Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 153-170).

LETTRE XLI.

Lyon, 18 mai, VI.

On dirait que le sort s’attache à ramener l’homme sous la chaîne qu’il a voulu secouer malgré le sort. Que m’a-t-il servi de tout quitter pour chercher une vie plus libre ? Si j’ai vu des choses selon ma nature, ce ne fut qu’en passant, sans en jouir, et comme pour redoubler en moi l’impatience de les posséder.

Je ne suis point l’esclave des passions, je suis plus malheureux : leur vanité ne me trompera point ; mais enfin ne faut-il pas que la vie soit remplie par quelque chose ? Quand l’existence est vide, peut-elle satisfaire ? Si la vie du cœur n’est qu’un néant, agité, ne vaut-il pas mieux la laisser pour un néant plus tranquille ? Il me semble que l’intelligence cherche un résultat ; je voudrais que l’on me dît quel est celui de ma vie. Je veux quelque chose qui voile et entraîne mes heures : je ne saurais toujours les sentir rouler si pesamment sur moi, seules et lentes, sans désirs, sans illusions, sans but. Si je ne puis connaître de la vie que ses misères, est-ce un bien de l’avoir reçue : est-ce une sagesse de la conserver ?

Vous ne pensez pas que, trop faible contre les maux de l’humanité, je n’ose même en soutenir la crainte : vous me connaissez mieux. Ce n’est point dans le malheur que je songerais à rejeter la vie. La résistance éveille l’âme et lui donne une attitude plus fière ; l’on se retrouve enfin quand il faut lutter contre de grandes douleurs ; on peut se plaire dans son énergie, on a du moins quelque chose à faire. Mais ce sont les embarras, les ennuis, les contraintes, l’insipidité de la vie, qui me fatiguent et me rebutent. L’homme passionné peut se résoudre à souffrir, puisqu’il prétend jouir un jour ; mais quelle considération peut soutenir l’homme qui n’attend rien ? Je suis las de mener une vie si vaine. Il est vrai que je pourrais prendre patience encore ; mais ma vie passe sans que je fasse rien d’utile, et sans que je jouisse, sans espoir, comme sans paix. Pensez-vous qu’avec une âme indomptable tout cela puisse durer de longues années ?

Je croirais qu’il y a aussi une raison des choses physiques, et que la nécessité elle-même a une marche suivie, une sorte de fin que l’intelligence peut pressentir. Je me demande quelquefois où me conduira cette contrainte qui m’enchaîne à l’ennui, cette apathie d’où je ne puis jamais sortir ; cet ordre de choses nul et insipide dont je ne saurais me débarrasser, où tout manque, diffère, s’éloigne ; où toute probabilité s’évanouit ; où l’effort est détourné ; où tout changement avorte ; où l’attente est toujours trompée, même celle d’un malheur du moins énergique ; où l’on dirait qu’une volonté ennemie s’attache à me retenir dans un état de suspension et d’entraves, à me leurrer par des choses vagues et des espérances évasives, afin de consumer ma durée entière sans qu’elle ait rien atteint, rien produit, rien possédé.

Je revois le triste souvenir des longues années perdues. J’observe comment cet avenir, qui séduit toujours, change et s’amoindrit en s’approchant. Frappé d’un souffle de mort à la lueur funèbre du présent, il se décolore dès l’instant où l’on veut jouir ; et, laissant derrière lui les séductions qui le masquaient et le prestige déjà vieilli, il passe seul, abandonné ; traînant avec pesanteur son sceptre épuisé et hideux, comme s’il insultait à la fatigue que donne le glissement sinistre de sa chaîne éternelle. Lorsque je pressens cet espace désenchanté où vont traîner les restes de ma jeunesse et de ma vie, lorsque ma pensée cherche à suivre d’avance la pente uniforme où tout coule et se perd, que trouvez-vous que je puisse attendre à son terme, et qui pourrait me cacher l’abîme où tout cela va finir ? Ne faudra-t-il pas bien que, las et rebuté, quand je suis assuré de ne pouvoir rien, je cherche au moins du repos ? et quand une force inévitable pèse sur moi sans relâche, comment reposerai-je, si ce n’est en me précipitant moi-même ?

