Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 272-288).

LETTRE LXIII.

Juillet, VIII.

Il était minuit : la lune avait passé ; le lac[1] semblait agité ; les cieux étaient transparents, la nuit profonde et belle. Il y avait de l’incertitude sur la terre. On entendit frémir les bouleaux, et des feuilles de peuplier tombèrent : les pins rendirent des murmures sauvages ; des sons romantiques descendaient de la montagne ; de grosses vagues roulaient sur la grève. Alors l’orfraie se mit à gémir sous les roches caverneuses ; et, quand elle cessa, les vagues étaient affaiblies, le silence fut austère.

Le rossignol plaça de loin en loin, dans la paix inquiète, cet accent solitaire, unique et répété, ce chant des nuits heureuses, sublime expression d’une mélodie primitive ; indicible élan d’amour et de douleur ; voluptueux comme le besoin qui me consume ; simple, mystérieux, immense comme le cœur qui aime.

Abandonné dans une sorte de repos funèbre au balancement mesuré de ces ondes pâles, muettes, à jamais mobiles, je me pénétrai de leur mouvement toujours lent et toujours le même, de cette paix durable, de ces sons isolés dans le long silence. La nature me sembla trop belle ; et les eaux, et la terre, et la nuit trop faciles, trop heureuses : la paisible harmonie des choses fut sévère à mon cœur agité. Je songeai au printemps du monde périssable et au printemps de ma vie. Je vis ces années qui passent, tristes et stériles, de l’éternité future dans l’éternité perdue. Je vis ce présent toujours vain et jamais possédé, détacher du vague avenir sa chaîne indéfinie ; approcher ma mort enfin visible, traîner dans la nuit les fantômes de mes jours, les atténuer, les dissiper ; atteindre la dernière ombre, dévorer aussi froidement ce jour après lequel il n’en sera plus, et fermer l’abîme muet.

Comme si tous les hommes n’avaient point passé, et tous passé en vain ! Comme si la vie était réelle, et existante essentiellement ! comme si la perception de l’univers était l’idée d’un être positif, et le moi de l’homme quelque autre chose que l’expression accidentelle d’un alliage éphémère ! Que veux-je ? que suis-je ? que demander à la nature ? Est-il un système universel, des convenances, des droits selon nos besoins ? L’intelligence conduit-elle les résultats que mon intelligence voudrait attendre ? Toute cause est invisible, toute fin trompeuse ; toute forme change, toute durée s’épuise : et le tourment du cœur insatiable est le mouvement aveugle d’un météore errant dans le vide où il doit se perdre. Rien n’est possédé comme il est conçu : rien n’est connu comme il existe. Nous voyons les rapports, et non les essences : nous n’usons pas des choses, mais de leurs images. Cette nature cherchée au dehors et impénétrable dans nous est partout ténébreuse. Je sens est le seul mot de l’homme qui ne veut que des vérités. Et ce qui fait la certitude de mon être en est aussi le supplice. Je sens, j’existe pour me consumer en désirs indomptables, pour m’abreuver de la séduction d’un monde fantastique, pour rester atterré de sa voluptueuse erreur.

Le bonheur ne serait pas la première loi de la nature humaine ! Le plaisir ne serait pas le premier moteur du monde sensible ! Si nous ne cherchons pas le plaisir, quel sera notre but ? Si vivre n’est qu’exister, qu’avons-nous besoin de vivre ? Nous ne saurions découvrir ni la première cause ni le vrai motif d’aucun être : le pourquoi de l’univers reste inaccessible à l’intelligence individuelle. La fin de notre existence nous est inconnue ; tous les actes de la vie restent sans but : nos désirs, nos sollicitudes, nos affections, deviennent ridicules, si ces actes ne tendent pas au plaisir, si ces affections ne se le proposent pas.

L’homme s’aime lui-même, il aime l’homme, il aime tout ce qui est animé. Cet amour paraît nécessaire à l’être organisé ; c’est le mobile des forces qui le conservent. L’homme s’aime lui-même : sans ce principe actif comment agirait-il, et comment subsisterait-il ? L’homme aime les hommes parce qu’il sent comme eux, parce qu’il est près d’eux dans l’ordre du monde : sans ce rapport, quelle serait sa vie ?

