Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 288-300).

LETTRE LXIV.

Saint-Saphorin, 10 juillet, VIII.

Il n’y a pas l’ombre de sens dans la manière dont je vis ici. Je sais que j’y fais des sottises, et je les continue sans pourtant tenir beaucoup à les continuer. Mais si je ne fais pas plus sagement, c’est que je ne puis parvenir à y mettre de l’importance. Je passe sur le lac la moitié du jour et la moitié de la nuit ; et quand je m’en éloignerai, je serai tellement habitué au balancement des vagues, au bruit des eaux, que je me déplairai sur un sol immobile et dans le silence des prés.

Les uns me prennent pour un homme dont quelque amour a un peu dérangé la tête, d’autres soutiennent que je suis un Anglais qui a le spleen ; les bateliers ont appris à Hantz que j’étais l’amant d’une belle femme étrangère qui vient de partir subitement de Lausanne. Il faudra que je cesse mes courses nocturnes, car les plus sensés me plaignent, et les meilleurs me prennent pour un fou. On lui a dit à Vevay : N’êtes-vous pas au service de cet Anglais dont on parle tant ? Le mal gagne ; et pour les gens de la côte, je crois qu’ils se moqueraient de moi si je n’avais pas d’argent : heureusement je passe pour fort riche. L’aubergiste veut absolument me dire, Milord ; et je suis très-respecté. Riche étranger, ou Milord, sont synonymes.

De plus, en revenant du lac, je me mets ordinairement à écrire, en sorte que je me couche quand il fait grand jour. Une fois les gens de l’auberge entendant quelque bruit dans ma chambre, et surpris que je me fusse levé sitôt, montèrent me demander si je ne prendrais rien le matin. Je leur répondis que je ne soupais point, et que j’allais me coucher. Je ne me lève donc qu’à midi, ou même à une heure ; je prends du thé, j’écris ; puis, au lieu de dîner, je prends encore du thé, je ne mange autre chose que du pain et du beurre, et aussitôt je vais au lac. La première fois que j’allai seul dans un petit bateau que j’avais fait chercher exprès pour cela, ils remarquèrent que Hantz restait au rivage, et que je partais à la fin du jour : il y eut assemblée au cabaret, et ils décidèrent que pour cette fois le spleen avait pris le dessus, et que je fournirais un beau suicide aux annales du village.

Je suis fâché de n’avoir pas pensé d’avance à l’effet que ces singularités pourraient produire. Je n’aime pas à être remarqué : mais je ne l’ai su que quand tout cela était une habitude déjà prise ; et on ne parlerait pas moins si j’allais en changer pour le peu de jours que je dois encore passer ici. Comme si je n’y savais que faire, j’ai cherché à consumer les heures. Quand je suis actif, je n’ai pas d’autres besoins ; mais si je m’ennuie, j’aime du moins à m’ennuyer avec mollesse.

Le thé est d’un grand secours pour s’ennuyer d’une manière calme. Entre les poisons un peu lents qui font les délices de l’homme, je crois que c’est un de ceux qui conviennent le mieux à ses ennuis. Il donne une émotion faible et soutenue : comme elle est exempte des dégoûts du retour, elle dégénère en une habitude de paix et d’indifférence, en une faiblesse qui tranquillise le cœur que ses besoins fatigueraient, et nous débarrasse de notre force malheureuse. J’en ai pris l’usage à Paris, puis à Lyon : mais ici, j’ai eu l’imprudence de le porter jusqu’à l’excès. Ce qui me rassure, c’est que je vais avoir un domaine et des ouvriers, cela m’occupera et me retiendra. Je me fais beaucoup de mal maintenant ; mais comptez sur moi, je vais devenir sage par nécessité.

