◄   Chapitre I Chapitre III   ►




II


Entra un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, d’une santé resplendissante, avec des joues, des lèvres et des yeux riants à vous faire envie.

Il était irréprochable dans sa toilette comme dans sa coiffure ; il éblouissait par la fraîcheur du visage, du linge, des gants et de l’habit. Sur le gilet s’étalait une chaînette artistement travaillée, avec une quantité de breloques microscopiques.

Il tira de sa poche un mouchoir de la plus fine batiste. Après y avoir aspiré les parfums de l’Orient, il le passa négligemment sur son visage, sur son chapeau lustré, et en épousseta ses bottes vernies.

— Ah ! Volkoff, bonjour ! dit Élie.

— Bonjour, Oblomoff, dit le monsieur éblouissant, et il s’approcha.

— N’approchez pas, n’approchez pas : vous venez du froid !

— Ô enfant gâté, sybarite ! dit Volkoff. Il chercha où déposer son chapeau et, voyant partout de la poussière, il ne le posa nulle part ; il écarta les deux pans de son habit pour s’asseoir, mais, après un examen attentif du fauteuil, il resta debout.

— Vous n’êtes pas encore levé. Quelle robe de chambre avez-vous donc là ? Il y a longtemps qu’on n’en porte plus de pareilles, dit-il à Oblomoff d’un ton de reproche.

— Ce n’est point une robe de chambre, mais un khalate, fit Élie, en s’enveloppant avec volupté dans les larges pans du khalate.

— Votre santé est bonne ? demanda Volkoff.

— Ma santé ! dit Oblomoff en bâillant : mauvaise ! les congestions me tourmentent. Et vous, comment allez-vous ?

— Moi ! comme cela : bien portant et gai, oh ! très-gai ! ajouta le jeune homme avec conviction.

— D’où venez-vous de si bonne heure ? demanda Oblomoff.

— De chez mon tailleur. Trouvez-vous que cet habit m’aille bien ? dit-il en se tournant devant Élie.

— Très-distingué ! il est du meilleur goût, fit Élie ; seulement, pourquoi est-il si large par derrière ?

— C’est un habit de chasse, pour monter à cheval.

— Ah ! vraiment ! vous montez donc ?

— Mais certainement ! j’ai commandé l’habit tout exprès pour aujourd’hui ; car c’est le premier mai ; nous allons, Goriounoff et moi, à Ekaterinnhoff[1]. À propos, vous ne savez pas ? Goriounoff Micha[2] vient d’avoir de l’avancement, c’est pourquoi nous nous émancipons aujourd’hui, ajouta Volkoff d’un air enchanté.

— Ah ! fit Oblomoff.

— Il a un alezan, continua Volkoff ; ils ont des alezans au régiment ; moi, j’ai un moreau. Et vous, comment serez-vous ? à pied ou en équipage ?

— Moi… je n’y serai pas…

— Le premier mai ! manquer de paraître à Ekaterinnhoff ! Y pensez-vous, monsieur Élie ? dit Volkoff avec étonnement, mais tout le monde y sera !

— Ah ! comment ? tout le monde ! Non, pas tout le monde ! dit paresseusement Oblomoff.

— Venez-y, mon bon petit monsieur Élie ! Mesdemoiselles Sophie et Lydie seront toutes seules dans leur équipage. Il y a une banquette de face ; Vous pouvez très-bien…

— Non, je n’aurai pas assez de place sur une banquette, dit Oblomoff : et qu’est-ce que j’y ferais ?

— Eh bien ! si vous voulez, Micha vous prêtera un cheval.

— Dieu sait ce qu’il n’invente pas ! dit Élie dans un quasi-aparté. Pourquoi diable vous affublez-vous de ces Goriounoff ?

— Ah ! fit Volkoff en rougissant, faut-il le dire ?

— Dites.

— Vous ne le répéterez à personne, parole d’honneur ? continua Volkoff, en s’asseyant près de lui sur le sofa.

— Soit.

— Je… suis amoureux de Lydie, lui dit-il à l’oreille.

— Bravo ! depuis quand ? Il paraît qu’elle est bien gentille.

— Voilà déjà trois semaines, fit Volkoff avec un profond soupir. Et le petit Micha est amoureux de Dacha[3].

— De quelle Dacha ?

— Mais d’où sortez-vous, Oblomoff ? Vous ne connaissez pas Dacha ? Toute la ville en raffole. Et comme elle danse ! Aujourd’hui, nous allons, Micha et moi, au ballet ; il va lui jeter un bouquet. Nous voulons l’introduire chez ces dames : il est timide… C’est un novice… Ah ! il ne faut pas que j’oublie d’aller lui chercher des camélias…

— Encore ! mais laissez donc, venez plutôt dîner ! Nous causerons. Il m’arrive deux malheurs…

— Je ne puis : je dîne chez le prince Tuméneff ; on y verra tous les Goriounoff, et elle, elle !… la petite Lydie, ajouta-t-il à l’oreille. Pourquoi donc négligez-vous le prince ? Quelle maison amusante ! Et sur quel pied elle est tenue ! Et la villa ? inondée de fleurs ! On y a ajouté une galerie… gothique ! On dit qu’en été on y dansera, on fera des tableaux vivants. Vous y viendrez quelquefois ?

— Non, je crois que je n’irai pas.

— Ah ! quelle maison ! Cet hiver, les mercredis, il n’y avait jamais moins de cinquante personnes, et quelquefois il en venait jusqu’à cent…

— Dieu de Dieu ! quel infernal ennui ça devait faire !

— Que dites-vous ? De l’ennui ! Mais plus on est de fous, plus on rit. Lydie y est allée quelquefois, je ne la remarquais jamais, mais tout à coup…

En vain de l’oublier je m’impose la peine,
Et veux que la raison brise ma douce chaîne…

En chantant ces vers, il s’oublia jusqu’à s’asseoir dans le fauteuil, mais il bondit soudain, il se leva et se mit en devoir d’épousseter son habit.

— Que de poussière vous avez là ? dit-il.

— C’est toujours Zakhare ! fit Oblomoff d’une voix dolente.

— Ah bien ! il est temps… dit Volkoff, pour les camélias du bouquet de Micha. Au revoir.

— Venez prendre le thé après le ballet ; vous me raconterez comment tout se sera passé là-bas.

— Je ne puis, j’ai promis aux Moussinnsky : c’est aujourd’hui leur jour. Venez-y aussi. Voulez-vous que je vous présente ?

— Non. Qu’irais-je y faire ?

— Chez les Moussinnsky ? Mais la moitié de la ville y passe, s’il vous plaît. Comment ! qu’irais-je y faire ? c’est une maison où l’on parle de tout…

— C’est justement là l’ennui, qu’on y parle de tout, dit Élie.

— Eh bien ! fréquentez les Mezdroff, interrompit Volkoff : là, on ne parle que d’une seule chose, des arts ; on n’y entend que : école vénitienne, Beethoven et Bach, Léonardo-da-Vinci…

— Toujours un seul et même sujet ; quel ennui ! Des pédants, sans doute ! dit Oblomoff en bâillant.