L’homme aime tous les êtres animés. S’il cessait de souffrir en voyant souffrir, s’il cessait de sentir avec tout ce qui a des sensations analogues aux siennes, il ne s’intéresserait plus à ce qui ne serait pas lui, il cesserait peut-être de s’aimer lui-même : sans doute il n’est point d’affection bornée à l’individu, puisqu’il n’est point d’être essentiellement isolé.

Si l’homme sent dans tout ce qui est animé, les biens et les maux de ce qui l’environne sont aussi réels pour lui que ses affections personnelles ; il faut à son bonheur le bonheur de ce qu’il connaît ; il est lié à tout ce qui sent, il vit dans le monde organisé.

L’enchaînement de rapports dont il est le centre, et qui ne peuvent finir entièrement qu’aux bornes du monde, le constitue partie de cet univers, unité numérique dans le nombre de la nature. Le lien que forment ces liens personnels est l’ordre du monde, et la force qui perpétue son harmonie est la loi naturelle. Cet instinct nécessaire qui conduit l’être animé, passif lorsqu’il veut, actif lorsqu’il fait vouloir, est un assujettissement aux lois générales. Obéir à l’esprit de ces lois serait la science de l’être qui voudrait librement. Si l’homme est libre en délibérant, c’est la science de la vie humaine : ce qu’il veut lorsqu’il est assujetti lui indique comment il doit vouloir là où il est indépendant.

Un être isolé n’est jamais parfait : son existence est incomplète ; il n’est ni vraiment heureux ni vraiment bon. Le complément de chaque chose fut placé hors d’elle, mais il est réciproque. Il y a une sorte de fin pour les êtres naturels : ils la trouvent dans ce qui fait que deux corps rapprochés sont productifs, que deux sensations mutuellement partagées deviennent plus heureuses. C’est dans cette harmonie que tout ce qui existe s’achève, que tout ce qui est animé se repose et jouit. Ce complément de l’individu est principalement dans l’espèce. Pour l’homme, ce complément a deux modes dissemblables et analogues : voilà ce qui lui fut donné ; il a deux manières de sentir sa vie ; le reste est douleur ou fumée.

Toute possession que l’on ne partage point exaspère nos désirs sans remplir nos cœurs : elle ne les nourrit point, elle les creuse et les épuise.

Pour que l’union soit harmonique, celui qui jouit avec nous doit être semblable et différent. Cette convenance dans la même espèce se trouve ou dans la différence des individus, ou dans l’opposition des sexes. Le premier accord produit l’harmonie qui résulte de deux êtres semblables et différents avec le moindre degré d’opposition et le plus grand de similitude. Le second donne un résultat harmonique produit par la plus grande différence possible entre des semblables[2]. Tout choix, toute affection, toute union, tout bonheur est dans ces deux modes. Ce qui s’en écarte peut nous séduire, mais nous trompe et nous lasse ; ce qui leur est contraire nous égare et nous rend vicieux ou malheureux.

Nous n’avons plus de législateurs. Quelques anciens avaient entrepris de conduire l’homme par son cœur : nous les blâmons ne pouvant les suivre. Le soin des lois financières et pénales fait oublier les institutions. Nul génie n’a su trouver toutes les lois de la société, tous les devoirs de la vie dans le besoin qui unit les hommes, dans celui qui unit les sexes.

L’unité de l’espèce est divisée. Des êtres semblables sont pourtant assez différents pour que leurs oppositions mêmes les portent à s’aimer : séparés par leurs goûts, mais nécessaires l’un à l’autre, ils s’éloignent dans leurs habitudes, et sont ramenés par un besoin mutuel. Ceux qui naissent de leur union, formés également de tous deux, perpétueront pourtant ces différences. Cet effet essentiel de l’énergie donnée à l’animal, ce résultat suprême de son organisation sera le moment de la plénitude de sa vie, le dernier degré de ses affections, et en quelque sorte l’expression harmonique de ses facultés. Là est le pouvoir de l’homme physique ; là est la grandeur de l’homme moral ; là est l’âme tout entière ; et qui n’a pas pleinement aimé n’a pas possédé sa vie.