Je m’aperçois, ou je crois m’apercevoir que le changement qui s’est fait en moi a été beaucoup avancé par l’usage journalier du thé et du vin. Je pense que, toutes choses d’ailleurs égales, les buveurs d’eau conservent bien plus longtemps la délicatesse des sensations, et, en quelque sorte, leur première candeur. L’usage des stimulants vieillit nos organes. Ces émotions outrées, et qui ne sont pas dans l’ordre des convenances naturelles entre nous et les choses, effacent les émotions simples, et détruisent cette proportion pleine d’harmonie qui nous rendait sensibles à tous les rapports extérieurs, quand nous n’avions, pour ainsi dire, de sentiments que par eux.

Tel est le cœur humain ; le principe le plus essentiel des lois pénales n’a pas d’autre fondement. Si on ôte la proportion entre les peines et les délits, si on veut trop presser le ressort de la crainte, on perd sa souplesse ; et si on va encore plus loin, il arrive enfin qu’on le brise : on donne aux âmes le courage du crime ; on éteint toute énergie dans celles qui ont de la faiblesse, et l’on entraîne les autres à des vertus atroces. Si l’on porte au delà des limites naturelles l’émotion des organes, on les rend insensibles à des impressions plus modérées. En employant trop souvent, en excitant mal à propos leurs facultés extrêmes, on émousse leurs forces habituelles ; on les réduit à ne pouvoir que trop, ou rien ; on détruit cette proportion ordonnée pour les circonstances diverses, qui nous unissait même aux choses muettes, et nous y attachait par des convenances intimes. Elle nous laissait dans l’attente ou l’espoir, en nous montrant partout des occasions de sentir ; elle nous laissait ignorer la borne du possible ; elle nous laissait croire que nos cœurs avaient des moyens immenses, puisque ces moyens étaient indéfinis, et puisque, toujours relatifs aux choses du dehors, ils pouvaient toujours devenir plus grands dans des situations inconnues.

Il existe encore une différence essentielle entre l’habitude d’être émus par l’impression des autres objets, ou celle de l’être par l’impulsion interne d’un excitatif donné par notre caprice ou par un incident fortuit, et non par l’occurrence des temps. Nous ne suivions plus le cours du monde ; nous sommes animés lorsqu’il nous abandonnerait au repos, et souvent, c’est lorsqu’il nous animerait, que nous nous trouvons dans l’abattement que nos excès produisent. Cette fatigue, cette indifférence nous rend inaccessibles aux impressions des choses, à ces mobiles extérieurs qui, devenus étrangers à nos habitudes, se trouvent en discordance ou en opposition avec nos besoins.

Ainsi l’homme a tout fait pour se séparer du reste de la nature, pour se rendre indépendant du cours des choses. Mais cette liberté, qui n’est point selon sa propre nature, n’est pas une vraie liberté : elle est comme la licence d’un peuple qui a brisé le joug des lois et des mœurs nationales, elle ôte bien plus qu’elle ne donne, elle met l’impuissance du désordre à la place d’une dépendance légitime qui s’accorderait avec nos besoins. Cette indépendance illusoire, qui détruit nos facultés pour y substituer nos caprices, nous rend semblables à cet homme qui, malgré l’autorité du magistrat, voulait absolument élever dans la place publique le monument d’un culte étranger, au lieu de se borner à en dresser chez lui les autels. Il se fit exiler dans un désert de sable mouvant, où personne ne s’opposa à sa volonté, mais où sa volonté ne put rien produire ; il y mourut libre, mais sans autels domestiques aussi bien que sans temples, sans aliments comme sans lois, sans amis comme sans maîtres[1].

