Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 352-357).

LETTRE LXXIX.

17 juillet, IX.

Si je vous disais que le pressentiment de quelque célébrité ne saurait me flatter un peu, pour la première fois vous ne me croiriez pas ; vous penseriez qu’au moins je m’abuse, et vous auriez raison. Il est bien difficile que le besoin de s’estimer soi-même se trouve entièrement détaché de ce plaisir non moins naturel, d’être estimé par de certains hommes, et de savoir qu’ils disent : c’est l’un des nôtres. Mais le goût de la paix, une certaine indolence de l’âme dont les ennuis ont augmenté chez moi l’habitude, pourrait bien me faire oublier cette séduction, comme j’en ai oublié d’autres. J’ai besoin d’être retenu et excité par la crainte du reproche que j’aurais à me faire, si, n’améliorant rien, ne faisant rien que d’user pesamment des choses comme elles sont, j’allais encore négliger le seul moyen d’énergie qui s’accorde avec l’obscurité de ma vie.

Ne faut-il point que l’homme soit quelque chose, et qu’il remplisse dans un sens ou dans un autre un rôle expressif ? Autrement il tombera dans l’abattement, et perdra la dignité de son être ; il méconnaîtra ses facultés, ou s’il les sent, ce sera pour le supplice de son âme combattue. Il ne sera point écouté, suivi, considéré. Ce peu de bien même que la vie la plus nulle doit encore produire ne sera plus en son pouvoir. C’est un précepte très-beau et très-utile, que celui de la simplicité ; mais il a été bien mal entendu. L’esprit qui ne voit pas les diverses faces des choses pervertit les meilleures maximes ; il avilit la sagesse elle-même en lui ôtant ses moyens, en la plongeant dans la pénurie, en la déshonorant par le désordre qui en résulte.

Assurément un homme de lettres[1] en linge sale, logé dans le grenier, recousant ses hardes et copiant je ne sais quoi pour vivre, sera difficilement un être utile au monde et jouissant de l’autorité nécessaire pour faire quelque bien. A cinquante ans, il s’allie avec la blanchisseuse qui a sa chambre sur le même palier ; ou s’il a gagné quelque chose, c’est sa servante qu’il épouse. A-t-il donc voulu ridiculiser la morale, et la livrer aux sarcasmes des hommes légers ? Il fait plus de tort à l’opinion que le prêtre qu’on paye pour en appeler journellement à un culte qu’il a trahi, que le moine factieux qui vante la paix et l’abnégation, que ces charlatans de la probité, dont un certain monde est plein, qui répètent à chaque phrase, mœurs ! vertus ! honnête homme ! et à qui dès lors on ne prêterait pas un louis sans billet.

Tout homme qui a l’esprit juste et qui veut être utile, ne fût-ce que dans sa vie privée, tout homme enfin qui est digne de quelque considération, la cherche. Il se conduit de manière à l’obtenir jusque dans les choses où l’opinion des hommes est vaine par elle-même, pourvu que ce soin n’exige de lui rien de contraire à ses devoirs ou aux résultats essentiels de son caractère. S’il est une règle sans exception, je pense que ce doit être celle-ci ; j’affirmerais volontiers que c’est toujours par quelque vice du cœur ou du jugement que l’on dédaigne et que l’on affecte de dédaigner l’estime publique, partout où la justice n’en commande pas le sacrifice.

On peut être considéré dans la vie la plus obscure, si on s’environne de quelque aisance, si on a de l’ordre chez soi et une sorte de dignité dans l’habitude de sa vie. On peut l’être dans la pauvreté même, quand on a un nom, quand on a fait des choses connues, quand on a une manière plus grande que son sort, quand on sait faire distinguer de ce qui serait misère dans le vulgaire, jusqu’au dénûment d’une extrême médiocrité. L’homme qui a un caractère élevé n’est point confondu parmi la foule ; et si, pour l’éviter, il fallait descendre à des soins minutieux, je crois qu’il se résoudrait à le faire. Je crois qu’il n’y aurait pas en cela de vanité : le sentiment des convenances naturelles porte chaque homme à se mettre à sa place, à tendre à ce que les autres l’y mettent. Si c’était un vain désir de primer, l’homme supérieur craindrait l’obscurité du désert et ses privations, comme il craint la bassesse et la misère du cinquième étage ; mais il craint de s’avilir, et ne craint point de n’être pas élevé : il ne répugne pas à son être de n’avoir pas un grand rôle, mais d’en avoir un qui soit contraire à sa nature.