— Impossible de vous contenter. Eh ! est-ce qu’il manque des maisons ? Maintenant tout le monde a son jour : chez les Savinoff on dîne les jeudis, chez les Maklachine les vendredis, chez Viaznikoff les dimanches, chez le prince Tuméneff les mercredis ; tous mes jours sont pris, conclut Volkoff les yeux rayonnants.

— Et vous ne vous lassez pas d’être ainsi en l’air tous les jours que Dieu fait ?

— Ah bien oui, me lasser ! pourquoi me lasser ? C’est extrêmement gai ! dit-il avec insouciance. Le matin on lit un peu. Il faut être au courant, savoir les nouvelles. Dieu merci ! j’ai un emploi si commode que je n’ai pas besoin de paraître au bureau. Seulement, deux fois par semaine, je reste là un peu et je dîne chez le général[4] ; ensuite on va faire des visites là où on n’a pas paru depuis longtemps ; et puis…, c’est une actrice qui débute, tantôt au théâtre russe, tantôt au théâtre français. Nous allons avoir l’opéra, je m’abonne. Mais maintenant, je suis amoureux… Voici l’été : on a promis un congé à Micha ; nous irons chez eux à la campagne passer un mois pour varier… On y chasse. Ils ont des voisins comme il faut ; ils donnent des bals champêtres. Nous nous promènerons dans les bois, sur l’eau, avec Lydie ; nous cueillerons des fleurs… Ah ! et il pirouetta de joie. Mais il est temps !… Adieu, dit-il, en cherchant en vain à se voir par devant et par derrière dans le miroir couvert de poussière.

— Attendez, fit Oblomoff, qui voulait le retenir ; j’avais l’intention de vous parler d’affaires.

— Pardon, je n’ai pas le temps, se hâta de répondre Volkoff pour la seconde fois. Ah ! voulez-vous manger des huîtres avec moi ? Alors vous me raconterez ça. Venez, c’est Micha qui paie.

— Non, Dieu vous bénisse ! dit Élie.

— Adieu donc.

Il partit, puis revint.

— Avez-vous vu ceci ? demanda-t-il en montrant sa main comme fondue dans le gant.

— Qu’est-ce que c’est ? fit Oblomoff intrigué.

— Eh ! de nouveaux lacets[5] ! Voyez-vous comme cela vous serre admirablement. On n’a pas besoin de s’impatienter deux heures après un bouton ; on n’a qu’à tirer le petit cordon et voilà. C’est tout fraîchement arrivé de Paris. Voulez-vous que je vous en apporte une paire pour essai ?

— Bien, apportez ! dit Oblomoff.

— Et ceci ? n’est-ce pas que c’est très-gentil ? dit-il en cherchant une breloque dans le tas : une carte de visite cornée.

— Je ne puis déchiffrer ce qu’on y a gravé.

— Pr. prince, M. Michel, dit Volkoff ; il n’y avait pas assez de place pour le nom de famille de Tuméneff ; il m’a donné cela en guise d’œufs de Pâques. Eh bien ! adieu, au revoir. J’ai encore à passer dans dix endroits. Mon Dieu ! qu’on s’amuse en ce bas monde !

Et il disparut.

« Dans dix endroits en un jour, le malheureux ! » pensa Élie. « Et on appelle cela la vie ! » Il haussa très-fort les épaules. « Et l’homme ? où est-il ? Pourquoi se fractionner, s’éparpiller ainsi ? Certainement, il n’est pas mauvais de suivre un peu le théâtre et de s’amouracher d’une Lydie… elle est gentille ! Cueillir des fleurs et se promener avec elle à la campagne, bon ; mais aller dans dix endroits en un jour, le malheureux ! » conclut-il, et il s’étendit sur le dos, ravi de n’avoir point de désirs ni de pensées aussi vides, de n’être pas en l’air toute la journée, mais de rester couché là, sans compromettre ni son repos ni sa dignité d’homme.

Un nouveau coup de sonnette interrompit ses réflexions.

Un nouveau visiteur entra.

C’était un monsieur en habit vert foncé, avec le double aigle sur les boutons[6], rasé de frais, orné de favoris bruns encadrant la face avec symétrie. Ses yeux exprimaient la quiétude ; sur sa figure fatiguée et très-usée errait un sourire pensif.

— Bonjour, Soudbinnski, dit gaiement Élie. À la fin, tu viens donc voir ton ancien collègue ! N’approche pas, n’approche pas ! tu viens du froid.

— Bonjour, Élie. Il y a longtemps que je me proposais de te rendre visite ; mais tu sais, nous avons une besogne d’enfer. Tiens, regarde, je charrie tout une malle pour le travail avec le chef, et maintenant même si l’on me demandait, j’ai donné ordre au courrier de galoper ici. On n’a pas un moment à soi.

— Tu vas seulement à ton bureau ? Pourquoi si tard ? demanda Oblomoff ; il fut un temps où dès dix heures tu…

— Il fut un temps, oui ; mais maintenant c’est autre chose ; j’y vais à midi et en voiture. Il appuya sur les derniers mots.

— Ah ! j’y suis, dit Oblomoff, chef de section[7] ! Et depuis quand ?

Soudbinnski baissa la tête, en signe d’affirmation.

— Depuis Pâques, dit-il. Mais que d’affaires ! c’est terrible ! De huit heures du matin jusqu’à midi, je suis cloué à la maison ; de midi à cinq heures au bureau, et le soir je travaille encore. Je suis devenu un sauvage.

— Hum ! chef de section, voyez-vous cela ! dit Oblomoff. Je te félicite, mon cher. Comment le trouvez-vous ? Et dire que nous avons servi[8] ensemble comme surnuméraires, Je pense bien que, l’année prochaine, tu sauteras dans les conseillers d’État[9].

— Comme tu y vas ! Dieu te bénisse ! Il faut encore que cette année j’attrape la couronne[10] ; je pensais qu’on me présenterait pour service distingué, mais maintenant que j’ai eu de l’avancement, je ne puis compter sur rien avant deux ans[11]

— Viens dîner avec moi, nous boirons à ta promotion, dit Élie.

— Non, je dîne aujourd’hui chez le sous-directeur. Il faut que le travail soit prêt pour jeudi ; c’est une besogne d’enfer ! On ne peut se fier aux rapports des gouvernements. On est obligé de vérifier soi-même les listes, M. Thomas est si trembleur ! il veut tout faire par lui-même. Tiens, aujourd’hui, après dîner, nous allons nous atteler ensemble.

— Est-ce possible ? Après-dîner ? demanda Oblomoff d’un air incrédule.