Je conviens qu’il serait plus à propos de raisonner moins sur l’usage du thé, et d’en cesser l’excès ; mais dès qu’on a quelque habitude de ces sortes de choses, on ne sait plus où s’arrêter. S’il est difficile de quitter une telle habitude, il ne l’est pas moins peut-être de la régler, à moins que l’on ne puisse également régler toute sa manière de vivre. Je ne sais comment avoir beaucoup d’ordre dans une chose, quand il m’est interdit d’en avoir dans le reste ; comment mettre de la suite dans ma conduite, quand je n’ai aucun espoir d’en avoir une qui soit constante, et qui s’accorde avec mes autres habitudes ? C’est encore ainsi que je ne sais rien faire sans moyens : plusieurs hommes ont cet art de créer des moyens, ou de faire beaucoup avec très-peu. Pour moi, je saurais peut-être employer mes moyens avec ordre et utilité ; mais le premier pas demande un autre art, et cet art, je ne l’ai point. Je crois que ce défaut vient de ce qu’il m’est impossible de voir les choses autrement que dans toute leur étendue, celle du moins que je puis saisir. Je veux donc que leurs principales convenances soient toutes observées ; et le sentiment de l’ordre, poussé peut-être trop loin, ou du moins trop exclusif, ne me permet de rien faire, de rien conduire dans le désordre. J’aime mieux m’abandonner que de faire ce que je ne saurais bien faire. Il y a des hommes qui, sans rien avoir, établissent leur ménage ; ils empruntent, ils font valoir, ils s’intriguent, ils payeront quand ils pourront : en attendant, ils vivent et dorment tranquilles, quelquefois même ils réussissent. Je n’aurais pu me résoudre à une vie si précaire ; et quand j’aurais voulu m’y hasarder, je n’aurais pas eu les talents nécessaires. Cependant celui qui, avec cette industrie, réussit à faire subsister sa famille, sans s’avilir et sans manquer à ses engagements, est sans doute un homme louable. Pour moi, je ne serais guère capable que de me résoudre à manquer de tout, comme si c’était une loi de la nécessité. Je chercherai toujours à employer le mieux possible des moyens suffisants, ou à rendre tels, par mes privations personnelles, ceux qui ne le seraient pas sans cela. Je ferais jour et nuit des choses convenables, réglées et assurées, pour donner le nécessaire à un ami, à un enfant ; mais entreprendre dans l’incertitude, mais rendre suffisants, à force d’industrie hasardée, des moyens très-insuffisants par eux-mêmes, c’est ce que je ne saurais espérer de moi.

Il résulte d’une telle disposition ce grand inconvénient, que je ne puis vivre bien, sagement, et dans l’ordre, ni même suivre mes goûts, ou songer à mes besoins, qu’avec des facultés à peu près certaines ; et que si je suis peut-être au nombre des hommes capables d’user bien de ce qu’on appelle une grande fortune, ou même d’une médiocrité facile, je suis aussi du nombre de ceux qui, dans le dénûment, se trouvent sans ressources et ne savent faire autre chose que d’éviter la misère, le ridicule ou la bassesse, quand le sort ne les place pas lui-même au-dessus du besoin.

La prospérité est plus difficile à soutenir que l’adversité, dit-on généralement. Mais c’est le contraire pour l’homme qui n’est pas soumis à des passions positives, qui aime à faire bien ce qu’il fait, qui a pour premier besoin celui de l’ordre, et qui considère plutôt l’ensemble des choses que leurs détails.

L’adversité convient à un homme ferme et un peu enthousiaste, dont l’âme s’attache à une vertu austère, et dont heureusement l’esprit n’en voit pas l’incertitude[2]. Mais l’adversité est bien triste, bien décourageante pour celui qui n’y trouve rien à son usage, parce qu’il voudrait faire bien, et que pour faire il faut pouvoir, parce qu’il voudrait être utile, et que le malheureux trouve peu d’occasions de l’être. N’étant pas soutenu par le noble fanatisme d’Épictète, il sait bien résister au malheur, mais mal à une vie malheureuse, dont il se rebute enfin, sentant qu’il y perd tout son être.

