, leur arrangeait des jeux, ou se tenait simplement parmi eux : il en avait quelquefois un sur chaque genou, et sur son dos un troisième l’embrassait par le cou et lui tirait la barbe.

Ainsi Oblomoff empêchait Zakhare de jouir de la vie : il exigeait à chaque instant les services et la présence de son domestique que son bon cœur, son caractère communicatif, son indolence et l’éternel besoin de croquer quelque chose entraînaient tantôt chez la commère, tantôt à la cuisine, tantôt chez l’épicier, tantôt sur la porte.

Ils se connaissaient et vivaient à deux depuis de longues années. Zakhare avait soigné l’enfance d’Élie ; il l’avait porté sur ses bras, et Élie se souvenait de lui comme d’un gars jeune, alerte, gourmand et finaud. Rien ne pouvait détruire leur vieille intimité.

De même que M. Élie ne savait ni se lever, ni se coucher, ni se coiffer, ni se chausser, ni dîner sans Zakhare, ainsi Zakhare ne pouvait se figurer un autre barine que M. Élie, une autre existence que celle de l’habiller, de lui donner à manger, de lui faire des grossièretés, de le tromper, de lui mentir, et en même temps de le révérer intérieurement.

  1. Il y a cent kopeks dans un rouble.
  2. Domestique chargé du buffet.
  3. Prêtre bouddhiste chez les tribus qui occupent le nord de l’Asie.