Il faut que toute chose ait une fin selon sa nature. Puisque ma vie relative est retranchée du cours du monde, pourquoi végéter longtemps encore inutile au monde et fatigant à moi-même ? Pour le vain instinct d’exister ! pour respirer et avancer en âge ! pour m’éveiller amèrement quand tout repose, et chercher les ténèbres quand la terre fleurit ; pour n’avoir que le besoin des désirs, et ne connaître que le songe de l’existence ; pour rester déplacé, isolé sur la scène des afflictions humaines, quand nul n’est heureux par moi, quand je n’ai que l’idée du rôle d’un homme ; pour tenir à une vie perdue, lâche esclave, que la vie repousse et qui s’attache à son ombre, avide de l’existence, comme si l’existence réelle lui était laissée, et voulant être misérablement faute d’oser n’être plus !

Que me feront les sophismes d’une philosophie douce et flatteuse, vain déguisement d’un instinct pusillanime, vaine sagesse des patients qui perpétue les maux si bien supportés, et qui légitime notre servitude par une nécessité imaginaire ?

Attendez, me dira-t-on ; le mal moral s’épuise par sa durée même : attendez ; les temps changeront, et vous serez satisfait ; ou s’ils restent semblables, vous serez changé vous-même. En usant du présent tel qu’il est, vous aurez affaibli le sentiment trop impétueux d’un avenir meilleur ; et quand vous aurez toléré la vie, elle deviendra bonne à votre cœur plus tranquille. — Une passion cesse, une perte s’oublie, un malheur se répare : moi je n’ai point de passions, je ne plains ni perte ni malheur, rien qui puisse cesser, qui puisse être oublié, qui puisse être réparé. Une passion nouvelle peut distraire de celle qui vieillit ; mais où trouverai-je un aliment pour mon cœur quand il aura perdu cette soif qui le consume ? Il désire tout, il veut tout, il contient tout. Que mettre à la place de cet infini qu’exige ma pensée ? Les regrets s’oublient, d’autres biens les effacent ; mais quels biens pourront tromper des regrets universels ? Tout ce qui est propre à la nature humaine appartient à mon être ; il a voulu s’en nourrir selon sa nature, il s’est épuisé sur une ombre impalpable : savez-vous quelque bien qui console du regret du monde ? Si mon malheur est dans le néant de ma vie, le temps calmera-t-il des maux que le temps aggrave, et dois-je espérer qu’ils cessent, quand c’est par leur durée même qu’ils sont intolérables ? — Attendez, des temps meilleurs produiront peut-être ce que semble vous interdire votre destinée présente. — Hommes d’un jour, qui projetez en vieillissant, et qui raisonnez pour un avenir reculé quand la mort est sur vos pas, en rêvant des illusions consolantes dans l’instabilité des choses, n’en sentirez-vous jamais le cours rapide ? ne verrez-vous point que votre vie s’endort en se balançant, et que cette vicissitude qui soutient votre cœur trompé ne l’agite que pour l’éteindre dans une secousse dernière et prochaine ? Si la vie de l’homme était perpétuelle, si seulement elle était plus longue, si seulement elle restait semblable jusque près de sa dernière heure, alors l’espérance pourrait me séduire, et j’attendrais peut-être ce qui du moins serait possible. Mais y a-t-il quelque permanence dans la vie ? Le jour futur peut-il avoir les besoins du jour présent, et ce qu’il fallait aujourd’hui sera-t-il bon demain ? Notre cœur change plus rapidement que les saisons annuelles ; leurs vicissitudes souffrent du moins quelque constance, puisqu’elles se répètent dans l’étendue des siècles. Mais nos jours, que rien ne renouvelle, n’ont pas deux heures qui puissent être semblables : leurs saisons, qui ne se réparent pas, ont chacune leurs besoins ; s’il en est une qui ait perdu ce qui lui était propre, elle l’a perdu sans retour, et nul autre âge ne saurait posséder ce que l’âge puissant n’a pas atteint. — C’est le propre de l’insensé de prétendre lutter contre la nécessité. Le sage reçoit les choses telles que la destinée les donne ; il ne s’attache qu’à les considérer sous les rapports qui peuvent les lui rendre heureuses : sans s’inquiéter inutilement dans quelles voies il erre sur ce globe, il sait posséder, à chaque gîte qui marque sa course, et les douceurs de convenances et la sécurité du repos ; et devant sitôt trouver le terme de sa marche, il va sans effort, il s’égare même sans inquiétude. Que lui servirait de vouloir davantage, de résister à la force du monde et de chercher à éviter des chaînes et une ruine inévitable ? Nul individu ne saurait arrêter le cours universel, et rien n’est plus vain que la plainte des maux attachés nécessairement à notre nature. — Si tout est nécessaire, que prétendezvous opposer à mes ennuis ? Pourquoi les blâmer ? puis-je sentir autrement ? Si, au contraire, notre sort particulier est dans nos mains, si l’homme peut choisir et vouloir, il existera pour lui des obstacles qu’il ne saurait vaincre et des misères auxquelles il ne pourra soustraire sa vie ; mais tout l’effort du genre humain ne pourrait faire plus contre lui que de l’anéantir. Celui-là seul peut être soumis à tout ce qui veut absolument vivre ; mais celui qui ne prétend à rien ne peut être soumis à rien. Vous exigez que je me résigne à des maux inévitables ; je le veux bien aussi ; mais quand je consens à tout quitter, il n’y a plus pour moi de maux inévitables.