Des affections abstraites, des passions spéculatives, ont obtenu l’encens des individus et des peuples. Les affections heureuses ont été réprimées ou avilies : l’industrie sociale a opposé les hommes que l’impulsion primitive aurait conciliés[3].

L’amour doit gouverner la terre que l’ambition fatigue. L’amour est ce feu paisible et fécond, cette chaleur des cieux qui anime et renouvelle, qui fait naître et fleurir, qui donne les couleurs, la grâce, l’espérance et la vie. L’ambition est le feu stérile qui brûle sous les glaces, qui consume sans rien animer, qui creuse d’immenses cavernes, qui ébranle sourdement, éclate en ouvrant des abîmes, et laisse un siècle de désolation sur la contrée qu’étonna cette lumière d’une heure.

Lorsqu’une agitation nouvelle étend les rapports de l’homme qui essaye sa vie, il se livre avidement, il demande à toute la nature, il s’abandonne, il s’exalte lui-même ; il place son existence dans l’amour, et dans tout il ne voit que l’amour seul. Tout autre sentiment se perd dans ce sentiment profond, toute pensée y ramène, tout espoir y repose. Tout est douleur, vide, abandon, si l’amour s’éloigne : s’il s’approche, tout est joie, espoir, félicité. Une voix lointaine, un son dans les airs, l’agitation des branches, le frémissement des eaux, tout l’annonce, tout l’exprime, tout imite ses accents et augmente les désirs. La grâce de la nature est dans le mouvement d’un bras ; la loi du monde est dans l’expression d’un regard. C’est pour l’amour que la lumière du matin vient éveiller les êtres et colorer les cieux ; pour lui les feux de midi font fermenter la terre humide sous la mousse des forêts ; c’est à lui que le soir destine l’aimable mélancolie de ses lueurs mystérieuses. Cette fontaine est celle de Vaucluse, ces rochers ceux de Meillerie, cette avenue celle des Pamplemousses. Le silence protège les rêves de l’amour ; le mouvement des eaux pénètre de sa douce agitation ; la fureur des vagues inspire ses efforts orageux, et tout commandera ses plaisirs quand la nuit sera douce, quand la lune embellira la nuit, quand la volupté sera dans les ombres et la lumière, dans la solitude, dans les airs et les eaux et la nuit.

Heureux délire ! seul moment resté à l’homme. Cette fleur rare, isolée, passagère sous le ciel nébuleux, sans abri, battue des vents, fatiguée par les orages, languit et meurt sans s’épanouir : le froid de l’air, une vapeur, un souffle, font avorter l’espoir dans son bouton flétri. On passe au delà, on espère encore, on se hâte ; plus loin, sur un sol aussi stérile, on en voit qui seront précaires, douteuses, instantanées comme elle, et qui comme elle périront inutiles. Heureux celui qui possède ce que l’homme doit chercher, et qui jouit de tout ce que l’homme doit sentir ! Heureux encore, dit-on, celui qui ne cherche rien, ne sent rien, n’a besoin de rien, et pour qui exister, c’est vivre !

Ce n’est pas seulement une erreur triste et farouche, mais une erreur très-funeste, de condamner ce plaisir vrai, nécessaire, qui, toujours attendu, toujours renaissant, indépendant des saisons et prolongé sur la plus belle partie de nos jours, forme le lien le plus énergique et le plus séduisant des sociétés humaines. C’est une sagesse bien singulière qu’une sagesse contraire à l’ordre naturel. Toute faculté, toute énergie est une perfection[4]. Il est beau d’être plus fort que ses passions ; mais c’est stupidité d’applaudir au silence des sens et du cœur ; c’est se croire plus parfait, par cela même que l’on est moins capable de l’être.

