Obermann/X
LETTRE X.
Rien ne se termine : les misérables affaires qui me retiennent ici se prolongent chaque jour, et plus je m’irrite de ces retards, plus le terme devient incertain. Les faiseurs d’affaires pressent les choses avec le sang-froid de gens à qui leur durée est habituelle, et qui d’ailleurs se plaisent dans cette marche lente et embarrassée digne de leur âme astucieuse, et si commodes pour leurs ruses cachées. J’aurais plus de mal à vous en dire s’ils m’en faisaient moins : au reste, vous savez mon opinion sur ce métier, que j’ai toujours regardé comme le plus suspect ou le plus funeste. Un homme de loi me promène de difficultés en difficultés : croyant que je dois être intéressé et sans droiture, il marchande pour sa partie ; il pense, en m’excédant de lenteurs et de formalités, me réduire à donner ce que je ne puis accorder, puisque je ne l’ai pas. Ainsi, après avoir passé six mois à Lyon malgré moi, je suis encore condamné à en passer davantage peut-être ici.
L’année s’écoule : en voilà une encore à retrancher de mon existence. J’ai perdu le printemps presque sans murmure, mais l’été dans Paris ! Je passe une partie du temps dans les dégoûts inséparables de ce qu’on appelle faire ses affaires ; et, quand je voudrais rester en repos le reste du jour, et chercher dans ma demeure une sorte d’asile contre ces longs ennuis, j’y trouve un ennui plus intolérable. J’y suis dans le silence au milieu du bruit, et seul je n’ai rien à faire dans un monde turbulent. Il n’y a point ici de milieu entre l’inquiétude et l’inaction ; il faut s’ennuyer si l’on n’a des affaires et des passions. Je suis dans une chambre ébranlée du retentissement perpétuel de tous les cris, de tous les travaux, de toute l’inquiétude d’un peuple actif. J’ai sous ma fenêtre une sorte de place publique remplie de charlatans, de faiseurs de tours, de marchandes de fruits et de crieurs de tous genres. Vis-à-vis est le mur élevé d’un monument public ; le soleil l’éclaire depuis deux heures jusqu’au soir : cette masse blanche et aride tranche durement sur le ciel bleu, et les plus beaux jours sont pour moi les plus pénibles. Un colporteur infatigable répète les titres de ses journaux : sa voix dure et monotone semble ajouter à l’aridité de cette place brûlée du soleil ; et si j’entends quelque blanchisseuse chanter à sa fenêtre sous les toits, je perds patience et je m’en vais. Voici trois jours qu’un pauvre estropié et ulcéré se place au coin d’une rue tout près de moi, et là il demande d’une voix élevée et lamentable durant douze grandes heures. Imaginez l’effet de cette plainte répétée à intervalles égaux, pendant les beaux jours fixes. Il faut que je reste dehors tout le jour, jusqu’à ce qu’il change dé place. Mais où aller ? je connais ici très-peu de monde ; ce serait un grand hasard que, dans si peu de personnes, il y en eût une seule à qui je convinsse : aussi ne vais-je nulle part. Pour les promenades publiques, il y en a de fort belles à Paris ; mais pas une où je puisse rester une demi-heure sans ennui.
Je ne connais rien qui fatigue tant nos jours que cette perpétuelle lenteur de toutes choses. Elle retient sans cesse dans un état d’attente : elle fait que la vie s’écoule avant que l’on ait atteint le point où l’on prétendait commencer à vivre. De quoi me plaindrai-je pourtant ? combien peu d’hommes ne perdent pas leur vie ! Et ceux qui la passent dans les cachots construits par la bienfaisance des lois ! Mais comment peut-il se résoudre à vivre, celui qui supporte dans un cachot vingt années de sa jeunesse ? il ignore toujours combien il y doit rester encore : si le moment de la délivrance était proche ! J’oubliais ceux qui n’oseraient finir volontairement ; les hommes ne leur ont pas au moins permis de mourir. Et nous osons gémir sur nous-mêmes !