Si une sorte d’autorité est nécessaire dans tous les actes de la vie, elle est indispensable à l’écrivain. La considération publique est un de ses plus puissants moyens : sans elle il ne fait qu’un état, et cet état devient bas, parce qu’il remplace une grande fonction.

Il est absurde et révoltant qu’un auteur ose parler à l’homme de ses devoirs, sans être lui-même homme de bien[2]. Mais si le moraliste pervers n’obtient que du méprispris, le moraliste inconnu reste tellement inutile, que, quand il n’en devient pas lui-même ridicule, ses écrits du moins le deviennent. Tout ce qui devrait être saint parmi les hommes perdit sa force lorsque les livres de philosophie, de religion, de morale furent étalés au milieu de la boue des quais, lorsque des pages solennelles furent livrées aux plus vils usages du trafic.

L’opinion, la célébrité, fussent-elles vaines en elles-mêmes, ne doivent être ni méprisées, ni même négligées, puisqu’elles sont un des grands moyens qui puissent conduire aux fins les plus louables comme les plus importantes. C’est également un excès de ne rien faire pour elles ou de n’agir que pour elles. Les grandes choses que l’on exécute sont belles de leur seule grandeur, et sans qu’il soit besoin de songer à les produire, à les faire valoir ; il n’en saurait être de même de celles que l’on pense. La fermeté de celui qui périt au fond des eaux est un exemple perdu ; la pensée la plus juste, la conception la plus sage le sont également, si on ne les communique pas ; leur utilité dépend de leur expression, c’est leur célébrité qui les rend fécondes.

Il faudrait peut-être que des écrits philosophiques fussent toujours précédés par un bon livre d’un genre agréable, qui fût bien répandu, bien lu, bien goûté[3]. Celui qui a un nom parle avec plus de confiance ; il fait plus et il fait mieux, parce qu’il espère ne pas faire en vain. Malheureusement on n’a pas toujours le courage ou les moyens de prendre des précautions semblables ; les écrits, comme tant d’autres choses, sont soumis à l’occasion même inaperçue ; ils sont déterminés par une impulsion souvent étrangère à nos plans et à nos projets.

Faire un livre seulement pour avoir un nom, c’est une tâche : elle a quelque chose de rebutant et de servile, et quoique je convienne des raisons qui semblent me l’imposer, je n’ose l’entreprendre, et je l’abandonnerais.

Je ne veux cependant pas commencer par l’ouvrage que je projette. Il est trop important et trop difficile pour que je l’achève jamais ; c’est beaucoup si je le vois approcher un jour de l’idée que j’ai conçue. Cette perspective trop éloignée ne me soutiendrait pas. Je crois qu’il est bon que je me fasse auteur, afin d’avoir le courage de continuer à l’être. Ce sera un parti pris et déclaré ; en sorte que je le suivrai comme pour remplir ma destination.