Celui qui est homme sait aimer l’amour sans oublier que l’amour n’est qu’un accident de la vie : et, quand il aura ces illusions, il en jouira, il les possédera, mais sans oublier que les vérités les plus sévères sont encore avant les illusions les plus heureuses. Celui qui est homme sait choisir ou attendre avec prudence, aimer avec continuité, se donner sans faiblesse comme sans réserve. L’activité d’une passion profonde est pour lui l’ardeur du bien, le feu du génie : il trouve dans l’amour l’énergie voluptueuse, la mâle jouissance du cœur juste, sensible et grand ; il rencontre le bonheur, et sait s’en nourrir.

L’amour ridicule ou coupable est une faiblesse avilissante ; l’amour juste est le charme de la vie : la démence n’est que dans la gauche austérité qui confond un sentiment noble avec un sentiment vil, et qui condamne indistinctement l’amour, parce que, n’imaginant que des hommes abrutis, elle ne peut imaginer que des passions misérables.

Ce plaisir reçu, ce plaisir donné ; cette progression cherchée et obtenue ; ce bonheur que l’on offre et que l’on espère ; cette confiance voluptueuse, qui nous fait tout attendre du cœur aimé ; cette volupté plus grande encore de rendre heureux ce qu’on aime, de se suffire mutuellement, d’être nécessaire l’un à l’autre ; cette plénitude de sentiment et d’espoir agrandit l’âme, et la presse de vivre. Indicible abandon ! L’homme qui l’a pu connaître n’en a jamais rougi ; et celui qui n’est pas fait pour le sentir n’est pas né pour juger l’amour.

Je ne condamnerai point celui qui n’a pas aimé, mais celui qui ne peut pas aimer. Les circonstances déterminent nos affections ; mais les sentiments expansifs sont naturels à l’homme dont l’organisation morale est parfaite : celui qui est incapable d’aimer est nécessairement incapable d’un sentiment magnanime, d’une affection sublime. Il peut être probe, bon, industrieux, prudent ; il peut avoir des qualités douces, et même des vertus par réflexion ; mais il n’est pas homme, il n’a ni âme ni génie : je veux bien le connaître, il aura ma confiance et jusqu’à mon estime, mais il ne sera pas mon ami. Cœurs vraiment sensibles ! qu’une destinée sinistre a comprimés dès le printemps, qui vous blâmera de n’avoir pas aimé ? Tout sentiment généreux vous était naturel, et tout le feu des passions était dans votre mâle intelligence. L’amour lui était nécessaire, il devait l’alimenter, il eût achevé de la former pour de grandes choses ; mais rien ne vous a été donné : le silence de l’amour a commencé le néant où s’éteint votre vie.

Le sentiment de l’honnête et du juste, le besoin de l’ordre et des convenances morales conduit nécessairement au besoin d’aimer. Le beau est l’objet de l’amour ; l’harmonie est son principe et son but : toute perfection, tout mérite semble lui appartenir, les grâces aimables l’appellent, et une moralité expansive et vertueuse le fixe. L’amour n’existe pas, à la vérité, sans le prestige de la beauté corporelle ; mais il semble tenir plus encore à l’harmonie intellectuelle, aux grâces de la pensée, aux profondeurs du sentiment.

L’union, l’espérance, l’admiration, les prestiges, vont toujours croissant jusqu’à l’intimité parfaite ; elle remplit l’âme que cette progression agrandissait. Là s’arrête et rétrograde l’homme ardent sans être sensible, et n’ayant d’autre besoin que celui du plaisir. Mais l’homme aimant ne change pas ainsi ; plus il obtient, plus il est lié ; plus il est aimé, plus il aime ; plus il possède ce qu’il a désiré, plus il chérit ce qu’il possède. Ayant tout reçu, il croit tout devoir : celle qui se donne à lui devient nécessaire à son être ; des années de jouissance n’ont pas changé ses désirs, elles ont ajouté à son amour la confiance d’une habitude heureuse et les délices d’une libre mais délicate intimité.