Les biens nombreux qui restent à l’homme dans le malheur même ne sauraient me retenir. Il y a plus de biens que de maux ; cela est vrai dans le sens absolu, et pourtant ce serait s’abuser étrangement que de compter ainsi. Un seul mal que nous ne pouvons oublier anéantit l’effet de vingt biens dont nous paraissons jouir ; et, malgré les promesses du raisonnement, il est beaucoup de maux que l’on ne saurait cesser de sentir qu’avec des efforts et du temps, si du moins l’on n’est sectaire et un peu fanatique. Le temps, il est vrai, dissipe ces maux, et la résistance du sage les use plus vite encore ; mais l’industrieuse imagination des autres hommes les a tellement multipliés, qu’ils seront toujours remplacés avant leur terme : et comme les biens passent ainsi que les douleurs, y eût-il dans l’homme dix plaisirs pour une seule peine, si l’amertume d’une seule peine corrompt cent plaisirs pendant toute sa durée, la vie sera au moins indifférente et inutile à qui n’a plus d’illusions. Le mal reste, le bien n’est plus : par quel prestige, pour quelle fin porterais-je la vie ? Le dénoûment est connu ; qu’y a-t-il à faire encore ? La perte vraiment irréparable est celle des désirs.

Je sais qu’un penchant naturel attache l’homme à la vie ; mais c’est en quelque sorte un instinct d’habitude, il ne prouve nullement que la vie soit bonne. L’être, par cela qu’il existe, doit tenir à l’existence ; la raison seule peut lui faire voir le néant sans effroi. Il est remarquable que l’homme, dont la raison affecte tant de mépriser l’instinct, s’autorise de ce qu’il a de plus aveugle pour justifier les sophismes de cette même raison.

On objectera que l’impatience habituelle tient à l’impétuosité des passions, et que le vieillard s’attache à la vie à mesure que l’âge le calme et l’éclaire. Je ne veux pas examiner en ce moment si la raison de l’homme qui s’éteint vaut plus que celle de l’homme dans sa force ; si chaque âge n’a pas sa manière de sentir convenable alors, et déplacée dans d’autres temps ; si enfin nos institutions stériles, si nos vertus de vieillards, ouvrage de la caducité, du moins dans leur principe, prouvent solidement en faveur de l’âge refroidi. Je répondrais seulement : Toute chose mélangée est regrettée au moment de sa perte ; une perte sans retour n’est jamais vue froidement après une longue possession : notre imagination, que nous voyons toujours dans la vie abandonner un bien dès qu’il est acquis, pour fixer nos efforts sur celui qui nous reste à acquérir, ne s’arrête dans ce qui finit que sur le bien qui nous est enlevé, et non sur le mal dont nous sommes délivrés.

