Obermann/LXXX
LETTRE LXXX.
Je pense comme vous qu’il faudrait un roman, un véritable roman tel qu’il en est quelques-uns ; mais c’est un grand ouvrage qui m’arrêterait longtemps. A plusieurs égards j’y serais assez peu propre, et il faudrait que le plan m’en vînt comme par inspiration.
Je crois que j’écrirai un voyage. Je veux que ceux qui le liront parcourent avec moi tout le monde soumis à l’homme. Quand nous aurons regardé ensemble, quand nous aurons pris l’habitude d’une manière commune à eux et à moi, nous rentrerons, et nous raisonnerons. Ainsi deux amis d’un certain âge sortent ensemble dans la campagne, examinent, rêvent, ne se parlent pas, et s’indiquent seulement les objets avec leur canne ; mais le soir, auprès de la cheminée, ils jasent sur ce qu’ils ont vu dans leur promenade.
La scène de la vie a de grandes beautés. Il faut se considérer comme étant là seulement pour voir. Il faut s’y intéresser sans illusion, sans passion, mais sans indifférence, comme on s’intéresse aux vicissitudes, aux passions, aux dangers d’un récit imaginaire : celui-là est écrit avec bien de l’éloquence.
Le cours du monde est un drame assez suivi pour être attachant, assez varié pour exciter l’intérêt, assez fixe, assez réglé pour plaire à la raison, pour amuser par des systèmes, assez incertain pour éveiller les désirs, pour alimenter les passions. Si nous étions impassibles dans la vie, l’idée de la mort serait intolérable ; mais les douleurs nous aliènent, les dégoûts nous rebutent, l’impuissance et les sollicitudes font oublier de voir ; et l’on s’en va froidement, comme on quitte les loges quand un voisin exigeant, quand la sueur du front, quand l’air vicié par la foule ont remplacé le désir par la gêne, et la curiosité par l’impatience.
Quelle manière adopterai-je ? Aucune. J’écrirai comme on parle, sans y songer ; s’il faut faire autrement, je n’écrirai point. Il y a cette différence, néanmoins, que la parole ne peut être corrigée, au lieu que l’on peut ôter des choses écrites ce qui choque à la lecture.
Dans les temps moins avancés, les poètes et les sophistes lisaient leurs livres aux assemblées des peuples. Il faut que les choses soient lues selon la manière dont elles ont été faites, et qu’elles soient faites selon qu’elles doivent être lues. L’art de lire est comme celui d’écrire. Les grâces et la vérité de l’expression dans la lecture sont infinies comme les modifications de la pensée ; je conçois à peine qu’un homme qui lit mal puisse avoir une plume heureuse, un esprit juste et vaste. Sentir avec génie, et être incapable d’exprimer, paraît aussi incompatible que d’exprimer avec force ce qu’on ne sent pas.
Quelque parti que l’on prenne sur la question, si tout a été ou n’a pas été dit en morale, on ne saurait conclure qu’il n’y ait plus rien à faire pour cette science, la seule de l’homme. Il ne suffit pas qu’une chose soit dite, il faut qu’elle soit publiée, prouvée, persuadée à tous, universellement reconnue. Il n’y a rien de fait tant que la loi expresse n’est pas soumise aux lois de la morale[1], tant que l’opinion ne voit pas les choses sous leurs véritables rapports.
Il faudra s’élever contre le désordre, tant que le désordre subsistera. Ne voyons-nous pas tous les jours de ces choses qui sont plutôt la faute de l’esprit que la suite des passions, où il y a plus d’erreur que de perversité, et qui sont moins le crime d’un particulier, qu’un effet presque inévitable de l’insouciance ou de l’ineptie publique ?
N’est-il plus besoin de dire aux riches dont la fortune est indépendante : Par quelle fatalité vivez-vous plus pauvres, plus inquiets que ceux qui travaillent à la journée dans vos terres ?