L’homme religieux, et surtout celui qui est certain d’un Dieu rémunérateur, a un grand avantage : il est bien facile de supporter le mal quand le mal est le plus grand bien que l’on puisse éprouver. J’avoue que je ne saurais voir ce qu’il y a d’étonnant dans la vertu d’un homme qui lutte sous l’œil de son Dieu, et qui sacrifie des caprices d’une heure à une félicité sans bornes et sans terme. Un homme tout à fait persuadé ne peut faire autrement, à moins qu’il ne soit en délire. Il me parait démontré que celui qui succombe à la vue de l’or, à la vue d’une belle femme ou des autres objets des passions terrestres, n’a pas la foi. Il est évident qu’il ne voit bien que la terre : s’il voyait avec la même certitude ce ciel et cet enfer qu’il se rappelle quelquefois, s’ils étaient là, comme les choses de la terre, présents dans sa pensée, il serait impossible qu’il succombât jamais. Où est le sujet qui, jouissant de sa raison, ne sera pas dans l’impuissance de contrevenir à l’ordre de son prince, s’il lui a dit : Vous voilà dans mon harem, au milieu de toutes mes femmes ; pendant cinq minutes n’approchez d’aucune : j’ai l’œil sur vous ; si vous êtes fidèle pendant ce peu de temps, tous ces plaisirs et d’autres vous seront permis ensuite pendant trente années d’une prospérité constante ? Qui ne voit que cet homme, quelque ardent qu’on le suppose, n’a pas même besoin de force pour résister pendant un temps si court ? il n’a besoin que de croire à la parole de son prince. Assurément les tentations du chrétien ne sont pas plus fortes, et la vie de l’homme est bien moins devant l’éternité que cinq minutes comparées à trente années : il y a l’infini de distance entre le bonheur promis au chrétien, et les plaisirs offerts au sujet dont je parle ; enfin la parole du prince peut laisser quelque incertitude, celle de Dieu n’en peut laisser aucune. Si donc il n’est pas démontré que sur cent mille de ceux qu’on appelle vrais chrétiens, il y en a tout au plus un qui ait presque la foi, il me l’est à moi que rien au monde ne peut être démontré.

Pour les conséquences de ceci, vous les trouverez très-simples ; et je veux revenir aux besoins que donne l’habitude des fermentés. Il faut vous rassurer et achever de vous dire comment vous pouvez m’en croire, quoique je promette de me réformer précisément dans le temps que je me contiens le moins, et que je donne à l’habitude une force plus grande.

Il y a encore un aveu à vous faire auparavant, c’est que je commence à perdre enfin le sommeil. Quand le thé m’a trop fatigué, je n’y connais d’autre remède que le vin, je ne dors que par ce moyen, et voilà encore un excès : il faut bien en prendre autant qu’il se puisse sans que la tête en soit affectée visiblement. Je ne sais rien de plus ridicule qu’un homme qui prostitue sa pensée devant des étrangers, et dont on dit : Il a bu, en voyant ce qu’il fait, ce qu’il dit. Mais pour soi-même, rien n’est plus doux à la raison que de la déconcerter un peu quelquefois. Je prétends encore qu’un demi-désordre serait autant à sa place dans l’intimité, qu’un véritable excès devient honteux devant les hommes et avilissant dans le secret même.

Plusieurs des vins de Lavaux que l’on recueille ici près, entre Lausanne et Vevay, passent pour dangereux. Mais, quand je suis seul, je ne fais usage que du courtailloux : c’est un vin de Neuchâtel, que l’on estime autant que le petit bourgogne : Tissot le regarde comme aussi salubre.

Dès que je serai propriétaire, je ne manquerai point de moyens de passer les heures, et d’occuper aux soins d’arranger, de bâtir, d’approvisionner, cette activité intérieure dont les besoins ne me laissent aucun repos dans l’inaction. Pendant le temps que dureront ces embarras, je diminuerai graduellement l’usage du vin ; et quant au thé, j’en quitterai tout à fait l’habitude : je veux à l’avenir n’en prendre que rarement. Lorsque tout sera arrangé, et que je pourrai commencer à suivre la manière de vivre que depuis si longtemps j’aurais voulu prendre, je me trouverai ainsi préparé à m’y conformer sans éprouver les inconvénients d’un changement trop subit et trop grand.