Ce n’est pas ainsi que l’on doit estimer la valeur de la vie effective pour la plupart des hommes. Mais chaque jour de cette existence dont ils espèrent sans cesse, demandez-leur si le moment présent les satisfait, les mécontente, ou leur est indifférent ; vos résultats seront sûrs alors. Toute autre estimation n’est qu’un moyen de s’en imposer à soi-même ; et je veux mettre une vérité claire et simple à la place des idées confuses et des sophismes rebattus.

L’on me dira sérieusement : Arrêtez vos désirs ; bornez ces besoins trop avides ; mettez vos affections dans les choses faciles. Pourquoi chercher ce que les circonstances éloignent ? Pourquoi exiger ce dont les hommes se passent si bien ? Pourquoi vouloir des choses utiles ? tant d’autres n’y pensent même pas ! Pourquoi vous plaindre des douleurs publiques ? Voyez-vous qu’elles troublent le sommeil d’un seul heureux ? Que servent ces pensers d’une âme forte, et cet instinct des choses sublimes ? Ne sauriez-vous rêver la perfection sans y prétendre amener la foule qui s’en rit, tout en gémissant ; et vous faut-il, pour jouir de votre vie, une existence grande ou simple, des circonstances énergiques, des lieux choisis, des hommes et des choses selon votre cœur ? Tout est bon à l’homme, pourvu qu’il existe ; et partout où il peut vivre, il peut vivre content. S’il a une bonne réputation, quelques connaissances qui lui veuillent du bien, une maison et de quoi se présenter dans le monde, que lui faut-il davantage ? — Certes, je n’ai rien à répondre à ces conseils qu’un homme mûr me donnerait, et je les crois très-bons, en effet, pour ceux qui les trouvent tels.

Cependant je suis plus calme maintenant, et je commence à me lasser de mon impatience même. Des idées sombres, mais tranquilles, me deviennent plus familières. Je songe volontiers à ceux qui, le matin de leurs jours, ont trouvé leur éternelle nuit ; ce sentiment me repose et me console, c’est l’instinct du soir. Mais pourquoi ce besoin des ténèbres ? pourquoi la lumière m’est-elle pénible ? Ils le sauront un jour ; quand ils auront changé, quand je ne serai plus.

Quand vous ne serez plus !... Méditez-vous un crime ? — Si, fatigué des maux de la vie, et surtout désabusé de ses biens, déjà suspendu sur l’abîme, marqué pour le moment suprême, retenu par l’ami, accusé par le moraliste, condamné par ma patrie, coupable aux yeux de l’homme social, j’avais à répondre à ses efforts, à ses reproches, voici, ce me semble, ce que je pourrais dire :

J’ai tout examiné, tout connu ; si je n’ai pas tout éprouvé, j’ai du moins tout pressenti. Vos douleurs ont flétri mon âme ; elles sont intolérables parce qu’elles sont sans but. Vos plaisirs sont illusoires, fugitifs, un jour suffit pour les connaître et les quitter. J’ai cherché en moi le bonheur, mais sans fanatisme ; j’ai vu qu’il n’était pas fait pour l’homme seul : je le proposai à ceux qui m’environnaient, ils n’avaient pas le loisir d’y songer. J’interrogeai la multitude que flétrit la misère, et les privilégiés que l’ennui opprime ; ils m’ont dit : Nous souffrons aujourd’hui, mais nous jouirons demain. Pour moi, je sais que le jour qui se prépare va marcher sur la trace du jour qui s’écoule. Vivez, vous que peut tromper encore un prestige heureux ; mais moi, fatigué de ce qui peut égarer l’espoir, sans attente et presque sans désir, je ne dois plus vivre. Je juge la vie comme l’homme qui descend dans la tombe ; qu’elle s’ouvre donc pour moi : reculerais-je le terme quand il est déjà atteint ? La nature offre des illusions à croire et à aimer ; elle ne lève le voile qu’au moment marqué pour la mort : elle ne l’a pas levé pour vous, vivez ; elle l’a levé pour moi, ma vie n’est déjà plus.