On prétend condamner l’amour comme une affection tout à fait sensuelle, et n’ayant d’autre principe qu’un besoin qu’on appelle grossier. Mais je ne vois rien dans nos désirs les plus compliqués dont la véritable fin ne soit un des premiers besoins physiques ; le sentiment n’est que leur expression indirecte, et l’homme purement intellectuel ne fut jamais qu’un fantôme. Nos besoins éveillent en nous la perception de leur objet positif, et les perceptions innombrables des objets qui leur sont analogues. Les moyens directs ne rempliraient pas seuls la vie ; mais ces impulsions accessoires l’occupent tout entière, parce qu’elles n’ont point de bornes. Celui qui ne saurait vivre sans espérer de soumettre la terre, n’y eût pas songé s’il n’eût pas eu faim. Nos besoins réunissent deux modifications d’un même principe, l’appétit et le sentiment ; la prépondérance de l’une sur l’autre dépendra de l’organisation individuelle et des circonstances déterminantes. Tout but d’un désir naturel est légitime ; tous les moyens qu’il inspire sont bons s’ils n’attaquent les droits de personne, et s’ils ne produisent dans nous-mêmes aucun désordre réel qui compense son utilité.

Vous avez trop étendu les devoirs. Vous avez dit : Demandons plus, afin d’obtenir assez. Vous vous êtes trompé ; si vous exigez trop des hommes, ils se rebuteront[5] ; si vous voulez qu’ils montrent des vertus chimériques, ils les montreront : ils disent que cela coûte peu. Mais parce que cette vertu n’est pas dans leur nature, ils auront une conduite cachée tout à fait contraire ; et parce que cette conduite sera cachée, vous ne pourrez en arrêter les excès. Il ne vous restera que ces moyens dangereux dont la vaine tentative augmentera le mal, en augmentant la contrainte et l’opposition entre le devoir et les penchants. Vous croirez d’abord que vos lois seront mieux suivies, parce que l’infraction en sera mieux masquée ; mais un jugement faux, un goût dépravé, une dissimulation habituelle, et des ruses hypocrites, en seront les véritables résultats.

Les plaisirs de l’amour contiennent de grandes oppositions physiques : ses désirs agitent l’imagination, ses besoins changent les organes ; c’est donc l’objet sur lequel la manière de sentir et de voir devait varier davantage. Il fallait prévenir les suites de cette trop grande différence, et non pas y joindre des lois morales qui fussent propres à l’accroître encore. Mais les vieillards ont fait ces lois ; et les vieillards, n’ayant plus le sentiment de l’amour, ne sauraient avoir ni la véritable pudeur ni la délicatesse du goût. Ils ont très-mal entendu ce que leur âge ne devait plus entendre. Ils auraient entièrement proscrit l’amour, s’ils avaient pu trouver d’autres moyens de reproduction. Leurs sensations surannées ont flétri ce qu’il fallait contenir dans les grâces du désir ; et, pour éviter quelques écarts odieux à leur impuissance, ils imaginèrent des entraves si gauches, que la société est troublée tous les jours par de véritables crimes que ne se reproche même point l’honnête homme qui n’a pas réfléchi[6].

C’est dans l’amour qu’il fallait permettre tout ce qui n’est pas vraiment nuisible. C’est par l’amour que l’homme se perfectionne ou s’avilit ; c’est en cela surtout qu’il fallait retenir son imagination dans les bornes d’une juste liberté, qu’il fallait mettre son bonheur dans les limites de ses devoirs, qu’il fallait régler son jugement par le sentiment précis de la raison des lois. C’était le plus puissant moyen naturel de lui donner la perception de toutes les délicatesses du goût et de leur vraie base, d’ennoblir et de réprimer ses affections, d’imprimer à toutes ses sensations une sorte de volupté sincère et droite, d’inspirer à l’homme mal organisé quelque chose de la sensibilité de l’homme supérieur, de les réunir, de les concilier, de former une patrie réelle, et d’instituer une véritable société.