— Ah ! tu crois… Encore heureux si je réussis à m’en débarrasser un peu plus tôt, et si je peux faire une promenade à Ekaterinnhoff… À propos, je suis venu pour te demander si tu vas à la promenade. En ce cas, je reviendrai te prendre…

— Je ne me porte pas bien ; je ne puis, dit Élie en faisant la grimace. D’ailleurs j’ai beaucoup à faire… non, je ne puis !

— C’est dommage, dit Soudbinnski, il fait si beau ! C’est seulement aujourd’hui que j’espère respirer un peu.

— Eh bien ! quoi de nouveau chez vous ? demanda Élie.

— Mais beaucoup de choses : dans les correspondances, on a aboli la formule : « Votre très-humble serviteur », on écrit : « Recevez l’assurance ; » nous avons ordre de ne plus présenter en double les états de service. On a ajouté trois bureaux et deux auditeurs. Notre commission a été dissoute… Beaucoup de nouvelles !

— Eh bien ! et nos anciens camarades, que font-ils ?

— Rien pour le moment ; seulement Svinnkine[12] a perdu un dossier.

— Vraiment ? Et le directeur ? demanda Oblomoff d’une voix tremblante.

Un souvenir se réveilla en lui, et il sentit comme un frisson de terreur.

— Il a retenu sa gratification jusqu’à ce que le dossier se retrouve. C’était un dossier important du contentieux. Le directeur croit, ajouta presque en chuchotant Soudbinnski, qu’il l’a perdu… exprès.

— Impossible ! dit Élie.

— Oui, oui, c’est à tort, affirma Soudbinnski d’un ton magistral et d’un air de protection : Svinnkine est une tête légère. Le diable sait quelles sommes il additionne ; quelquefois il brouille tous les considérants d’un dossier. Je m’épuise avec lui, et cependant, non, on n’a rien remarqué qui… Il ne l’aurait pas fait, non ! non ! Le dossier se sera égaré quelque part ; on le retrouvera plus tard.

— Ah ! c’est ainsi… toujours en pleine besogne ! dit Oblomoff ; tu pioches ?…

— Terriblement, terriblement ! Je sais bien qu’il est fort agréable de servir avec des hommes comme M. Thomas : il ne néglige pas les gratifications. J’en connais qui ne font rien, et pourtant il ne les oublie pas. Quand votre tour arrive d’être présenté pour service distingué, il vous présente. Si votre temps n’est pas venu d’obtenir un grade ou une croix, il vous décroche une gratification pécuniaire.

— Combien touches-tu ?

— Voyons : 1,200 roubles[13] d’appointements, plus 750 pour la table, pour le logement 600, gratifications 900, pour l’équipage 500, et pour suppléments jusqu’à 1,000.

— Fichtre ! le diable t’emporte ! s’écria Oblomoff en sautant à bas du lit. Est-ce que tu aurais une belle voix, par hasard ? Est-ce que tu serais un chanteur italien ?

— Ce n’est rien que cela ! Vois Péréssvétoff, il touche des suppléments, et cependant il abat moins de besogne que moi : il ne comprend rien de rien. Il est vrai qu’il n’a pas la réputation… On fait beaucoup de cas de moi, ajouta-t-il modestement, en baissant les yeux : l’autre jour, le ministre a dit que j’étais l’ornement du ministère.

— Quel gaillard ! dit Oblomoff. Mais voilà : piocher de huit heures à midi, de midi à cinq heures, puis encore à la maison, euh ! euh !

Il secoua la tête.

— Et qu’est-ce que je ferais, si je n’avais pas mon service ? demanda Soudbinnski.

— Mais tu ne manquerais pas d’occupation ! tu lirais, tu écrirais… dit Élie.

— Je ne fais que cela : lire, écrire !

— Ce n’est pas ça ; tu pourrais imprimer…

— Il n’est pas donné à tout le monde d’être un écrivain. Te voilà, toi, tu n’écris pas, riposta Soudbinnski.

— C’est que j’ai une propriété sur les bras, dit Oblomoff en soupirant ; je combine un nouveau plan, j’introduis diverses améliorations. Je me donne un mal, un mal… Tandis que toi, tu t’occupes des affaires d’autrui, non des tiennes.

— Qu’y faire ! Il faut bien travailler, quand on gagne de l’argent. En été je me reposerai : M. Thomas m’a promis de trouver un prétexte afin de m’envoyer pour affaire de service… je toucherai alors cinq chevaux de guides, plus trois roubles par jour, et ensuite une gratification…

— Hé ! comme ils taillent ! dit jalousement Oblomoff, puis il soupira et se mit à rêver.

— On a besoin d’argent : je me marie en automne, ajouta Soudbinnski.

— Que dis-tu ? vraiment ? fit Élie avec intérêt.

— Sans rire ; avec la Mourachine. Tu le rappelles, ils étaient mes voisins de campagne. Tu l’as vue, si je ne me trompe, quand tu as pris le thé chez moi.

— Non, je ne me rappelle pas. Est-elle jolie ? demanda Élie.

— Oui, gentille. Veux-tu venir dîner chez eux…

Oblomoff parut gêné.

— Je… veux bien, seulement…

— La semaine prochaine, dit Soudbinnski.

— Oui, oui, la semaine prochaine, répéta vivement Oblomoff, mon habit n’est pas encore prêt. Et… c’est un bon parti ?

— Oui, le père est conseiller d’État actuel : il donne dix mille. Il est logé aux frais du gouvernement : il nous réserve la moitié du logement : douze pièces ; le gouvernement nous fournit l’ameublement, le chauffage, l’éclairage. On peut vivre…

— Je crois bien qu’on le peut. Pardi ! Comment trouvez-vous Soudbinnski ! ajouta Oblomoff avec une pointe d’envie.

— Je t’invite à la noce, mon cher ami ; tu seras mon garçon d’honneur : n’y manque pas…

— Certes non, je n’y manquerai pas ! dit Élie. Eh ! mais, que font Kouznetsoff, Vassilieff, Makhoff ?

— Kouznetsoff est marié depuis longtemps, Makhoff m’a remplacé, et Vassilieff a permuté pour aller en Pologne. M. Jean vient d’avoir la croix de Vladimir, Olechkine est… excellence.

— C’est un bon enfant ! dit Oblomoff.

— Oui, bon, très-bon ; il le méritait.

— Très-bon, d’un caractère doux, égal, dit Élie.

— Et si obligeant ! ajouta Soudbinnski. Ce n’est pas lui, vois-tu, qui cherche à complaire au chef, à jouer des tours aux camarades, à leur passer la jambe pour arriver avant eux… il fait tout ce qu’il peut pour les autres.

— Brave homme ! avait-on le malheur autrefois d’embrouiller un office, de commettre une erreur, d’émettre une opinion fausse, ou de citer une loi mal à propos, ce n’était rien ; il chargeait un collègue de réparer la bévue, et voilà tout. Brave homme ! conclut Oblomoff.