Il se peut que le vrai bien de l’homme soit son indépendance morale, et que ses misères ne soient que le sentiment de sa propre faiblesse dans des situations multipliées ; que tout devienne songe hors de lui, et que la paix soit dans le cœur inaccessible aux illusions. Mais sur quoi se reposera la pensée désabusée ? Que faire dans la vie quand on est indifférent à tout ce qu’elle renferme ? Quand la passion de toutes choses, quand ce besoin universel des âmes fortes a consumé nos cœurs, le charme abandonne nos désirs détrompés, et l’irremédiable ennui naît de ces cendres refroidies. Funèbre, sinistre, il absorbe tout espoir, il règne sur les ruines, il dévore, il éteint ; d’un effort invincible, il creuse notre tombe, asile qui donnera du moins le repos par l’oubli, le calme dans le néant.

Sans les désirs, que faire de la vie ? Végéter stupidement ; se traîner sur la trace inanimée des soins et des affaires ; ramper énervé dans la bassesse de l’esclave ou la nullité de la foule ; penser sans servir l’ordre universel ; sentir sans vivre ! Ainsi, jouet lamentable d’une destinée que rien n’explique, l’homme abandonnera sa vie aux hasards et des choses et des temps. Ainsi, trompé par l’opposition de ses vœux, de sa raison, de ses lois, de sa nature, il se hâte d’un pas riant et plein d’audace vers la nuit sépulcrale. L’œil ardent, mais inquiet au milieu des fantômes, et le cœur chargé de douleurs, il cherche et s’égare, il végète et s’endort.

Harmonie du monde, rêve sublime ! Fin morale, reconnaissance sociale, lois, devoirs ; mots sacrés parmi les hommes ! je ne puis vous braver qu’aux yeux de la foule trompée.

A la vérité, j’abandonne des amis que je vais affliger, ma patrie dont je n’ai point assez payé les bienfaits, tous les hommes que je devais servir : ce sont des regrets et non pas des remords. Qui, plus que moi, pourra sentir le prix de l’union, l’autorité des devoirs, le bonheur d’être utile ? J’espérais faire quelque bien : ce fut le plus flatteur, le plus insensé de mes rêves. Dans la perpétuelle incertitude d’une existence toujours agitée, précaire, asservie, vous suivez tous, aveugles et dociles, la trace battue de l’ordre établi ; abandonnant ainsi votre vie à vos habitudes, et la perdant sans peine comme vous perdriez un jour. Je pourrais, entraîné de même par cette déviation universelle, laisser quelques bienfaits dans ces voies d’erreur ; mais ce bien, facile à tous, sera fait sans moi par les hommes bons. Il en est ; qu’ils vivent, et qu’utiles à quelque chose, ils se trouvent heureux. Pour moi, dans cet abîme de maux, je ne serai point consolé, je l’avoue, si je ne fais pas plus. Un infortuné près de moi sera peut-être soulagé, cent mille gémiront ; et moi, impuissant au milieu d’eux, je verrai sans cesse attribuer à la nature des choses les fruits amers de l’égarement humain, et se perpétuer, comme l’œuvre inévitable de la nécessité, ces misères où je crois sentir le caprice accidentel d’une perfectibilité qui s’essaye ! Que l’on me condamne sévèrement, si je refuse le sacrifice d’une vie heureuse au bien général ; mais lorsque, devant rester inutile, j’appelle un repos trop longtemps attendu, j’ai des regrets, je le répète, et non pas des remords.

Sous le poids d’un malheur passager, considérant la mobilité des impressions et des événements, sans doute je devrais attendre des jours plus favorables. Mais le mal qui pèse sur mes ans n’est point un mal passager. Ce vide dans lequel ils s’écoulent lentement, qui le remplira ? Qui rendra des désirs à ma vie et une attente à ma volonté ? C’est le bien lui-même que je trouve inutile ; fassent les hommes qu’il n’y ait plus que des maux à déplorer ! Durant l’orage, l’espoir soutient, et l’on s’affermit contre le danger parce qu’il peut finir ; mais si le calme lui-même vous fatigue, qu’espérez-vous alors ? Si demain peut être bon, je veux bien attendre ; mais si ma destinée est telle que demain, ne pouvant être meilleur, puisse être plus malheureux encore, je ne verrai pas ce jour funeste.

Si c’est un devoir réel d’achever la vie qui m’a été donnée, sans doute j’en braverai les misères ; le temps rapide les entraînera bientôt. Quelque opprimés que puissent être nos jours, ils sont tolérables, puisqu’ils sont bornés. La mort et la vie sont en mon pouvoir ; je ne tiens pas à l’une, je ne désire point l’autre : que la raison décide si j’ai le droit de choisir entre elles.