Laissez-nous des plaisirs légitimes ; c’est notre droit, c’est votre devoir. J’imagine que vous avez cru faire quelque chose par l’établissement du mariage[7]. Mais l’union dans laquelle les résultats de vos institutions nous forcent de suivre les convenances du hasard, ou de chercher celles de la fortune à la place des convenances réelles ; l’union qu’un moment peut flétrir pour toujours, et que tant de dégoûts altèrent nécessairement ; une telle union ne nous suffit pas. Je vous demande un prestige qui puisse se perpétuer ; vous me donnez un lien dans lequel je vois à nu le fer d’un esclavage sans terme, sous ces fleurs d’un jour dont vous l’aviez maladroitement couvert, et que vous-même avez déjà fanées. Je vous demande un prestige qui puisse déguiser ou rajeunir ma vie ; la nature me l’avait donné. Vous osez me parler des ressources qui me restent. Vous souffririez que, vil contempteur d’un engagement où la promesse doit être observée religieusement, puisqu’elle est donnée, j’aille persuader à une femme d’être méprisable afin que je l’aime[8] ? Moins directement coupable, mais non moins inconsidéré, m’efforcerai-je de troubler ma famille, de désoler des parents, de déshonorer celle à qui ce genre d’honneur est si nécessaire dans la société ? Ou bien, pour n’attaquer aucun droit, pour n’exposer personne, irai-je, dans des lieux méprisés, chercher celles qui peuvent être à moi, non par une douce liberté de mœurs, non par un désir naturel, mais parce que leur métier les donne à tous ? N’étant plus à elles-mêmes, elles ne sont plus des femmes, mais je ne sais quoi d’analogue. L’oubli de toute délicatesse, l’inaptitude aux sentiments généreux, et le joug de la misère, les livrent aux caprices les plus brutes de l’homme en qui une telle habitude dépravera aussi les sensations et les désirs. Il reste des circonstances possibles, j’en conviens ; mais elles sont très-rares, et quelquefois elles ne se rencontrent point dans une vie entière. Les uns, retenus par la raison[9], consument leurs jours dans des privations nécessaires et injustes ; les autres, en nombre bien plus grand, se jouent du devoir qui les contrarie.

Ce devoir a cessé d’en être un dans l’opinion, parce que son observation est contraire à l’ordre naturel des choses. Le mépris qu’on en fait mène pourtant à l’habitude de n’obéir qu’à l’usage, de se faire à soi-même une règle selon ses penchants, et de mépriser toute obligation dont l’infraction ne conduit pas positivement aux peines légales ou à la honte dans la société. C’est la suite inévitable des bassesses réelles dont on s’amuse tous les jours. Quelle moralité voulez-vous attendre d’une femme qui trompe celui par qui elle vit, ou pour qui elle devrait vivre ; qui est sa première amie, et se joue de sa confiance ; qui détruit son repos, ou rit de lui, s’il le conserve, et qui s’impose la nécessité de le trahir jusqu’au dernier jour, en laissant à ses affections l’enfant qui ne lui appartient pas ? De tous les engagements, le mariage n’est-il pas celui dans lequel la confiance et la bonne foi importent le plus à la sécurité de la vie ? Quelle misérable probité que celle qui paye scrupuleusement un écu, et compte pour un vain mot la promesse la plus sacrée qui soit entre les hommes ! Quelle moralité voulez-vous attendre de l’être qui s’attachait à persuader une femme en ce moquant d’elle, qui la méprise parce qu’elle a été telle qu’il la voulait, la déshonore parce qu’elle l’a aimé, la quitte parce qu’il en a joui, et l’abandonne quand elle a le malheur visible d’avoir partagé ses plaisirs[10] ? Quelle moralité, quelle équité voulez-vous attendre de cet homme, au moins inconséquent, qui exige de sa femme des sacrifices qu’il ne paye point, et qui la veut sage et inaccessible, tandis qu’il va perdre, dans des habitudes secrètes, l’attachement dont il l’assure, et qu’elle a droit de prétendre, pour que sa fidélité ne soit pas un injuste esclavage ?

