Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 65-66).

LETTRE IX.

Lyon, 22 octobre, I.

Je partis pour Méterville le surlendemain de votre départ de Lyon. J’y ai passé dix-huit jours. Vous savez quelle inquiétude m’environne, et de quels misérables soins je suis embarrassé sans avoir rien de satisfaisant à m’en promettre. Mais, attendant une lettre qui ne pouvait arriver qu’au bout de douze à quinze jours, j’allai passer ce temps à Méterville.

Si je ne sais pas rester indifférent et calme au milieu des ennuis dont je dois m’occuper, et dont l’issue paraît dépendre de moi, je me sens au moins capable de les oublier absolument dès que je n’y puis rien faire. Je sais attendre avec sécurité l’avenir, quelque alarmant qu’il puisse être, dès que le soin de le prévenir ne demandant plus mon attention présente, je puis en suspendre le souvenir et en détourner ma pensée.

En effet, je ne chercherais pas pour les plus beaux jours de ma vie une paix plus profonde que la sécurité de ce court intervalle. Il fut pourtant obtenu entre des sollicitudes dont le terme ne saurait être prévu ; et comment ? Par des moyens si simples, qu’ils feraient rire tant d’hommes à qui ce calme ne sera jamais connu.

Cette terre est peu considérable, et dans une situation plus tranquille que brillante. Vous en connaissez les maîtres, leurs caractères, leurs procédés, leur amitié simple, leurs manières attachantes. J’y arrivai dans un moment favorable. On devait le lendemain commencer à cueillir le raisin d’un grand treillage exposé au midi et qui regarde le bois d’Armand. Il fut décidé à souper que ce raisin, destiné à faire une pièce de vin soigné, serait cueilli par nos mains seules, et avec choix, pour laisser quelques jours à la maturité des grappes les moins avancées. Le lendemain, dès que le brouillard fut un peu dissipé, je mis un van sur une brouette, et j’allai le premier au fond du clos commencer la récolte. Je la fis presque seul, sans chercher un moyen plus prompt ; j’aimais cette lenteur ; je voyais à regret quelque autre y travailler : elle dura, je crois, douze jours. Ma brouette allait et revenait dans des chemins négligés et remplis d’une herbe humide ; je choisissais les moins unis, les plus difficiles, et les jours coulaient ainsi dans l’oubli, au milieu des brouillards, parmi les fruits, au soleil d’automne. Et quand le soir était venu, on versait du thé dans du lait encore chaud ; on riait des hommes qui cherchent des plaisirs ; on se promenait derrière de vieilles charmilles, et l’on se couchait content. J’ai vu les vanités de la vie, et je porte en mon cœur l’ardent principe des plus vastes passions. J’y porte aussi le sentiment des grandes choses sociales, et celui de l’ordre philosophique. J’ai lu Marc Aurèle, il ne m’a point surpris ; je conçois les vertus difficiles, et jusqu’à l’héroïsme des monastères. Tout cela peut animer mon âme, et ne la remplit pas. Cette brouette, que je charge de fruits et pousse doucement, la soutient mieux. Il semble qu’elle voiture paisiblement mes heures, et que ce mouvement utile et lent, cette marche mesurée, conviennent à l’habitude ordinaire de la vie.