Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 135-139).

LETTRE XXXVII.

Lyon, 2 mai, VI.

J’ai des moments où je désespérerais de contenir l’inquiétude qui m’agite. Tout m’entraîne alors et m’enlève avec une force immodérée : de cette hauteur, je retombe avec épouvante, et je me perds dans l’abîme qu’elle a creusé.

Si j’étais absolument seul, ces moments-là seraient intolérables ; mais j’écris, et il semble que le soin de vous exprimer ce que j’éprouve soit une distraction qui en adoucisse le sentiment. A qui m’ouvrirais-je ainsi ? quel autre supporterait le fatigant bavardage d’une manie sombre, d’une sensibilité si vaine ? C’est mon seul plaisir de vous conter ce que je ne puis dire qu’à vous, ce que je ne voudrais dire à nul autre, ce que d’autres ne voudraient pas entendre. Que m’importe le contenu de mes lettres ? Plus elles sont longues, ou plus j’y mets de temps, plus elles valent pour moi ; et si je ne me trompe, l’épaisseur du paquet ne vous a jamais rebuté. On parlerait ensemble pendant dix heures, pourquoi ne s’écrirait-on pas pendant deux ?

Je ne veux pas vous faire un reproche. Vous êtes moins long, moins diffus que moi. Vos affaires vous fatiguent, vous écrivez avec moins de plaisir même à ceux que vous aimez. Vous me dites ce que vous avez à me dire dans l’intimité ; mais moi solitaire, moi rêveur au moins bizarre, je n’ai rien à dire, et j’en suis d’autant plus long. Tout ce qui me passe par la tête, tout ce que je dirais en jasant, je l’écris si l’occasion se présente : mais tout ce que je pense, tout ce que je sens, je vous l’écris nécessairement ; c’est un besoin pour moi. Quand je cesserai, dites que je ne sens plus rien, que mon âme s’éteint, que je suis devenu tranquille et raisonnable, que je passe enfin mes jours à manger, à dormir, jouer aux cartes. Je serais plus heureux !

Je voudrais avoir un métier ; il animerait mes bras et endormirait ma tête. Un talent ne vaudrait pas cela ; cependant, si je savais peindre, je crois que je serais moins inquiet. J’ai été longtemps dans la stupeur ; je regrette de m’être éveillé. J’étais dans un abattement plus tranquille que l’abattement actuel.

De tous les moments rapides et incertains où j’ai cru dans ma simplicité qu’on était sur la terre pour y vivre, aucun ne m’a laissé de si profonds souvenirs que ces vingt jours d’oubli et d’espérance, où, vers l’équinoxe de mars, près du torrent, devant les rochers, entre la jacinthe heureuse et la simple violette, j’allai m’imaginer qu’il me serait donné d’aimer.

Je touchai ce que je ne devais jamais saisir. Sans goûts, sans espérance, j’aurais pu végéter ennuyé mais tranquille : je pressentais l’énergie humaine, mais dans ma vie ténébreuse je supportais mon sommeil. Quelle force sinistre m’a ouvert le monde pour m’ôter les consolations du néant ?

Entraîné dans une activité expansive ; avide de tout aimer, de tout soutenir, de tout consoler ; toujours combattu entre le besoin de voir changer tant de choses funestes et cette conviction qu’elles ne seront point changées, je reste fatigué des maux de la vie, et plus indigné de la perfide séduction des plaisirs, l’œil toujours arrêté sur l’immense amas des haines, des iniquités, des opprobres et des misères de la terre égarée.

Et moi ! voici ma vingt-septième année : les beaux jours sont passés, je ne les ai pas même vus. Malheureux dans l’âge du bonheur, qu’attendrai-je des autres âges ? J’ai passé dans le vide et les ennuis la saison heureuse de la confiance et de l’espoir. Partout comprimé, souffrant, le cœur vide et navré, j’ai atteint, jeune encore, les regrets de la vieillesse. Dans l’habitude de voir toutes les fleurs de la vie se flétrir sous mes pas stériles, je suis comme ces vieillards que tout a fuis ; mais plus malheureux qu’eux, j’ai tout perdu longtemps avant de finir moi-même. Avec une âme avide, je ne puis reposer dans ce silence de mort.

Souvenir des ans dès longtemps passés, des choses à jamais effacées, des lieux qu’on ne reverra pas, des hommes qui ont changé ! sentiment de la vie perdue !

Quels lieux furent jamais pour moi ce qu’ils sont pour les autres hommes ? quels temps furent tolérables, et sous quel ciel ai-je trouvé le repos du cœur ? J’ai vu le remuement des villes, et le vide des campagnes, et l’austérité des monts ; j’ai vu la grossièreté de l’ignorance et le tourment des arts ; j’ai vu les vertus inutiles, les succès indifférents, et tous les biens perdus dans tous les maux ; l’homme et le sort, toujours inégaux, se trompant sans cesse, et dans la lutte effrénée de toutes les passions, l’odieux vainqueur recevoir pour prix de son triomphe le plus pesant chaînon des maux qu’il a su faire.

Si l’homme était conformé pour le malheur, je le plaindrais bien moins ; et, considérant sa durée passagère, je mépriserais pour lui comme pour moi le tourment d’un jour. Mais tous les biens l’environnent, mais toutes ses facultés lui commandent de jouir, mais tout lui dit : Sois heureux ; et l’homme a dit : Le bonheur sera pour la brute ; l’art, la science, la gloire, la grandeur seront pour moi. Sa mortalité, ses douleurs, ses crimes eux-mêmes ne sont que la plus faible moitié de sa misère. Je déplore ses pertes, le calme, le choix, l’union, la possession tranquille. Je déplore cent années que des millions d’êtres sensibles épuisent dans les sollicitudes et la contrainte, au milieu de ce qui ferait la sécurité, la liberté, la joie ; et vivant d’amertume sur une terre voluptueuse, parce qu’ils ont voulu des biens imaginaires et des biens exclusifs.

Cependant tout cela est peu de chose ; je ne le voyais point il y a un demi-siècle, et dans un demi-siècle je ne le verrai pas.

Je me disais : S’il n’appartient pas à ma destinée de ramener à des mœurs primordiales une contrée circonscrite et isolée ; si je dois m’efforcer d’oublier le monde, et me croire assez heureux d’obtenir pour moi des jours tolérables sur cette terre séduite, je ne demande alors qu’un bien, qu’une ombre dans ce songe dont je ne veux plus m’éveiller. Il reste sur la terre, telle qu’elle est, une illusion qui peut encore m’abuser : elle est la seule ; j’aurais la sagesse d’en être trompé ; le reste n’en vaut pas l’effort. Voilà ce que je me disais alors ; mais le hasard seul pouvait m’en permettre l’inestimable erreur. Le hasard est lent et incertain ; la vie rapide, irrévocable : son printemps passe ; et ce besoin trompé, en achevant de perdre ma vie, doit enfin aliéner mon cœur et altérer ma nature. Quelquefois déjà je sens que je m’aigris, je m’indigne, mes affections se resserrent ; l’impatience rendra ma volonté farouche, et une sorte de mépris me porte à des desseins grands mais austères. Cependant cette amertume ne dure point dans toute sa force : je m’abandonne ensuite, comme si je sentais que les hommes distraits, et les choses incertaines, et ma vie si courte ne méritent pas l’inquiétude d’un jour, et qu’un réveil sévère est inutile quand on doit sitôt s’endormir pour jamais.