— En revanche, notre monsieur Simon est incorrigible, dit Soudbinnski : il n’est bon qu’à jeter de la poudre aux yeux. Tout récemment qu’a-t-il fait ? Un projet nous arrive du gouvernement sur l’établissement de niches de chien auprès des édifices qui relèvent de notre administration, à l’effet de préserver du pillage les biens de la Couronne. Notre architecte, homme de pratique, de science et de probité, fait un devis très-modéré ; tout à coup le devis paraît exorbitant à M. Simon, et le voilà qui va aux informations pour savoir ce que coûterait l’établissement d’une niche de chien. Il trouve quelque part qu’on peut la faire à trente kopeks[14] moins cher, vite un rapport…

La sonnette retentit.

— Adieu, dit l’employé ; je me suis oublié à bavarder ; on pourrait avoir besoin de quelque chose là-bas.

— Reste encore. J’ai justement un conseil à te demander. Il m’arrive deux malheurs…

— Non, non, je repasserai un de ces jours.

Et il sortit.

« Est-il enfoncé, ce cher ami, enfoncé jusqu’aux oreilles ! » pensait Oblomoff en le reconduisant des yeux. « Il est aveugle, sourd et muet pour le reste du monde. Et pourtant il arrivera, avec le temps ; il fera marcher les affaires et il avancera en grade… chez nous cela s’appelle aussi faire sa carrière. Et combien il faut peu de l’homme pour cela, de son intelligence, de sa volonté, de ses sentiments ! À quoi bon ? C’est du luxe. C’est ainsi qu’il passe sa vie, et la plus noble partie de lui-même n’aura pas vécu… Et cependant il travaille à son bureau de midi à cinq heures, et chez lui de huit heures à midi, le malheureux ! »

Il éprouvait une douce joie de ce qu’il pouvait, de neuf heures à trois et de trois à huit, rester chez lui sur un canapé, et il était fier de n’avoir pas à aller, dans un bureau, rédiger des offices, des papiers et d’avoir de la marge pour ses sentiments, pour son imagination…

Élie, en train de philosopher, ne s’aperçut pas qu’auprès de son lit se tenait un monsieur noiraud, très-maigre, dont le visage était tout à fait couvert par ses favoris, ses moustaches et sa royale, Le costume du nouveau venu dénotait une négligence préméditée.

— Bonjour, monsieur Oblomoff.

— Bonjour, Pennkine ; n’approchez pas, n’approchez pas ! vous venez du froid, dit Élie.

— Ah ! quel original vous faites ! répondit celui-ci ; toujours le même incorrigible et insouciant paresseux !

— Oui, insouciant ! répliqua Oblomoff : je vais vous montrer tout à l’heure une lettre du staroste. Cassez-vous donc la tête pour qu’on vous traite d’insouciant ! D’où venez-vous ?

— De la librairie : j’ai été m’informer si les journaux ont paru. Avez-vous lu mon article ?

— Non.

— Je vous l’enverrai, lisez-le.

— De quoi traite-t-il ? demanda Oblomoff à travers un fort bâillement.

— Du commerce, de l’émancipation de la femme, des beaux jours d’avril tels que le destin nous les a octroyés, de la composition nouvellement inventée contre l’incendie. Comment se fait-il que vous ne lisiez pas ? N’est-ce pas là notre vie de tous les jours ? Et surtout je combats en littérature pour la cause du réalisme.

— Avez-vous beaucoup de besogne ? demanda Élie.

— Oui, assez. Deux articles par semaine dans le journal, ensuite des critiques littéraires ; puis je viens d’écrire une nouvelle…

— Sur quel sujet ?

— Comme quoi dans une ville le maire casse les dents des bourgeois à coups de poing.

— Oui, en effet, c’est du réalisme, dit Oblomoff.

— N’est-ce pas ? répéta le littérateur enchanté. Voici l’idée que je développe, et je sais qu’elle est neuve et hardie. Un voyageur qui avait été témoin de ces coups s’en plaignit dans une entrevue avec le gouverneur. Celui-ci donna ordre à un employé qui se rendait en cet endroit pour une enquête, de s’en assurer au passage, et, en général, de prendre des renseignements sur la personne et la conduite du maire. L’employé rassembla les bourgeois, sous prétexte de les questionner sur le commerce, et s’enquit du fait. Que font les bourgeois ? Ils saluent, se mettent à rire et à chanter les louanges du maire. L’employé prend ailleurs des informations ; on lui dit que les bourgeois sont de fieffés coquins, qui débitent des marchandises frelatées, vendent à faux poids et à fausse mesure même au gouvernement, en un mot, de franches canailles ; de sorte que ces coups sont un châtiment mérité.

— De sorte que les coups du maire apparaissent dans la nouvelle comme le fatum des anciens tragiques ? dit Oblomoff.

— Justement, reprit Pennkine. Vous avez beaucoup de tact, monsieur, vous devriez écrire. Mais en attendant, j’ai réussi à démontrer que le maire se faisait justice à lui-même, et que les mœurs du peuple étaient bien corrompues ; que les actes des employés subalternes étaient mal surveillés, et qu’il était urgent de prendre des mesures sévères, mais légales… N’est-ce pas qu’il y a là une idée… assez neuve ?

— Oui, surtout pour moi, dit Oblomoff : je lis si peu.

— En effet, on ne voit pas de livres chez vous ! dit Pennkine. Mais, je vous en supplie, lisez un livre qui va paraître, un poëme magnifique, on peut le dire : L’amour d’un prévaricateur pour une femme déchue. Je ne puis vous révéler le nom de l’auteur : c’est encore un secret.

— Qu’y a-t-il là-dedans ?

— On y a mis à découvert le mécanisme de notre mouvement social, et cela sous des couleurs poétiques. On y touche à tous les ressorts ; on y examine tous les degrés de l’échelle sociale. L’auteur y invite comme à une fête le grand seigneur faible et vicieux, et la tourbe des prévaricateurs qui le grugent. C’est là qu’on voit la peinture des femmes déchues de toutes les classes… les Françaises, les Allemandes, les Finnoises et tout, tout…, avec une vérité renversante et palpitante… j’ai entendu quelques extraits… l’auteur est grand ! On reconnaît en lui tantôt Dante, tantôt Shakespeare…

— Où diable vous emportez-vous ! dit Élie en se soulevant de surprise.

Pennkine se tut, sentant qu’en effet il s’était emporté trop loin.

— Quand vous aurez lu le livre, vous jugerez vous-même, ajouta-t-il avec plus de calme.

— Certainement non, Pennkine, je ne le lirai point.

— Pourquoi ? Cela fait du bruit, on en parle…

— Eh ! qu’on en parle ! Il y a des gens qui n’ont rien d’autre à faire que de parler. C’est là surtout qu’il y a beaucoup d’appelés.

— Mais lisez, ne fût-ce que par curiosité.

— Qu’y lirai-je que je ne connaisse pas ? dit Oblomoff. Pourquoi écrivent-ils ? Uniquement pour s’amuser eux-mêmes…

— Comment ! Eux-mêmes ! Et la réalité donc ? Et quelle réalité ! Quelle ressemblance ! C’est à mourir de rire. De véritables portraits vivants. Dès qu’ils tombent sur quelqu’un, marchand, employé, officier, sergent de ville, ils l’impriment tout vif.

