Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 79-80).

LETTRE XIII.

Fontainebleau, 31 juillet, II.

Quand un sentiment invincible nous entraîne loin des choses que l’on possède, et nous remplit de volupté, puis de regrets, en nous faisant pressentir des biens que rien ne peut donner, cette sensation profonde et fugitive n’est qu’un témoignage intérieur de la supériorité de nos facultés sur notre destinée. C’est cette raison même qui le rend si court, et le change aussitôt en regret : il est délicieux, puis déchirant. L’abattement suit toute impulsion immodérée. Nous souffrons de n’être pas ce que nous pourrions être ; mais, si nous nous trouvions dans l’ordre de choses qui manque à nos désirs, nous n’aurions plus ni cet excès des désirs ni cette surabondance des facultés, nous ne jouirions plus du plaisir d’être au delà de nos destinées, d’être plus grands que ce qui nous entoure, plus féconds que nous n’avons besoin de l’être. Dans l’occasion de ces voluptés que nos conceptions pressentaient si ardemment, nous resterons froids et souvent rêveurs, indifférents, ennuyés même ; parce qu’on ne peut pas être d’une manière effective plus que soi-même ; parce que nous sentons alors la limite irrésistible de la nature des êtres, et qu’employant nos facultés à des choses positives, nous ne les trouvons plus pour nous transporter au delà, dans la région supposée des choses idéales soumises à l’empire de l’homme réel.

Mais pourquoi ces choses seraient-elles purement idéales ? C’est ce que je ne saurais concevoir. Pourquoi ce qui n’est point semble-t-il plus selon la nature de l’homme que ce qui est ? La vie positive est aussi comme un songe ; c’est elle qui n’a point d’ensemble, point de suite, point de but ; elle a des parties certaines et fixes ; elle en a d’autres qui ne sont que hasard et discordance, qui passent comme des ombres, et dans lesquelles on ne trouve jamais ce qu’on a vu. Ainsi, dans le sommeil, on pense en même temps des choses vraies et suivies, et d’autres bizarres, désunies et chimériques, qui se lient, je ne sais comment, aux premières. Le même mélange compose et les rêves de la nuit et les sentiments du jour. La sagesse antique a dit que le moment du réveil viendrait enfin.