Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 149-153).

LETTRE XL.

Lyon, 14 mai, VI.

J’étais près de la Saône, derrière le long mur où nous marchions autrefois ensemble, lorsque nous parlions de Tinian au sortir de l’enfance, que nous aspirions au bonheur, que nous avions l’intention de vivre. Je considérais cette rivière qui coulait de même qu’alors, et ce ciel d’automne, aussi tranquille, aussi beau que dans ces temps-là, dont il ne subsiste plus rien. Une voiture venait ; je me retirai insensiblement, et je continuai à marcher, les yeux occupés des feuilles jaunies que le vent promenait sur l’herbe sèche et dans la poussière du chemin. La voiture s’arrêta ; madame Del... était seule avec sa fille âgée de six ans. Je montai, et j’allai jusqu’à sa campagne, où je ne voulus pas entrer. Vous savez que madame Del... n’a pas vingt-cinq ans, et qu’elle est bien changée : mais elle parle avec la même grâce simple et parfaite ; ses yeux ont une expression plus douloureuse et non moins belle. Nous n’avons rien dit de son mari ; vous vous rappelez qu’il a trente ans de plus qu’elle, et que c’est une sorte de financier fort instruit quand il s’agit de l’or, mais nul dans tout le reste. Femme infortunée ! Voilà une vie perdue ; et le sort semblait la lui promettre si heureuse ! Que lui manquait-il pour mériter le bonheur, et pour faire le bonheur d’un autre ? Quel esprit ! quelle âme ! quelle pureté d’intention ! Tout cela est inutile. Il y a bientôt cinq ans que je ne l’avais vue. Elle renvoyait sa voiture à la ville : je me fis descendre auprès de l’endroit où elle m’avait rencontré ; j’y restai fort tard.

Comme j’allais rentrer, un homme âgé, faible, et qui paraissait abattu par la misère, s’approcha de moi en me regardant beaucoup ; il me nomma, et me demanda quelques secours. Je ne sus pas le reconnaître pour le moment ; mais ensuite je fus accablé en me rappelant que ce ne pouvait être que ce professeur de troisième, si laborieux et si bon. Je me suis informé ce matin ; mais je ne sais si je pourrai découvrir le triste grenier où, sans doute, il passe ses derniers jours. L’infortuné aura cru que je ne voulais pas le reconnaître. Si je le trouve, il faut qu’il ait une chambre et quelques livres qui lui rendent ses habitudes : il me semble qu’il y voit encore bien. Je ne sais ce que je dois lui promettre de votre part ; marquez-le-moi : il ne s’agit pas d’un moment, mais du reste de sa vie. Je ne ferai rien sans savoir vos intentions.

J’avais passé plus d’une heure, je crois, à hésiter de quel côté j’irais pour marcher un peu. Quoique cet endroit fût plus loin de ma demeure, j’y fus entraîné ; apparemment c’était par le besoin d’une tristesse qui pût convenir à celle dont j’étais déjà rempli.

J’aurais volontiers affirmé que je ne la reverrais jamais. C’était une chose bien résolue, et cependant... Son idée, quoique affaiblie par le découragement, par le temps, par l’affaiblissement même de ma confiance en un genre d’affections trop trompées ou trop inutiles, son idée se trouvait liée aux sentiments de mon existence et de ma durée au milieu des choses. Je la voyais en moi, mais comme le souvenir ineffaçable d’un songe passé, comme ces idées de bonheur dont on garde l’empreinte, et qui ne sont plus de mon âge.

Car je suis un homme fait. Les dégoûts m’ont mûri : grâce à ma destinée, je n’ai d’autre maître que ce peu de raison qu’on reçoit d’en haut sans savoir pourquoi. Je ne suis point sous le joug des passions ; les désirs ne m’égarent pas ; la volupté ne me corrompra pas. J’ai laissé là toutes ces futilités des âmes fortes : je n’aurai point le ridicule de jouir des choses romanesques dont on doit revenir, ou d’être dupe d’un beau sentiment. Je me sens en état de voir avec indifférence un site si heureux, un beau ciel, une action vertueuse, une scène touchante ; et, si j’y mettais assez d’importance, je pourrais, comme l’homme du meilleur ton, bâiller toujours en souriant toujours, m’amuser consumé de chagrins, et mourir d’ennui avec beaucoup de calme et de dignité.