— Mais pourquoi s’escriment-ils ainsi ? Est-ce par récréation ou pour se dire : n’importe sur qui nous tomberons, le portrait sera toujours ressemblant ? Mais de la réalité vivante, il n’y en a nulle part : il n’y a ni intelligence, ni sympathie ; il n’y a rien de ce que vous appelez, vous autres, « humanitaire. » Rien que de l’amour-propre. Ils ne représentent que des voleurs, des femmes perdues, exactement comme s’ils les empoignaient dans la rue et les conduisaient au poste. Dans leurs livres on entend, non pas « des pleurs invisibles, » mais rien que le rire visible et grossier, la méchanceté.

— Que faut-il de plus ? C’est admirable ! vous venez de vous révéler. Cette méchanceté bouillante, cette persécution haineuse du vice, ce rire de mépris contre l’homme pervers… tout est là !

— Non pas tout ! dit Oblomoff, qui s’enflamme soudain. Qu’on représente un voleur, une femme perdue, un sot bouffi d’orgueil, mais qu’en eux on n’oublie pas l’homme ! Où donc est l’humanité ? Vous ne voulez écrire qu’avec la tête ! criait presque Oblomoff. Vous croyez que la pensée n’a rien à faire avec le cœur ? Vous vous trompez, elle ne fructifie que par la charité. Tendez la main à l’homme déchu pour le relever ou pleurez amèrement sur lui s’il succombe, mais ne le raillez point. Aimez-le, revoyez-vous en lui et comportez-vous avec lui comme avec vous-mêmes ; alors je vous lirai et j’inclinerai la tête devant vous… dit-il en s’étendant encore une fois bien à son aise sur le sofa… Ils peignent un voleur, une femme perdue, disait-il, et ils oublient l’homme ou ne savent pas le représenter ! Où donc est l’art ? Quelles sont les couleurs poétiques que vous avez trouvées ? Libre à vous d’étaler la dépravation et la boue ! Seulement, de grâce, ne prétendez pas à la poésie.

— Mais alors, voulez-vous qu’on reproduise la nature, les roses, le rossignol ou une matinée d’hiver, pendant que tout bouillonne, bout et fermente autour de vous ?… C’est la physiologie de la société qu’il nous faut ; nous n’avons que faire maintenant de chansons.

— L’homme, donnez-moi l’homme ! disait Oblomoff ; aimez-le…

— Aimer l’usurier, le tartufe, le voleur ou l’employé imbécile ! comprenez-vous ce que vous me dites là ? Eh ! l’on voit bien que vous ne vous occupez point de littérature, dit Pennkine en s’emportant. Non, il faut les châtier, les rejeter du sein de la vie civilisée, de la société.

— Rejeter de la vie civilisée ! s’écria tout à coup Élie, inspiré, debout devant Pennkine, cela veut dire que vous oubliez que ce vase souillé a renfermé une pure essence, que cet homme perverti était cependant un homme, c’est-à-dire vous-même. Rejeter ! et comment le rejetteriez-vous du cercle de l’humanité, du sein de la nature, de la miséricorde divine ? cria-t-il presque avec des yeux flamboyants.

— Où diable vous emportez-vous ? dit à son tour Pennkine étonné.

Oblomoff s’aperçut que lui aussi était allé trop loin. Il se tut tout à coup, resta debout à peu près une minute, bâilla et se recoucha lentement sur le sofa.

Les deux hommes gardèrent le silence.

— Que lisez-vous donc ? demanda Pennkine.

— Mais… des voyages principalement.

Nouveau silence.

— Ainsi, vous lirez ce poëme ? Quand il paraîtra, je vous l’apporterai… dit Pennkine.

Élie fit avec la tête un signe négatif.

— Eh bien ! dois-je vous envoyer ma nouvelle ?

Oblomoff baissa la tête en signe d’acquiescement.

— Il faut pourtant que je me rende à l’imprimerie, dit Pennkine. Savez-vous pourquoi je suis venu chez vous ? Je voulais vous proposer d’aller à Ekaterinnhoff : j’ai une voiture découverte. J’ai à faire demain un article sur la promenade ; nous mettrons nos observations en commun ; ce qui m’échappera, vous me le ferez remarquer ; ce sera plus gai. Venez…

— Non, je ne me sens pas bien, dit Oblomoff avec une grimace et en ramenant sur lui la couverture : je crains l’humidité ; il ne fait pas encore assez sec. Mais si vous veniez dîner, nous pourrions causer… Il m’arrive deux malheurs…

— Non, toute notre rédaction se réunit aujourd’hui chez Saint-George[15] ; c’est de là que nous partons pour la promenade. Il faut que j’écrive la nuit, et qu’au point du jour ma copie soit à l’imprimerie. Au revoir.

— Au revoir, Pennkine.

« Écrire la nuit, ruminait Oblomoff, et dormir donc… quand ? Et cependant, vas-y voir, il gagne bien ses cinq mille roubles par an ! C’est du pain ! Mais toujours écrire, dépenser son esprit, son âme en futilités ; changer de convictions, trafiquer de son intelligence et de son imagination, violenter sa nature, se monter la tête, bouillonner, brûler, ne jamais connaître le repos, et toujours se remuer sans but… Et toujours écrire, comme une roue, comme une machine ; écrire demain, après-demain ; vienne une fête, vienne l’été, lui, il faut qu’il écrive toujours ! Quand donc s’arrête-t-il et se repose-t-il, le malheureux ? »

Il tourna la tête vers la table vide, où l’encrier était à sec, où l’on ne voyait pas de plume, et il jouissait d’être couché là, sans souci, pareil à l’enfant nouveau-né, de ne point s’éparpiller et de ne rien vendre… Tout à coup, la lettre du staroste et le logement lui revinrent en mémoire : il commença à rêver.

Mais voici qu’on sonne encore.

— Qu’est-ce donc que ce raout aujourd’hui chez moi ? dit Oblomoff, et il regarda qui allait entrer.

C’était un homme d’un âge indéfinissable, d’une physionomie insignifiante et qui était à une époque de la vie difficile à préciser ; ni beau, ni laid ; ni grand, ni petit ; ni blond, ni brun. La nature ne l’avait gratifié d’aucun trait marquant, ni en bien, ni en mal.

Beaucoup de personnes le nommaient Jean-Jean, d’autres Jean-Basile, d’autres Jean-Michel. On lui donnait aussi différents noms de famille : selon les uns il s’appelait Ivanoff, selon d’autres Vassilieff ou Anndréeff ; d’autres croyaient qu’il s’appelait Alexéeff.