C’est un crime, me dit-on, de déserter la vie. — Mais ces mêmes sophistes qui me défendent la mort m’exposent ou m’envoient à elle. Leurs innovations la multiplient autour de moi, leurs préceptes m’y conduisent, ou leurs lois me la donnent. C’est une gloire de renoncer à la vie quand elle est bonne, c’est une justice de tuer celui qui veut vivre ; et cette mort que l’on doit chercher quand on la redoute, ce serait un crime de s’y livrer quand on la désire ! Sous cent prétextes, ou spécieux, ou ridicules, vous vous jouez de mon existence ; moi seul je n’aurais plus de droits sur moi-même ! Quand j’aime la vie, je dois la mépriser ; quand je suis heureux, vous m’envoyez mourir : et si je veux la mort, c’est alors que vous me la défendez ; vous m’imposez la vie quand je l’abhorre[1] !

Si je ne puis m’ôter la vie, je ne puis non plus m’exposer à une mort probable. Est-ce là cette prudence que vous demandez de vos sujets ? Sur le champ de bataille, ils devraient calculer les probabilités avant de marcher à l’ennemi, et vos héros sont tous des criminels. L’ordre que vous leur donnez ne les justifie point ; vous n’avez pas le droit de les envoyer à la mort, s’ils n’ont pas eu le droit de consentir à y être envoyés. Une même démence autorise vos fureurs et dicte vos préceptes, et tant d’inconséquence pourrait justifier tant d’injustice !

Si je n’ai point sur moi-même ce droit de mort, qui l’a donné à la société ? ai-je cédé ce que je n’avais point ? Quel principe social avez-vous inventé, qui m’explique comment un corps acquiert un pouvoir interne et réciproque que ses membres n’avaient pas, et comment j’ai donné pour m’opprimer un droit que je n’avais pas même pour échapper à l’oppression ? Dira-t-on que, si l’homme isolé jouit de ce droit naturel, il l’aliène en devenant membre de la société ? Mais ce droit est inaliénable par sa nature, et nul ne saurait faire une convention qui lui ôte tout pouvoir de la rompre quand on la fera servir à son préjudice. On a prouvé, avant moi, que l’homme n’a pas le droit de renoncer à sa liberté, ou, en d’autres termes, de cesser d’être homme : comment perdrait-il le droit le plus essentiel, le plus sûr, le plus irrésistible de cette même liberté, le seul qui garantisse son indépendance, et qui lui reste toujours contre le malheur ? Jusques à quand de palpables absurdités asserviront-elles les hommes ?

Si ce pouvait être un crime d’abandonner la vie, c’est vous que j’accuserais, vous dont les innovations funestes m’ont conduit à vouloir la mort, que sans vous j’eusse éloignée ; cette mort, perte universelle que rien ne répare, triste et dernier refuge que même vous osez m’interdire, comme s’il vous restait quelque prise sur ma dernière heure, et que là aussi les formes de votre législation pussent limiter des droits placés hors du monde qu’elle gouverne. Opprimez ma vie, la loi est souvent aussi le droit le plus fort ; mais la mort est la borne que je veux poser à votre pouvoir. Ailleurs vous commanderez, ici il faut prouver.

Dites-moi clairement, sans vos détours habituels, sans cette vaine éloquence des mots qui ne me trompera pas, sans ces grands noms mal entendus de force, de vertu, d’ordre éternel, de destination morale ; dites-moi simplement si les lois de la société sont faites pour le monde actuel et visible, ou pour une vie future, éloignée de nous ? Si elles sont faites pour le monde positif, dites-moi comment des lois relatives à un ordre de choses peuvent m’obliger quand cet ordre n’est plus ; comment ce qui règle la vie peut s’étendre au delà ; comment ce mode selon lequel nous avons déterminé nos rapports peut subsister quand ces rapports ont fini ; et comment j’ai pu jamais consentir que nos conventions me retinssent quand je n’en voudrais plus ? Quel est le fondement, je veux dire le prétexte, de vos lois ? N’ont-elles pas promis le bonheur de tous ? Quand je veux la mort, apparemment je ne me sens pas heureux. Le pacte qui m’opprime doit-il être irrévocable ? Un engagement onéreux dans les choses particulières de la vie peut trouver au moins des compensations, et on peut sacrifier un avantage quand il nous reste la faculté d’en posséder d’autres ; mais l’abnégation totale peut-elle entrer dans l’idée d’un homme qui conserve quelque notion de droit et de vérité ? Toute société est fondée sur une réunion de facultés, un échange de services ; mais quand je nuis à la société, ne refuse-t-elle pas de me protéger ? Si donc elle ne fait rien pour moi, ou si elle fait beaucoup contre moi, j’ai aussi le droit de refuser de la servir. Notre pacte ne lui convient plus, elle le rompt ; il ne me convient plus, je le romps aussi : je ne me révolte pas, je sors.

