Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 133-135).

LETTRE XXXVI.

Lyon, 7 avril, VI.

Monts superbes, écroulement des neiges amoncelées, paix solitaire du vallon dans la forêt, feuilles jaunies qu’emporte le ruisseau silencieux ! que seriez-vous à l’homme, si vous ne lui parliez point des autres hommes ? La nature serait muette, s’ils n’étaient plus. Si je restais seul sur la terre, que me feraient et les sons de la nuit austère, et le silence solennel des grandes vallées, et la lumière du couchant dans un ciel rempli de mélancolie, sur les eaux calmes ? La nature sentie n’est que dans les rapports humains, et l’éloquence des choses n’est rien que l’éloquence de l’homme. La terre féconde, les cieux immenses, les eaux passagères ne sont qu’une expression des rapports que nos cœurs produisent et contiennent.

Convenance entière ; amitié des anciens ! Quand celui qui possédait l’affection sans bornes recevait des tablettes où il voyait les traits de la main d’un ami, lui restait-il des yeux pour examiner alors les beautés d’un site, ou les dimensions d’un glacier ? Mais les relations de la vie humaine sont multipliées ; la perception de ces rapports est incertaine, inquiète, pleine de froideurs et de dégoûts ; l’amitié antique est toujours loin de nos cœurs ou de notre destinée. Les liaisons restent incomplètes entre l’espoir et les précautions, entre les délices que l’on attend et l’amertume qu’on éprouve. L’intimité elle-même est entravée par les ennuis, ou affaiblie par le partage, ou arrêtée par les circonstances. L’homme vieillit, et son cœur rebuté vieillit avant lui. Si tout ce qu’il peut aimer est dans l’homme, tout ce qu’il évite est aussi dans lui. Là où sont tant de convenances sociales, là, et par une nécessité invincible, se trouvent aussi toutes les discordances. Ainsi, celui qui craint plus qu’il n’espère reste un peu éloigné de l’homme. Les choses mortes sont moins puissantes ; mais elles sont plus à nous, elles sont ce que nous les faisons. Elles contiennent moins ce que nous cherchons ; mais nous sommes plus assurés d’y trouver, à notre choix, les choses qu’elles contiennent. Ce sont les biens de la médiocrité, bornés, mais certains. La passion cherche l’homme, quelquefois la raison se trouve réduite à le quitter pour des choses moins bonnes et moins funestes. Ainsi s’est formé un lien puissant de l’homme avec cet ami de l’homme, pris hors de son espèce, et qui lui convient tant, parce qu’il est moins que nous, et qu’il est plus que les choses insensibles. S’il fallait que l’homme prît au hasard un ami, il lui vaudrait mieux le prendre dans l’espèce des chiens que dans celle des hommes. Le dernier de ses semblables lui donnerait moins de consolations et moins de paix que le dernier de ces animaux.

Et quand une famille est dans la solitude, non pas dans celle du désert, mais dans celle de l’isolement ; quand ces êtres faibles, souffrants, qui ont tant de moyens d’être malheureux et si peu d’être satisfaits, qui n’ont que des instants pour jouir et qu’un jour pour vivre ; quand le père et sa femme, quand la mère et ses filles n’ont point de condescendance, n’ont point d’union, qu’ils ne veulent pas aimer les mêmes choses, qu’ils ne savent pas se soumettre aux mêmes misères, et soutenir ensemble, à distances égales, la chaîne des douleurs ; quand, par égoïsme ou par humeur, chacun, refusant ses forces, la laisse traîner pesamment sur le sol inégal, et creuser le long sillon où germent, avec une fécondité sinistre, les ronces qui les déchirent tous : O hommes ! qu’êtes-vous donc pour l’homme ?

Quand une attention, une parole de paix, de bienveillance, de pardon généreux, sont reçues avec dédain, avec humeur, avec une indifférence qui glace... nature universelle ! tu l’as fait ainsi pour que la vertu fût grande, et que le cœur de l’homme devînt meilleur encore et plus résigné sous le poids qui l’écrase.