L’étranger qui le voyait pour la première fois, et qui entendait prononcer son nom, l’oubliait tout de suite, ainsi que sa figure ; tout ce que pouvait dire cet homme passait inaperçu. La société ne gagnait rien à sa présence, et ne perdait rien à son absence. Il n’avait ni saillies, ni originalité, ni aucune de ces qualités qui sont comme les signes particuliers de l’intelligence.

Peut-être aurait-il su du moins raconter ce qu’il avait vu ou entendu, et intéresser ainsi son auditoire, mais il n’était allé nulle part : né à Pétersbourg, il n’en était jamais sorti ; il n’avait donc vu et entendu que ce que chacun savait.

Pouvait-on se prendre de sympathie pour un être pareil ? Était-il lui-même capable d’amour, de haine, de passion ? Il semblait qu’il dut aimer, haïr et souffrir, car personne n’échappe à cette loi. Mais il savait s’arranger de manière à aimer tout le monde.

Il y a de telles gens chez qui, quoi qu’on fasse, on ne parvient à exciter aucun sentiment d’inimitié, de vengeance, etc. Vous aurez beau les rebuter ; ils vous caresseront toujours. Du reste rendons leur cette justice que leur amour, s’il était divisé en degrés, n’arriverait jamais à la température de la chaleur.

On dit de ces gens là qu’ils aiment tout le monde, et par conséquent qu’ils sont bons ; en réalité ils n’aiment personne et ne sont bons que faute d’être méchants. Si, en présence d’un pareil homme, on fait l’aumône à un mendiant, il jettera aussi son kopek ; mais qu’on insulte le mendiant, qu’on le chasse, ou qu’on se moque de lui, il le poursuivra comme les autres de ses plaisanteries et de ses outrages.

On ne peut le dire riche : il ne l’est point, il est plutôt pauvre ; mais on ne peut non plus le dire absolument pauvre, car après tout il y en a beaucoup de plus pauvres que lui. Il tient on ne sait d’où trois cents roubles de revenu ; de plus, il a une petite place et touche de maigres appointements : il ne souffre pas de la misère et n’emprunte à personne, mais l’idée ne viendra à personne de lui emprunter.

Il n’a point dans son emploi de besogne particulière et bien arrêtée, parce que ni ses collègues ni ses chefs n’ont jamais remarqué qu’il fit bien ou mal, de sorte qu’on n’a pu discerner à quoi en définitive il était propre. Qu’on le charge d’une affaire ou d’une autre, il s’en acquittera de telle façon qu’on ne saura se prononcer ; son chef examinera son travail à plusieurs reprises, le lira, le relira et finira par dire : « Laissez, je reverrai tantôt… oui, c’est à peu près cela, c’est ce qu’il faut. »

Jamais vous ne saisirez sur sa mine trace de souci ni de rêverie, ce qui pourrait prouver que dans le moment il s’entretient avec lui-même ; jamais non plus vous ne le verrez fixer un œil attentif sur quelque objet, pour en prendre, une connaissance exacte. Quelqu’un le rencontre dans la rue et lui demande : « Où allez-vous ? « — Je vais à mon bureau, ou à tel magasin, ou faire une visite. »

Si l’interlocuteur lui dit :

« Venez plutôt avec moi à la poste, ou chez mon tailleur, ou nous promener », il l’accompagnera, passera chez le tailleur et à la poste, et ira se promener tout à fait à l’opposé du chemin qu’il suivait.

Excepté sa mère, c’est à peine si quelqu’un s’est aperçu de sa venue en ce monde ; très-peu de gens remarquent sa présence ici-bas, mais personne certainement ne remarquera son départ pour un autre monde ; personne ne le regrettera, ne le plaindra ; personne même ne se réjouira de sa mort. Il n’a ni amis ni ennemis, mais des connaissances en foule.

Seulement il pourra se faire que son enterrement attire l’attention du passant, qui pour la première fois saluera ce personnage indéfinissable d’une marque d’honneur, d’une inclination profonde ; peut-être même un curieux devancera-t-il le convoi pour apprendre le nom du défunt et l’oublier sur-le-champ.

Tout cet Alexéeff, Vassilieff, Anndréeff, ou comme vous voudrez l’appeler, est, pour ainsi dire, une vague esquisse de la masse des hommes ; c’est comme un écho sourd, un reflet terne de l’humanité.

Zakhare lui-même, qui dans ses conversations intimes, sous la porte cochère, ou chez l’épicier du coin, dépeignait si nettement le caractère de tous les familiers de la maison, était toujours embarrassé quand arrivait le tour de ce… appelons-le, si vous voulez, Alexéeff. Il réfléchissait longtemps, cherchait longtemps à saisir quelque angle où s’accrocher, dans l’extérieur, dans les manières ou dans le caractère du personnage ; de guerre lasse, il le laissait là et s’exprimait ainsi, en projetant ses bras avec mépris : « Et quant à celui-là, il n’a ni chair, ni air, ni conséquence. »

Oblomoff l’accueillit en disant : — Ah ! c’est vous, Alexéeff ? Bonjour. D’où venez-vous ? N’approchez pas, n’approchez pas ; je ne vous donne pas la main : vous venez du froid !

— Que dites-vous ? quel froid ? Je ne pensais pas vous faire visite aujourd’hui, répondit Alexéeff ; mais j’ai rencontré Oftschinine et il m’a emmené chez lui. Je viens vous chercher, monsieur.

— Pour aller où ?

— Mais chez Oftschinine donc. Vous y trouverez M. Alianoff, M. Pkhaylo, M. Kolimiaguine.

— Pourquoi sont-ils tous là, et que me veulent-ils ?

— Oftschinine vous invite à dîner.

— Hum ! à dîner… répéta Oblomoff sans changer d’intonation.

— Et ensuite on va à Ekaterinnhoff : on m’a chargé de vous dire de louer une calèche…

— Que va-t-on faire là-bas ?

— Comment donc ! Il y a promenade aujourd’hui. Est-ce que vous ne le savez pas ? c’est aujourd’hui le premier mai.

— Restez : nous y penserons… dit Oblomoff.

— Levez-vous : il est temps de vous habiller.

— Attendons un peu : il est encore de bonne heure.

— Comment ! de bonne heure ! On compte sur vous pour midi ; nous dînerons plus tôt, vers les deux heures, et ensuite… à la promenade ! Allons, partons. Faut-il appeler pour qu’on vous habille ?

— Ah bien oui ! m’habiller ! Je ne suis pas encore lavé.

— Alors lavez-vous.

Alexéeff se mit à marcher de long en large, ensuite il s’arrêta devant un tableau qu’il avait vu mille fois, jeta en passant un coup d’œil par la croisée, prit un objet sur l’étagère, le tourna entre ses mains, le regarda en tous sens et le replaça, puis se remit à marcher en sifflotant — tout cela pour ne pas empêcher Oblomoff de se lever et de se laver. Ainsi se passèrent dix minutes.

— Eh bien ? demanda tout à coup Alexéeff à Oblomoff.

— Eh bien ?

— Vous êtes toujours couché ?