C’est un dernier effort de votre tyrannie jalouse. Trop de victimes vous échapperaient ; trop de preuves de la misère publique s’élèveraient contre le vain bruit de vos promesses, et découvriraient vos codes astucieux dans leur nudité aride et leur corruption financière. J’étais simple de vous parler de justice ! j’ai vu le sourire de la pitié dans votre regard paternel. Il me dit que c’est la force et l’intérêt qui mènent les hommes. Vous l’avez voulu ; eh bien ! comment votre loi sera-t-elle maintenue ? Qui punira-t-elle de son infraction ? Atteindra-t-elle celui qui n’est plus ? Vengera-t-elle sur les siens un effort méprisé ? Quelle démence inutile ! Multipliez nos misères, il le faut pour les grandes choses que vous projetez, il le faut pour le genre de gloire que vous cherchez ; asservissez, tourmentez, mais du moins ayez un but ; soyez iniques et froidement atroces, mais du moins ne le soyez pas en vain. Quelle dérision, qu’une loi de servitude qui ne sera ni obéie ni vengée !

Où votre force finit, vos impostures commencent ; tant il est nécessaire à votre empire que vous ne cessiez pas de vous jouer des hommes ! C’est la nature, c’est l’intelligence suprême qui veulent que je plie ma tête sous le joug insultant et lourd. Elles veulent que je m’attache à ma chaîne, et que je la traîne docilement, jusqu’à l’instant où il vous plaira de la briser sur ma tête. Quoi que vous fassiez, un Dieu vous livre ma vie, et l’ordre du monde serait interverti si votre esclave échappait.

L’Éternel m’a donné l’existence et m’a chargé de mon rôle, dites-vous, dans l’harmonie de ses œuvres ; je dois le remplir jusqu’à la fin, et je n’ai pas le droit de me soustraire à son empire. — Vous oubliez trop tôt l’âme que vous m’avez donnée. Ce corps terrestre n’est que poussière, ne vous en souvient-il plus ? Mais mon intelligence, souffle impérissable émané de l’intelligence universelle, ne pourra jamais se soustraire à sa loi. Comment quitterais-je l’empire du maître de toutes choses ? Je ne change que de lieu ; les lieux ne sont rien pour celui qui contient et gouverne tout. Il ne m’a pas placé plus exclusivement sur la terre que dans la contrée où il m’a fait naître.

La nature veille à ma conservation ; je dois aussi me conserver pour obéir à ses lois, et puisqu’elle m’a donné la crainte de la mort, elle me défend de la chercher. — C’est une belle phrase ; mais la nature me conserve ou m’immole à son gré : du moins le cours des choses n’a point en cela de loi connue. Lorsque je veux vivre, un gouffre s’entr’ouvre pour m’engloutir, la foudre descend me consumer. Si la nature m’ôte la vie qu’elle m’a fait aimer, je me l’ôte quand je ne l’aime plus ; si elle m’arrache un bien, je rejette un mal ; si elle livre mon existence au cours arbitraire des événements, je la quitte ou la conserve avec choix. Puisqu’elle m’a donné la faculté de vouloir et de choisir, j’en use dans la circonstance où j’ai à décider entre les plus grands intérêts ; et je ne saurais comprendre que faire servir la liberté reçue d’elle à choisir ce qu’elle m’inspire, ce soit l’outrager. Ouvrage de la nature, j’interroge ses lois, j’y trouve ma liberté. Placé dans l’ordre social, je réponds aux préceptes erronés des moralistes, et je rejette des lois que nul législateur n’avait le droit de faire.