Pour les besoins de l’ennui, j’espère ne les plus connaître dès que je pourrai assujettir toutes mes habitudes à un plan général ; j’occuperai facilement les heures ; je mettrai à la place des désirs et des jouissances l’intérêt que l’on prend à faire ce qu’on a cru bon, et le plaisir de céder à ses propres lois.

Ce n’est pas que je me figure un bonheur qui ne m’est pas destiné, ou qui du moins est encore bien loin de moi. J’imagine seulement que je ne sentirai guère le poids du temps ; je pourrai prévenir l’ennui, ou bien je ne m’ennuierai plus qu’à ma manière.

Je ne veux pas m’assujettir à une règle monastique. Je me réserverai des ressources pour les instants où le vide sera plus accablant, mais la plupart seront prises dans le mouvement et dans l’activité. Les autres ressources auront leurs limites assez étroites, et l’extraordinaire lui-même sera réglé. Jusqu’à ce que ma vie soit remplie, j’ai besoin d’une règle fixe. Autrement, il me faudrait des excès sans autre terme que celui de mes forces, et encore comment rempliraient-ils un vide sans bornes ? J’ai vu quelque part que l’homme qui sent n’a pas besoin de vin. Cela peut-être vrai pour celui qui n’en a point l’habitude. Lorsque j’ai été quelques jours sobre et occupé, ma tête s’agite excessivement, le sommeil se perd. J’ai besoin d’un excès qui me tire de mon apathie inquiète, et qui dérange un peu cette raison divine dont la vérité gêne notre imagination, et ne remplit pas nos cœurs.

Il y a une chose qui me surprend. Je vois des gens qui paraissent boire uniquement pour le plaisir de la bouche, pour le goût, et prendre un verre de vin comme ils prendraient une bavaroise. Cela n’est pas pourtant, mais ils le croient ; et si vous le leur demandez, ils seront même surpris de votre question.

Je vais m’interdire ces moyens de tromper les besoins du plaisir et l’inutilité des heures. Je ne sais pas si ce que je mettrai à la place ne sera pas moindre encore ; mais enfin je me dirai : Voici un ordre établi, il faut le suivre. Afin de le suivre constamment, j’aurai soin qu’il ne soit ni d’une exactitude scrupuleuse, ni d’une trop grande uniformité ; il se trouverait des prétextes, et même des motifs, de manquer à la règle, et si une fois on y manque, il n’y a plus de raison pour qu’on ne la secoue pas tout à fait.

Il est bon que ce qui plaît soit limité par une loi antérieure. Au moment où on l’éprouve, il en coûte de le soumettre à une règle qui le borne. Ceux même qui en ont la force ont encore eu tort de n’avoir pas décidé, dans le temps propre à la réflexion, ce que la réflexion doit décider, et d’avoir attendu le moment où ses raisonnements altèrent les affections agréables qu’ils sont forcés de combattre. En pensant aux raisons de ne pas jouir davantage, on réduit à bien peu de chose la jouissance qu’on se permet : il est de la nature du plaisir qu’il soit possédé avec une sorte d’abandon et de plénitude. Il se dissipe lorsqu’on veut le borner autrement que par la nécessité ; et puisqu’il faut pourtant que la raison le borne, le seul moyen de concilier ces deux choses, qui sans cela seraient contraires, c’est d’imposer d’avance au plaisir la retenue d’une loi générale.

Quelque faible que soit une impression, le moment où elle agit sur nous est celui d’une sorte de passion. La chose actuelle est difficilement estimée à sa juste valeur : ainsi dans les objets de la vue, la proximité, la présence, agrandissent les dimensions. C’est avant les désirs qu’il faut se faire des principes contre eux. Dans le moment de la passion, le souvenir de cette règle n’est plus la voix importune de la froide réflexion, mais la loi de la nécessité, et cette loi n’attriste pas un homme sage.