— Mais est-ce qu’il faut que je me lève ?

— Comment donc ! On attend. Vous consentiez à venir.

— Où cela ? je ne voulais aller nulle part…

— Voyons, monsieur Élie, ne m’avez-vous pas dit, tout à l’heure que nous allions dîner chez Oftschinine, et de là à Ekaterinnhoff…

— J’irais comme cela par cette humidité… et qu’ai-je à y voir de nouveau ? Tenez, il va pleuvoir, le temps est sombre, dit paresseusement Oblomoff.

— Il n’y a pas un nuage au ciel, et vous nous contez qu’il pleut ! Il fait sombre parce que vos croisées n’ont pas été lavées depuis je ne sais combien de temps. Que de crasse sur les vitres ! On n’y voit goutte[16] ; voilà même un store qui tombe presque jusqu’en bas.

— Oui, allez donc en parler à Zakhare, tout de suite il vous proposera des journalières, et vous chassera de la maison jusqu’au soir !

Oblomoff se mit à rêver, et Alexéeff à tambouriner avec les doigts sur la table devant laquelle il était assis, en parcourant d’un œil distrait les murs et le plafond.

— Alors que décidons-nous ? Qu’allons-nous faire ? Vous habillerez-vous ou resterez-vous ainsi ? demanda-t-il après quelques minutes.

— Pour aller où ?

— Mais à Ekaterinnhoff ?

— Vraiment, vous ne rêvez qu’Ekaterinnhoff ! répondit Oblomoff avec impatience. Ne pouvez-vous pas rester ici ? Fait-il froid dans la chambre, ou s’il y sent mauvais, que vous ne cessez de regarder, la porte ?

— Non, je me trouve toujours bien chez vous ; je suis content, dit Alexéeff.

— Eh bien ! si vous n’êtes pas mal ici, pourquoi voulez-vous aller ailleurs ? Restez plutôt chez moi toute la journée, dînez avec moi et le soir vous vous en irez… Eh ! mais… j’avais oublié ; je ne puis sortir ! Taranntieff vient dîner : c’est aujourd’hui samedi.

— Ah ! bien ! s’il en est ainsi… je… bien… comme vous voudrez, fit Alexéeff.

— À propos, je ne vous ai rien dit de mes affaires ? demanda vivement Oblomoff.

— De quelles affaires ? Non, je ne sais pas, dit Alexéeff en le regardant de tous ses yeux.

— Les affaires qui sont cause que je reste si longtemps au lit. Je ne me levais point parce que je cherchais un moyen de sortir d’embarras.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda Alexéeff, en tâchant de se composer un visage effrayé.

— Deux malheurs ! Je ne sais comment faire.

— Quels malheurs ?

— On me chasse de mon appartement ; croyez-vous qu’il me faut déménager. Il y aura du remue-ménage, de la casse… c’est affreux à penser ! Voilà huit ans que j’habite cet appartement. Il me joue un bien mauvais tour, le propriétaire. « Déménagez, dit-il, au plus vite ! »

— Et au plus vite encore ! il vous presse, il y a donc urgence ! C’est insupportable de déménager. Dans un déménagement on a toujours beaucoup de tracas, dit Alexéeff. On égare, on brise… quel ennui ! Et vous avez un si bon logement… Combien payez-vous ici ?

— Où en trouver un pareil ? dit Oblomoff, et surtout quand on est pressé. Il me reste tout au plus huit jours.

— Vraiment ! fit Alexéeff en branlant la tête.

« Comment pourrait-on s’arranger pour ne pas… déménager ? » réfléchissait Oblomoff à part soi.

— Mais avez-vous un bail ? demanda Alexéeff, en examinant la chambre du haut en bas.

— Oui, mais le bail est expiré ; maintenant je suis au mois… Je ne me rappelle seulement pas depuis quelle époque.

Tous deux se mirent à réfléchir.

— À quoi vous décidez-vous ? demanda Alexéeff après quelques moments de silence, à déménager ou à rester ?

— Je ne me décide à rien du tout, dit Oblomoff, je n’ai même pas envie d’y penser. Que Zakhare trouve quelque chose.

— Il y a cependant des gens qui aiment à déménager, dit Alexéeff. Ils mettent leur bonheur à changer d’appartement.

— Ah bien ! que ces gens-la déménagent tant qu’ils voudront, dit Oblomoff. Ce n’est encore rien que le logement ! reprit-il. Il m’arrive bien pis : tenez, regardez ce que le staroste m’écrit. Je vais vous montrer sa lettre… Où donc est-elle ? Zakhare, Zakhare !

— Ah ! souveraine des cieux ! grogna dans son cabinet Zakhare, en sautant à bas du poêle. Quand Dieu me reprendra-t-il !

Il entra et regarda son maître d’un œil trouble.

— As-tu trouvé la lettre ?

— Où voulez-vous que je la trouve ? Est-ce que je sais quelle lettre il vous faut ? Je ne sais pas lire.

— C’est égal, cherche toujours, dit Oblomoff.

— Vous en avez lu une hier au soir, dit Zakhare, et après je ne l’ai plus vue.

— Où est-elle donc ? repartit Oblomoff agacé. Je ne l’ai point avalée. Je me rappelle très-bien que tu l’as prise de mes mains, et que tu l’as placée là-bas quelque part. La voici. Tiens, regarde !

Il secoua la couverture et de ses plis tomba la lettre.

— Vous êtes toujours ainsi après moi !…

— Bien, bien, va-t-en, va-t-en ! crièrent en même temps Oblomoff et Alexéeff. Zakhare s’en alla, et Oblomoff se mit à lire la lettre : elle était écrite sur du gros papier gris, comme avec du kwas[17], et cachetée avec de la cire bai-brun. Les caractères, immenses et pâles, se déroulaient en procession solennelle, sans se toucher, sur une ligne transversale, depuis le coin d’en haut jusqu’au coin d’en bas. Quelquefois la procession était interrompue par une grande tache d’encre blanche.

« Monsieur, » commença Élie, « Votre Honneur, notre père nourricier, monsieur Élie… »

Ici Oblomoff sauta plusieurs compliments et souhaits de bonne santé ; il reprit vers le milieu :

« Je fais savoir à ta grâce seigneuriale que chez toi, dans ta propriété, notre père nourricier, tout va prospérant. Voici cinq semaines qu’il n’a plu. Nous avons probablement irrité le Seigneur Dieu, qu’il ne nous envoie point de pluie. D’une pareille sécheresse les vieux ne peuvent se souvenir : les blés de mars brûlent comme s’ils étaient en flamme. Les blés d’automne, par endroits, le ver les a fait périr ; par endroits, les gelées précoces les ont fait périr : on a labouré une seconde fois pour les blés de mars, mais on ignore s’il viendra quelque chose. Peut-être le Seigneur miséricordieux aura pitié de ta grâce seigneuriale ; car de nous-mêmes, quand même nous devrions crever, nous n’avons nul souci.