Dans tout ce que n’interdit pas une loi supérieure et évidente, mon désir est ma loi, puisqu’il est le signe de l’impulsion naturelle ; il est mon droit par cela seul qu’il est mon désir. La vie n’est pas bonne pour moi si, désabusé de ses biens, je n’ai plus d’elle que ses maux : elle m’est funeste alors ; je la quitte, c’est le droit de l’être qui choisit et qui veut[2].

Si j’ose prononcer où tant d’hommes ont douté, c’est d’après une conviction intime. Si ma décision se trouve conforme à mes besoins, elle n’est dictée du moins par aucune partialité ; si je suis égaré, j’ose affirmer que je ne suis pas coupable, ne concevant pas comment je pourrais l’être.




J’ai voulu savoir ce que je pouvais faire ; je ne dis point ce que je ferai. Je n’ai ni désespoir ni passion ; il suffit à ma sécurité d’être certain que le poids inutile pourra être secoué quand il me pressera trop. Dès longtemps la vie me fatigue, et elle me fatigue tous les jours davantage ; mais je ne suis point exaspéré. Je trouve aussi quelque répugnance à perdre irrévocablement mon être. S’il fallait choisir à l’instant, ou de briser tous les liens, ou d’y rester nécessairement attaché pendant quarante ans encore, je crois que j’hésiterais peu ; mais je me hâte moins, parce que dans quelques mois je le pourrai comme aujourd’hui, et que les Alpes sont le seul lieu qui convienne à la manière dont je voudrais m’éteindre.


  1. Beccaria a dit d’excellentes choses contre la peine de mort ; mais je ne saurais penser comme lui sur celles-ci. Il prétend que le citoyen n’ayant pu aliéner que la partie de sa liberté la plus petite possible, n’a pu consentir à la perte de sa vie ; il ajoute que, n’ayant pas le droit de se tuer lui-méme, il n’a pu céder à la cité le droit de le tuer.
    Je crois qu’il importe de ne dire que des choses justes et incontestables, lorsqu’il s’agit des principes qui servent de base aux lois positives ou à la morale. Il y a du danger à appuyer les meilleures choses par des raisons seulement spécieuses ; lorsqu’un jour l’illusion se trouve évanouie, la vérité même qu’elles paraissaient soutenir en est ébranlée. Les choses vraies ont leur raison réelle ; il n’en faut pas chercher d’arbitraires. Si la législation morale et politique de l’antiquité n’avait été fondée que sur des principes évidents, sa puissance, moins persuasive, il est vrai, dans les premiers temps, et moins propre à faire des enthousiastes, fût restée inébranlable. Si l’on essayait maintenant de construire cet édifice que l’on n’a pas encore élevé, je conviens que peut-être il ne serait utile que quand les années l’auraient cimenté ; mais cette considération n’en détruit point la beauté, et ne dispense pas de l’entreprendre.
    Obermann ne fait que douter, supposer, rêver ; il pense et ne raisonne guère ; il examine, et ne décide pas, n’établit pas. Ce qu’il dit n’est rien, si l’on veut, mais peut mener à quelque chose. Si, dans sa manière indépendante et sans système, il suit pourtant quelque principe, c’est surtout celui de chercher à ne dire que des vérités en faveur de la vérité même, de ne rien admettre que tous les temps ne pussent avouer, de ne pas confondre la bonté de l’intention avec la justesse des preuves, et de ne pas croire qu’il soit indifférent par quelle voie l’on persuade les meilleures choses. L’histoire de tant de sectes religieuses et politiques a prouvé que les moyens expéditifs ne produisent que l’ouvrage d’un jour. Cette manière de voir m’a paru d’une grande importance, et c’est principalement à cause d’elle que je publie ces lettres, si vides sous d’autres rapports, et si vagues.
  2. Je sens combien cette lettre est propre à scandaliser. Je dois avertir que l’on verra dans la suite la manière de penser d’un autre âge sur la même question. J’ai déjà lu le passage que j’indique : peut-être scandalisera-t-il autant que celui-ci ; mais il ne choquera que les mêmes personnes.