De dire aux enfants qui n’ont pas ouvert les yeux sur la bassesse de leur infidélité : Vous êtes de véritables voleurs, et des voleurs que la loi devrait punir plus sévèrement que celui qui vole un étranger. Au vol manifeste, vous ajoutez la plus odieuse perfidie. Le domestique qui prend est puni avec plus de rigueur qu’un étranger, parce qu’il abuse de la confiance, et parce qu’il est nécessaire que l’on jouisse de la sécurité, du moins chez soi. Ces raisons, justes pour un homme à gages, ne sont-elles pas bien plus fortes pour le fils de la maison ? Qui peut tromper plus impunément ? Qui manque à des devoirs plus sacrés ? A qui est-il plus triste de ne pouvoir donner sa confiance ? Si l’on objecte des considérations qui peuvent arrêter la loi, c’est prouver davantage la nécessité d’éclairer l’opinion, de ne pas l’abandonner comme on l’a trop fait, d’en fixer les variations, et surtout de la faire assez respecter pour qu’elle puisse ce que n’osent pas nos lois irrésolues.
N’est-il plus besoin de dire à ces femmes pleines de sensibilité, d’intentions pures, de jeunesse et de candeur : Pourquoi livrer au premier fourbe tant d’avantages inestimables ? Ne voyez-vous pas dans ses lettres mêmes, au milieu du jargon romanesque de ses gauches sentiments, des expressions dont une seule suffirait pour déceler la mince estime qu’il a pour vous, et la bassesse dans laquelle il se sent lui-même ? Il vous amuse, il vous entraîne, il vous joue ; il vous prépare la honte et l’abandon. Vous le sentiriez, vous le sauriez ; mais, par faiblesse, par indolence peut-être, vous hasardez l’honneur de vos jours. Peut-être c’est pour l’amusement d’une nuit que vous corrompez votre vie entière. La loi ne l’atteindra pas ; il aura l’infâme liberté de rire de vous. Comment avez-vous pris ce misérable pour un homme ? Ne valait-il pas mieux attendre et attendre encore ? Quelle distance d’un homme à un homme ! Femmes aimables, ne sentirez-vous pas ce que vous valez ? — Le besoin d’aimer ! — Il ne vous excuse pas. Le premier des besoins est celui de ne pas s’avilir, et les besoins du cœur doivent eux-mêmes vous rendre indifférent quiconque n’a de l’homme autre chose que de n’être pas femme. — Ceux de l’âge ! — Si nos institutions morales sont dans l’enfance, si nous avons tout confondu, si notre raison va à tâtons, votre imprudence, moins impardonnable alors, n’est pas pour cela justifiée.
Le nom de femme est grand pour nous, quand notre âme est pure. Apparemment le nom d’homme peut aussi imposer un peu à des cœurs jeunes ; mais, de quelque douceur que ces illusions s’environnent, ne vous y laissez pas trop surprendre. Si l’homme est l’ami naturel de la femme, les femmes n’ont souvent pas de plus funeste ennemi. Tous les hommes ont les sens de leur sexe ; mais attendez celui qui en a l’âme. Que peut avoir de commun avec vous cet être qui n’a que des sens[2] ?
« N’est-il pas arrivé plusieurs fois que le sentiment du bonheur nous ait entraînés dans un abîme de maux, que nos désirs les plus naturels aient altéré notre nature, et que nous nous soyons avidement enivrés d’amertumes ? On a toute la candeur de la jeunesse, tous les désirs de l’inexpérience, les besoins d’une vie nouvelle, l’espérance d’un cœur droit. On a toutes les facultés de l’amour ; il faut aimer. On a tous les moyens du plaisir ; il faut être aimée. On entre dans la vie ; qu’y faire sans amour ? On a beauté, fraîcheur, grâce, légèreté, noblesse, expression heureuse. Pourquoi l’harmonie de ces mouvements, cette décence voluptueuse, cette voix faite pour tout dire, ce sourire fait pour tout entraîner, ce regard fait pour changer le cœur de l’homme ? pourquoi cette délicatesse du cœur et cette sensibilité profonde ? L’âge, le désir, les convenances, l’âme, les sens, tout le veut ; c’est une nécessité. Tout exprime et demande l’amour : cette peau si douce et d’un blanc si heureusement nuancé ; cette main formée pour les plus tendres caresses ; cet œil dont les ressources sont inconnues s’il ne dit pas : Je consens à être aimée ; ce sein qui, sans amour, est immobile, muet, inutile, et qui se flétrirait un jour sans avoir été divinisé ; ces formes, ces contours qui changeraient sans avoir été connus, admirés, possédés ; ces sentiments si tendres, si voluptueux et si grands, l’ambition du cœur, l’héroïsme de la passion ! Cette loi délicieuse, que la loi du monde a dictée, il faut la suivre. Ce rôle enivrant, que l’on sait si bien, que tout rappelle, que le jour inspire, et que la nuit commande, quelle femme jeune, sensible, aimante, imaginera de ne le point remplir ?