Des plaisirs sans choix dégradent l’homme, des plaisirs coupables le corrompent ; mais l’amour sans passion ne l’avilit point. Il y a un âge pour aimer et jouir, il y en a un pour jouir sans amour. Le cœur n’est pas toujours jeune, et même, s’il l’est encore, il ne rencontre pas toujours ce qu’il peut vraiment aimer.

Toute jouissance est un bien lorsqu’elle est exempte et d’injustice et d’excès, lorsqu’elle est amenée par les convenances naturelles, et possédée selon les désirs d’une organisation délicate.

L’hypocrisie de l’amour est un des fléaux de la société. Pourquoi l’amour sortirait-il de la loi commune ? pourquoi n’être pas en cela, comme dans tout le reste, juste et sincère ? Celui-là seul est certainement éloigné de tout mal, qui cherche avec naïveté ce qui peut le faire jouir sans remords. Toute vertu imaginaire ou accidentelle m’est suspecte ; quand je la vois sortir orgueilleusement de sa base erronée, je cherche, et je découvre une laideur interne sous le costume des préjugés, sous le masque fragile de la dissimulation.

Permettez, autorisez des plaisirs, afin que l’on ait des vertus ; montrez la raison des lois, afin qu’on les vénère ; invitez à jouir, afin d’être écouté quand vous commandez de souffrir. Élevez l’âme par le sentiment des voluptés naturelles ; vous la rendrez forte et grande, elle respectera les privations légitimes ; elle en jouira même dans la conviction de leur utilité sociale. Je veux que l’homme use librement de ses facultés, quand elles n’attaquent point d’autres droits. Je veux qu’il jouisse, afin d’être bon ; qu’il soit animé par le plaisir, mais dirigé par l’équité visible ; que sa vie soit juste, heureuse et même voluptueuse. J’aime que celui qui pense raisonne ses devoirs ; je fais peu de cas d’une femme qui n’est retenue dans les siens que par une sorte de terreur superstitieuse pour tout ce qui appartient à des jouissances dont elle n’oserait s’avouer le désir.

J’aime qu’on se dise : Ceci est-il mal, et pourquoi l’est-il ? S’il l’est, on se l’interdit ; s’il ne l’est point, on en jouit avec un choix sévère, avec la prudence qui est l’art d’y trouver une volupté plus grande ; mais sans autre réserve, sans honte, sans déguisement[11].

La vraie pudeur doit seule contenir la volupté. La pudeur est une perception exquise, une partie de la sensibilité parfaite ; c’est la grâce des sens, et le charme de l’amour. Elle évite tout ce que nos organes repoussent ; elle permet ce qu’ils désirent ; elle sépare ce que la nature a laissé à notre intelligence le soin de séparer ; et c’est principalement l’oubli de cette réserve voluptueuse qui éteint l’amour dans l’indiscrète liberté du mariage[12].