Dans le premier moment, j’ai été surpris de la voir, et maintenant je le suis encore, parce que je ne vois pas à quoi cela peut mener. Mais quelle nécessité y a-t-il que cela mène à quelque chose ? Que d’incidents isolés dans le cours du monde, ou qui n’ont pas de résultats que nous puissions connaître ! Je ne parviens pas à me défaire de cette sorte d’instinct qui cherche une suite et des conséquences à chaque chose, surtout à celles que le hasard amène. Je veux toujours y voir et l’effet d’une intention, et un moyen de la nécessité. Je m’amuse de ce singulier penchant : il nous a fourni plus d’une occasion de rire ensemble ; et, dans ce moment-ci, je ne le trouve point du tout incommode.

Il est certain que, si j’avais su la rencontrer, je n’aurais pas été de ce côté : je crois pourtant que j’aurais eu tort. Un rêveur doit tout voir, et un rêveur n’a malheureusement pas grand’chose à craindre. Faudrait-il d’ailleurs éviter tout ce qui tient à la vie de l’âme, et tout ce qui l’avertit de ses pertes ? le pourrait-on ? Une odeur, un son, un trait de lumière me diront de même qu’il y a autre chose dans la nature humaine que digérer et s’endormir. Un mouvement de joie dans le cœur du malheureux, ou le soupir de celui qui jouit, tout m’avertira de cette mystérieuse combinaison dont l’intelligence entretient et change sans cesse la suite infinie, et dont les corps ne sont que les matériaux qu’une idée éternelle arrange comme les figures d’une chose invisible, qu’elle roule comme des dés, qu’elle calcule comme des nombres.

Revenu sur le bord de la Saône, je me disais : L’œil est incompréhensible ! Non seulement il reçoit pour ainsi dire l’infini, mais il semble le reproduire. Il voit tout un monde ; et ce qu’il rend, ce qu’il peint, ce qu’il exprime est plus vaste encore. Une grâce qui entraîne tout, une éloquence douce et profonde, une expression plus étendue que les choses exprimées, l’harmonie qui fait le lien universel, tout cela est dans l’œil d’une femme. Tout cela, et plus encore, est dans la voix illimitée de celle qui sent. Lorsqu’elle parle, elle tire de l’oubli les affections et les idées ; elle éveille l’âme de sa léthargie, elle l’entraîne et la conduit dans tout le domaine de la vie morale. Lorsqu’elle chante, il semble qu’elle agite les choses, qu’elle les déplace, qu’elle les forme, et qu’elle crée des sentiments nouveaux. La vie naturelle n’est plus la vie ordinaire : tout est romantique, animé, enivrant. Là, assise en repos, ou occupée d’autre chose, elle nous emporte, elle nous précipite avec elle dans le monde immense ; et notre vie s’agrandit de ce mouvement sublime et calme. Combien, alors, paraissent froids ces hommes qui se remuent tant pour de si petites choses ! dans quel néant ils nous retiennent, et qu’il est fatigant de vivre parmi des êtres turbulents et muets !

Mais quand tous les efforts, tous les talents, tous les succès, et tous les dons du hasard ont formé un visage admirable, un corps parfait, une manière finie, une âme grande, un cœur délicat, un esprit étendu, il ne faut qu’un jour pour que l’ennui et le découragement commencent à tout anéantir dans le vide d’un cloître, dans les dégoûts d’un mariage trompeur, dans la nullité d’une vie fastidieuse.

Je veux continuer à la voir. Elle n’attend plus rien, nous serons bien ensemble. Elle ne sera pas surprise que je sois consumé d’ennui, et je n’ai pas à craindre d’ajouter au sien. Notre situation est fixe, et tellement, que je ne changerai pas la mienne en allant chez elle dès qu’elle aura quitté la campagne.

Je me figure déjà avec quelle grâce riante et fatiguée elle reçoit une société qui l’excède, et avec quelle impatience elle attend le lendemain des jours de plaisir.

Je vois tous les jours à peu près les mêmes ennuis. Les concerts, les soirées, tous ces passe-temps sont le travail des prétendus heureux ; il leur est à charge, comme celui de la vigne l’est à l’homme de journée, et davantage : il ne porte pas avec lui sa consolation, il ne produit rien.