« Aussi ne l’imagine-t-on pas. Les cœurs justes, nobles, purs, sont les premiers perdus. Plus susceptibles d’élévation, ils doivent être séduits par celle que l’amour donne. Ils se nourrissent d’erreurs en croyant se nourrir d’estime ; ils se trouvent aimer un homme, parce qu’ils ont aimé la vertu ; ils sont trompés par des misérables, parce que, ne pouvant vraiment aimer qu’un homme de bien, ils croient sentir que celui qui se présente pour réaliser leur chimère est nécessairement tel.
« L’énergie de l’âme, l’estime, la confiance, le besoin d’en montrer, celui d’en avoir ; des sacrifices à récompenser, une fidélité à couronner, un espoir à entretenir, une progression à suivre ; l’agitation, l’intolérable inquiétude du cœur et des sens ; le désir si louable de commencer à payer tant d’amour, le désir non moins juste de resserrer, de consacrer, de perpétuer, d’éterniser des liens si chers ; d’autres désirs encore, certaine crainte, certaine curiosité, des hasards qui l’indiquent, le destin qui le veut, tout livre une femme aimante dans les bras du lovelace. Elle aime, il s’amuse ; elle se donne, il s’amuse ; elle jouit, il s’amuse ; elle rêve la durée, le bonheur, le long charme d’un amour mutuel ; elle est dans les songes célestes ; elle voit cet œil que le plaisir embrase, elle voudrait donner une félicité plus grande ; mais le monstre s’amuse : les bras du plaisir la plongent dans l’abîme, elle dévore une volupté terrible.
« Le lendemain elle est surprise, inquiète, rêveuse ; de sombres pressentiments commencent des peines affreuses et une vie d’amertumes. Estime des hommes, tendresse paternelle, douce conscience, fierté d’une âme pure, fortune, honneur, espérance, amour, tout a passé. Il ne s’agit plus d’aimer et de vivre ; il faut dévorer ses larmes et traîner des jours précaires, flétris, misérables. Il ne s’agit plus de s’avancer dans les illusions, dans l’amour et dans la vie ; il faut repousser les songes, chercher l’oubli, attendre la mort. Femmes sincères et aimantes, belles de toutes les grâces extérieures et des charmes de l’âme, si faites pour être purement, tendrement, constamment aimées ! ... n’aimez pas. »
- ↑ On trouve le passage suivant, qui m’a paru curieux, dans des lettres publiées par un nommé Matthew :
« C’est une suite nécessaire et du degré de dépravation où en est arrivée l’espèce humaine, et de l’état actuel de la société en général, qu’il y ait beaucoup d’institutions également incompatibles avec le christianisme et la morale. »(Voyage à la riv. de Sierra-Leone.) - ↑ J’ai supprimé quelques pages où il s’agissait de circonstances particulières, et d’une personne dont je ne vois pas qu’il soit parlé dans aucun autre endroit de ces lettres. J’y ai, en quelque sorte, substitué ce qui suit : c’est un morceau tiré d’ailleurs, qui dit à peu près les mêmes choses d’une manière générale, et que son analogie avec ce que j’ai retranché m’a engagé à placer ici.