  1. Expression qui ne convient qu’ici. Je n’aime pas qu’on désigne ainsi des savants ou de grands écrivains ; mais des folliculaires, des gens qui font le métier, ou tout au plus ceux qui sont exactement et seulement hommes de lettres. Un vrai magistrat n’est pas un homme de loi. Montesquieu n’était pas un homme de lettres ; plusieurs auteurs vivants ne le sont pas.
  2. Il est absurde et révoltant qu’il se charge de chercher les principes, et d’examiner la vérité des vertus, s’il prend pour règle de sa propre conduite les faciles maximes de la société, la fausse morale convenue. Aucun homme ne doit se mêler de dire aux hommes leurs devoirs et la raison morale de leurs actions, s’il n’est rempli du sentiment de l’ordre, s’il ne veut avant tout, non pas précisément la prospérité, mais la félicité publique : si l’unique fin de sa pensée n’est pas d’ajouter à ce bonheur obscur, à ce bien-être du cœur, source de tout bien, que la déviation des êtres altère sans cesse, et que l’intelligence doit ramener et maintenir sans cesse. Quiconque a d’autres passions, et ne soumet pas à cette idée toute affection humaine ; quiconque peut chercher sérieusement les honneurs, les biens, l’amour même ou la gloire, n’est pas né pour la magistrature auguste d’instituteur des hommes.
    Celui qui prêche une religion sans la suivre intérieurement, sans y vénérer la loi suprême de son cœur, est un méprisable charlatan. Ne vous irritez pas contre lui, n’allez pas haïr sa personne ; mais que sa duplicité vous indigne ; et, s’il le faut, pour qu’il ne puisse plus corrompre le cœur humain, plongez-le dans l’opprobre.
    Celui qui, sans soumettre personnellement ses goûts, ses désirs, toutes ses vues à l’ordre et à l’équité morale, ose parler de morale à l’homme, à l’homme qui a comme lui l’égoïsme naturel de l’individu et la faiblesse d’un mortel, celui-là est un charlatan plus détestable : il avilit les choses élevées ; il perd tout ce qui nous restait. S’il a la fureur d’écrire, qu’il fasse des contes, qu’il travaille des petits vers ; s’il a le talent d’écrire, qu’il traduise, qu’il soit homme de lettres, qu’il explique les arts, qu’il soit utile à sa manière ; qu’il travaille pour de l’argent, pour la réputation ; que, plus désintéressé, il travaille pour l’honneur d’un corps, pour l’avancement des sciences, pour la renommée de son pays ; mais qu’il laisse à l’homme de bien ce qu’on appelait la fonction des sages, et au prédicateur le métier des mœurs.
    L’imprimerie a opéré dans le monde social un grand changement. Il était impossible que cette influence ne fît aucun mal ; mais elle ne pouvait en faire beaucoup moins. Les inconvénients qui devaient en résulter ont été sentis, mais les moyens employés pour les arrêter n’en ont pas produit de moins graves. Il semble pourtant que, dans l’état actuel des choses en Europe, on pourrait concilier et la liberté d’écrire et les moyens de séparer de l’utilité des livres les excès qui tendent à compenser cette utilité reconnue. Le mal résulte principalement des démences de l’esprit de parti, et du nombre étonnant des livres qui ne contiennent rien. Le temps, dira-t-on, fait oublier ce qui est injuste ou mauvais. Il s’en faut de beaucoup que cela suffise, soit aux particuliers, soit au public même. L’auteur est mort quand l’opinion se forme ou se rectifie ; et le public prend un esprit funeste d’indifférence pour le vrai et l’honnête, au milieu de cette incertitude dont il sort presque toujours sur les choses passées, mais où il rentre toujours sur les choses présentes. Dans ma supposition, il serait permis d’écrire tout ce qui est permis maintenant : l’opinion même serait aussi libre. Mais ceux qui ne veulent pas l’attendre pendant un demi-siècle, ceux qui ne peuvent pas s’en rapporter à eux-mêmes, ou qui n’aiment pas à lire vingt volumes pour rencontrer un livre, trouveraient aussi commode qu’utile un garant indirect, une voie tracée, que rien absolument ne les obligerait de suivre. Cette institution exigerait la plus intègre impartialité ; mais rien n’empêcherait d’écrire contre ce qu’elle aurait approuvé : ainsi son intérêt le plus direct serait de mériter la considération publique, qu’elle n’aurait aucun moyen d’asservir. On objecte toujours que les hommes justes sont trop rares : j’ignore s’ils le sont autant qu’on affecte de le dire ; mais ce qui n’est pas vrai du moins, c’est qu’il n’y en ait point.
  3. Ainsi l’Esprit des lois le fut par les Lettres persanes.