  1. Rien n’indique quel lac ce peut être ; ce n’est point celui de Genève. Le commencement de la lettre manque, et j’en ai supprimé la fin.
  2. La plus grande différence sans opposition repoussante, comme la plus grande similitude sans uniformité insipide.
  3. Notre industrie sociale a opposé les hommes que le véritable art social devait concilier.
  4. Quelques-uns vantent leur froideur comme le calme de la sagesse ; il en est qui prétendent au stérile bonheur d’être inaccessibles : c’est l’aveugle qui se croit mieux organisé que le commun des hommes, parce que la cécité lui évite des distractions.
  5. Ce qui doit exalter l’imagination, déranger l’esprit, passionner le cœur et interdire tout raisonnement, réussit d’autant mieux qu’on y joint plus d’austérité ; mais il n’en est pas des institutions durables, des lois temporelles et civiles, des mœurs intérieures et de tout ce qui permet l’examen, comme de l’impulsion du fanatisme, dont la nature est de porter à tout ce qui est difficile, et de faire vénérer tout ce qui est extraordinaire. Cette distinction essentielle paraît avoir été oubliée. On a très-bien observé dans l’homme ses affections multipliées, et en quelque sorte les incidents de son cœur ; mais il reste à faire un grand pas au delà.
  6. C’est dans l’amour que la déviation est devenue extrême chez les nations à qui nous trouvons des mœurs ; et c’est ce qui concerne l’amour que nous avons exclusivement appelé mœurs.
  7. J’ai mal usé du droit d’éditeur, j’ai retranché des passages de plusieurs lettres, et cependant j’ai laissé trop de choses hasardées ou inutiles. Mais cette négligence ne serait pas aussi excusable dans une lettre comme celle-ci : c’est à dessein que j’ai laissé ce mot sur le mariage. Je ne l’ai pas supprimé, parce que je n’ai pas en vue la foule de ceux qui lisent : elle seule pourrait ne pas trouver évident que cela n’attaque ni l’utilité de l’institution du mariage ni même tout ce qu’il y a d’heureux dans un mariage heureux.
  8. Il y avait dans le texte : « Je ne la presserai point d’être fourbe en ma faveur, je m’y refuserais même ; et je ne ferais rien en cela que de très-simple, rien qui ne soit, pour quiconque y a su penser, un devoir rigoureux dont l’infraction l’avilirait. Nulle force du désir, nulle passion mutuelle même ne peut servir d’excuse. »
  9. On l’est aussi par la timidité du sentiment. L’on a distingué dans toute affection de notre être deux choses analogues, mais non semblables : le sentiment et l’appétit. L’amour du cœur donne aux hommes sensibles beaucoup de réserve et d’embarras : le sentiment est plus fort alors que le besoin direct. Mais, comme il n’y a point de sensibilité profonde dans une organisation intérieurement faible, celui qui est ainsi dans une véritable passion n’est plus le même dans l’amour sans passion ; s’il est retenu alors, c’est par ses devoirs, et nullement par sa timidité.
  10. Je n’ai pas encore découvert la différence entre le misérable qui rend une femme enceinte, puis l’abandonne, et le soldat qui, dans le saccage d’une ville, en jouit et l’égorge. Celui-ci serait-il moins infâme, et parce que du moins il ne la trompe pas, et parce que ordinairement il est ivre ?
  11. Vraisemblablement on objectera que le vulgaire est incapable de chercher ainsi la raison de ses devoirs, et surtout de le faire sans partialité. Mais cette difficulté n’est pas très-grande en elle-même, et n’existe guère que dans la confusion présente de la morale. D’ailleurs, dans des institutions différentes des nôtres, il n’y aurait peut-être pas des esprits aussi instruits que parmi nous, mais il n’y aurait certainement pas une foule aussi stupide, et surtout aussi trompée.
  12. Voici une partie de ce que j’ai retranché du texte. L’on trouvera peut-être que j’eusse dû le supprimer entièrement. Mais je réponds, pour cette circonstance-ci et pour d’autres, que l’on peut se permettre de parler aux hommes quand on n’a rien dans sa pensée qu’on doive leur taire. Je suis responsable de ce que je publie. J’ose juger les devoirs : si jamais on peut me dire qu’il me soit arrivé de manquer, en ce genre, à des devoirs réels, non-seulement je ne les jugerai plus, mais je renoncerai pour toujours au droit d’écrire.
    « J’aurais peu de confiance dans une femme qui ne sentirait pas la raison de ses devoirs, qui les suivrait strictement, aveuglément et par l’instinct de la prévention. Il peut arriver qu’une telle conduite soit sûre ; mais ce genre de conduite ne me satisfera pas. J’estime davantage une femme que rien absolument ne pourrait engager à trahir celui qui compterait sur sa foi, mais qui, dans sa liberté naturelle, n’étant liée ni par une promesse quelconque, ni par un attachement sérieux, et se trouvant dans des circonstances assez particulières pour l’y déterminer, jouirait avec plusieurs hommes, et même dans l’ivresse, dans la nudité, dans la délicate folie du plaisir (K). »