« Et la veille de la Saint-Jean encore trois paysans se sont sauvés : Lapteff, et Balotschoff et encore tout seul s’est sauvé Vasska, le fils du maréchal-ferrant. J’ai envoyé les femmes à la recherche des maris : ces femmes ne sont pas revenues ; elles restent, à ce qu’on dit, à Tschiolki, et à Tschiolki s’est rendu mon compère de Verkhliovo : l’intendant l’y a envoyé : on y a apporté, à ce qu’on dit, une charrue d’outre-mer, et l’intendant a envoyé le compère à Tschiolki pour examiner l’icelle charrue.

« J’avais recommandé au compère les paysans déserteurs ; à l’ispravnike[18] j’ai fait un cadeau, et il a dit : « Présente une requête, et alors tout le nécessaire sera fait afin de réintégrer les paysans dans leurs maisons, à domicile, » il n’a rien dit de plus, et je suis tombé à ses pieds et avec larmes l’ai supplié, et il a crié comme un forcené : Va-t-en, va-t-en ! présente une requête, on te dit que ce sera fait ! » Et de requête je n’ai pas présenté.

« Et on ne trouve personne ici à louer : tous sont allés sur la Volga, aux travaux, sur les barques. Et voilà, notre seigneur, notre père nourricier, comme sont devenus stupides les gens d’ici !

« De notre toile, cette année, à la foire, il n’y aura point : j’ai mis le séchoir et la blanchisserie sous clé, et j’ai préposé Sytschouga pour les surveiller jour et nuit : c’est un mougik[19] sobre ; et pour qu’il ne décroche pas quelque chose appartenant au seigneur, je le surveille jour et nuit. Les autres boivent sec et demandent à payer la redevance en argent[20].

« Il y a des arriérés à toucher : cette année nous t’enverrons de la propriété un petit revenu ; il y aura, notre seigneur qui es notre bienfaiteur, quelque chose comme deux mille[21] de moins que l’an qui vient de passer, pourvu que la sécheresse ne nous ruine pas de fond en comble ; et alors nous t’enverrons ce que nous soumettons à ta grâce. »

Après quoi suivaient les protestations de dévoûment et la signature : « Ton staroste, le très-humble esclave Prokopi Vytiagouchkine a signé de sa propre main. » Ne sachant écrire il avait fait une croix. « Et a écrit sur les paroles du dit staroste son beau-frère, Diomka Krivoy. »

— Eh bien ? fit Oblomoff, qu’en dites-vous ? Il m’annonce quelque chose comme deux mille de moins ! Qu’est-ce qu’il me restera ? Combien donc ai-je reçu l’an dernier ? dit-il en regardant Alexéeff. Je ne vous l’ai pas dit alors ?

Alexéeff tourna les yeux vers le plafond et se mit à chercher.

— Il faut demander à Stoltz quand il viendra, continua Oblomoff ; il me semble que c’est sept ou huit mille… on a tort de ne pas prendre note. Le voilà maintenant qui me met à six mille ! Mais je vais mourir de faim ! Comment vivre avec cela ?

— Il n’y a pas de quoi tant s’inquiéter, monsieur Élie, dit Alexéeff. Il ne faut jamais désespérer : quand tout sera moulu, il viendra de la farine.

— Mais vous entendez ce qu’il écrit ? Au lieu de m’envoyer de l’argent, de me tranquilliser n’importe comment, le voilà qui vient, comme pour se moquer de moi, me causer des ennuis. C’est tous les ans le même refrain. Je ne suis plus dans mon assiette ! Quelque chose comme deux mille de moins !

— Oui, c’est un grand déficit, dit Alexéeff. Deux mille ! ce n’est pas drôle ! On dit que M. Alexis n’a reçu aussi cette année que douze mille au lieu de dix-sept.

— Oui, douze, mais pas six, interrompit Oblomoff. Il m’a tout à fait bouleversé, le staroste ! S’il doit vraiment venir une mauvaise année et une sécheresse, à quoi bon se chagriner d’avance ?

— Oui… en effet… commença Alexéeff… il n’aurait pas dû… mais quelle délicatesse attendre d’un mougik ? Cette engeance ne comprend rien.

— Que feriez-vous à ma place ? dit Oblomoff, en regardant Alexéeff d’un air d’interrogation, avec la faible espérance que celui-ci trouverait quelque chose pour le tranquilliser.

— Cela demande réflexion, monsieur ; impossible de décider ainsi tout de suite, dit Alexéeff.

— Ne ferais-je pas bien d’écrire au gouverneur[22] ? dit M. Élie en se parlant à lui-même.

— Comment se nomme votre gouverneur ? demanda Alexéeff.

Élie ne répondit pas et se mit à rêver. Alexéeff se tut et se mit à rêver de son côté.

Oblomoff froissa la lettre, appuya sa tête dans ses mains, posa ses coudes sur ses genoux et resta assis quelque temps dans cette posture, le cerveau envahi par un flot de pensées inquiétantes.

— Si seulement Stoltz pouvait arriver ! dit-il. Il écrit qu’il va bientôt venir, et le diable sait où il rôde ! Il aurait tout arrangé.

Il retomba dans sa tristesse. Tous deux gardèrent longtemps le silence. Enfin Oblomoff revint le premier à lui-même.

— Voilà ce qu’il faut faire ! dit-il résolument — et il faillit presque se lever du lit — et faire le plus tôt possible ; il n’y a pas à lanterner… Primo…

À ce moment retentit un furieux coup de sonnette. Oblomoff et Alexéeff tressaillirent ; Zakhare sauta subitement du poêle.

  1. Le Longchamp de Pétersbourg.
  2. Diminutif de Michel.
  3. Diminutif de Dorothée.
  4. Chef de département d’un ministère, ayant grade civil équivalent à celui de général.
  5. Le mot est en français.
  6. Petite tenue des employés du gouvernement.
  7. Les ministères sont divisés en départements, les départements en sections, les sections en bureaux.
  8. En Russie, le mot servir se dit aussi bien des employés civils que des employés militaires.
  9. Grade équivalant à l’ancien grade de brigadier des armées du roi.
  10. Pour indiquer un degré supérieur, la décoration équivalant à celle de commandeur est ornée d’une couronne.
  11. Quand un employé obtient de l’avancement, son chef n’a pas le droit de le présenter avant deux ans pour des récompenses à cause de « service distingué. »
  12. Svinnkine, cochonnet.
  13. Le rouble vaut environ quatre francs.
  14. Monnaie de cuivre valant à peu près quatre centimes.
  15. Restaurant français à Pétersbourg.
  16. Mot à mot, « goutte divine. »
  17. Boisson de ménage que le peuple compose avec des croûtes de pain ou des fruits acides mis en fermentation.
  18. Commissaire de police du district.
  19. Serf ou paysan.
  20. Tout paysan qui paie sa redevance en argent reçoit un passe-port et circule librement dans l’empire.
  21. Roubles.
  22. Le gouverneur de la province.