Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 80-82).

LETTRE XIV.

Fontainebleau, 7 août, II.

M. W*, que vous connaissez, disait dernièrement : « Quand je prends ma tasse de café, j’arrange bien le monde. » Je me permets aussi ces sortes de songes ; et, lorsque je marche dans les bruyères, entre les genièvres encore humides, je me surprends quelquefois à imaginer les hommes heureux. Je vous l’assure, il me semble qu’ils pourraient l’être. Je ne veux pas faire une autre espèce, ni un autre globe ; je ne veux pas tout réformer : ces sortes d’hypothèses ne mènent à rien, dites-vous, puisqu’elles ne sont applicables à rien de connu. Eh bien, prenons ce qui existe nécessairement ; prenons-le tel qu’il est, en arrangeant seulement ce qu’il y a d’accidentel. Je ne veux pas des espèces chimériques ou nouvelles ; mais voilà mes matériaux, d’après eux je fais mon plan selon ma pensée.

Je voudrais deux points : un climat fixe, des hommes vrais. Si je sais quand la pluie fera déborder les eaux, quand le soleil desséchera mes plantes, quand l’ouragan ébranlera ma demeure, c’est à mon industrie à lutter contre les forces naturelles contraires à mes besoins ; mais, quand j’ignore le moment de chaque chose, quand le mal m’opprime sans que le danger m’ait averti, quand la prudence peut me perdre, et que les intérêts des autres confiés à mes précautions m’interdisent l’insouciance et jusqu’à la sécurité, n’est-ce pas une nécessité que ma vie soit inquiète et malheureuse ? N’en est-ce pas une que l’inaction succède à des travaux forcés, et que, comme l’a si bien dit Voltaire, je consume tous mes jours dans les convulsions de l’inquiétude ou dans la léthargie de l’ennui ?

Si les hommes sont presque tous dissimulés, si la duplicité des uns force au moins les autres à la réserve, n’est-ce pas une nécessité qu’ils joignent au mal inévitable que plusieurs cherchent à faire aux autres en leur propre faveur, une masse beaucoup plus grande de maux inutiles ? N’est-ce pas une nécessité que l’on se nuise réciproquement, malgré soi, que chacun s’observe et se prévienne, que les ennemis soient inventifs, et que les amis soient prudents ? N’est-ce pas une nécessité qu’un homme de bien soit perdu dans l’opinion par un propos indiscret, par un faux jugement ; qu’une inimitié, née d’un soupçon mal fondé, devienne mortelle ; que ceux qui auraient voulu bien faire soient découragés ; que de faux principes s’établissent ; que la ruse soit plus utile que la sagesse, la valeur, la magnanimité ; que des enfants reprochent à un père de famille de n’avoir pas fait ce qu’on appelle une rouerie, et que des États périssent pour ne pas s’être permis un crime ? Dans cette perpétuelle incertitude, je demande ce que devient la morale ; et dans l’incertitude des choses, ce que devient la sûreté : sans sûreté, sans morale, je demande si le bonheur n’est pas un rêve d’enfant.

L’instant de la mort resterait inconnu. Il n’y a pas de mal sans durée ; et pour vingt autres raisons, la mort ne doit pas être mise au nombre des malheurs. Il est bien d’ignorer quand tout doit finir : on commencerait rarement ce que l’on saurait ne pas achever. Je veux donc que chez l’homme, à peu près tel qu’il est, l’ignorance de la durée de la vie ait plus d’utilité que d’inconvénients ; mais l’incertitude des choses de la vie n’est point comme celle de leur terme. Un incident que vous n’avez pu prévoir dérange votre plan, et vous prépare de longues contrariétés : pour la mort, elle anéantit votre plan, elle ne le dérange pas ; vous ne souffrirez point de ce que vous ne saurez pas. Le plan de ceux qui restent en peut être contrarié ; mais c’est avoir assez de certitude que d’avoir celle de ses propres affaires, et je ne veux pas imaginer des choses tout à fait bonnes selon l’homme. Le monde que j’arrange me serait suspect s’il ne contenait plus de mal, et je ne supposerais qu’avec une sorte d’effroi une harmonie parfaite : il me semble que la nature n’en admet pas de telle.

Un climat fixe, et surtout des hommes vrais, inévitablement vrais, cela me suffit. Je suis heureux, si je sais ce qui est. Je laisse au ciel ses orages et ses foudres ; à la terre les boues, les sécheresses ; au sol la stérilité ; à nos corps leur faiblesse, leur dégénération ; aux hommes leurs différences et leurs incompatibilités, leur inconstance, leurs erreurs, leurs vices mêmes, et leur nécessaire égoïsme ; au temps sa lenteur et son irrévocabilité : ma cité est heureuse si les choses sont réglées, si les pensées sont connues. Il ne lui faut plus qu’une bonne législation ; et, si les pensées sont connues, il est impossible qu’elle ne l’ait pas.