Il est donc essentiel que la loi soit générale ; celle des cas particuliers est trop suspecte. Cependant abandonnons quelque chose aux circonstances : c’est une liberté que l’on conserve, parce qu’on n’a pu tout prévoir, et parce qu’il faut se soumettre à ses propres lois seulement de la même manière que notre nature nous a soumis à celles de la nécessité. Nos affections doivent avoir de l’indépendance, mais une indépendance contenue dans des limites qu’elle ne puisse passer. Elles sont semblables aux mouvements du corps, qui n’ont point de grâce s’ils sont gênés, contraints et trop uniformes, mais qui manquent de décence comme d’utilité, s’ils sont brusques, irréguliers, ou involontaires.

C’est un excès dans l’ordre même que de prétendre nuancer parfaitement, modérer, régler ses jouissances, et les ménager avec la plus sévère économie, pour les rendre durables et même perpétuelles. Cette régularité absolue est trop rarement possible : le plaisir nous séduit, il nous emporte, comme la tristesse nous retient et nous enchaîne. Nous vivons au milieu des songes ; et de tous nos songes, l’ordre parfait pourrait bien être le moins naturel.

Ce que j’ai peine à me figurer, c’est comment on cherche l’ivresse des boissons quand on a celle des choses. N’est-ce pas le besoin d’être ému qui fait nos passions ? Quand nous sommes agités par elles, que pouvons-nous trouver dans le vin, si ce n’est un repos qui suspende leur action immodérée ?

Apparemment, l’homme chargé de grandes choses cherche aussi dans le vin l’oubli, le calme, et non pas l’énergie. C’est ainsi que le café, en m’agitant, rend quelquefois le sommeil à ma tête fatiguée d’une autre agitation. Ce n’est pas ordinairement le besoin des impressions énergiques qui entraîne les âmes fortes aux excès de vins ou de liqueurs. Une âme forte, occupée de grandes choses, trouve dans leur habitude une activité plus digne d’elle en les gouvernant selon l’ordre. Le vin ne peut que la reposer. Autrement, pourquoi tant de héros de l’histoire, pourquoi tant de gouvernants, pourquoi des maîtres du monde auraient-ils bu ? C’était chez plusieurs peuples un honneur de boire beaucoup ; mais des hommes extraordinaires ont fait de même dans des temps où l’on ne mettait à cela aucune gloire. Je laisse donc tous ceux que l’opinion entraîna et tous ceux des gouvernants qui furent des hommes très-ordinaires. Il reste quelques hommes forts et occupés de choses utiles ; ceux-là n’ont pu chercher dans le vin que le repos d’une tête surchargée de ces soins dont l’habitude atténue l’importance, mais sans la détruire, puisqu’il n’y a rien au-dessus.


  1. Les stimulants de la Torride pourraient avoir contribué à nous vieillir. Leurs feux agissent moins dans l’Inde, parce qu’on y est moins actif ; mais l’inquiétude européenne, excitée par leur fermentation, produit ces hommes remuants et agités, dont le reste du globe voit la manie avec un étonnement toujours nouveau.
    Je ne dis pas que, dans l’état présent des choses, ce ne soit pas un allégement pour des individus, et même pour un corps de peuple, que cette activité valeureuse et spirituelle, qui voit dans le mal le plaisir de le souffrir gaiement, et dans le désordre le côté burlesque que présentent toutes les choses de la vie. L’homme qui tient aux objets de ses désirs dit bien souvent : Que le monde est triste ! Celui qui ne prétend plus autre chose que de ne pas souffrir se dit : Que la vie est bizarre ! C’est déjà trouver les choses moins malheureuses, que de les trouver comiques : c’est plus encore quand on s’amuse de toutes les contrariétés qu’on éprouve, et quand, afin de mieux rire, on cherche les dangers. Pour les Français, s’ils ont jamais Naples, ils bâtiront une salle de bal dans le cratère du Vésuve.
  2. L’homme de bien est inébranlable dans sa vertu sévère ; l’homme à systèmes cherche souvent des vertus austères.