Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 256).

LETTRE LV.

Fribourg, 30 mars, VIII.

Je juge comme autrefois de la beauté d’un site pittoresque ; mais je la sens moins, ou la manière dont je la sens ne me suffit plus. Je pourrais dire : Je me souviens que cela est beau. Autrefois aussi je quittais les beaux lieux ; c’était l’impatience du désir, l’inquiétude que donne la jouissance qu’on a seul, et qu’on pourrait posséder davantage. Je les quitte aujourd’hui, c’est l’ennui de leur silence. Ils ne parlent pas assez haut pour moi : je n’y entends pas, je n’y vois pas ce que je voudrais voir, ce que je voudrais entendre, et je sens qu’à force de ne plus me trouver dans les choses, j’en viens à ce point, de ne plus me trouver dans moi-même.

Je commence à voir les beautés physiques comme les illusions morales : tout se décolore insensiblement, et cela devait être. Le sentiment des convenances visibles n’est que la perception indirecte d’une harmonie intellectuelle. Comment trouverais-je dans les choses ces mouvements qui ne sont plus dans mon cœur, cette éloquence des passions que je n’ai pas, et ces sons silencieux, ces élans de l’espérance, ces voix de l’être qui jouit, prestige d’un monde déjà quitté[1] ?


  1. Nos jours, que rien ne ramène, se composent de moments orageux qui élèvent l’âme en la déchirant ; de longues sollicitudes qui la fatiguent, l’énervent, l’avilissent ; de temps indifférents qui l’arrêtent dans le repos s’ils sont rares, et dans l’ennui ou la mollesse s’ils ont de la continuité. Il y a aussi quelques éclairs de plaisir pour l’enfance du cœur. La paix est le partage d’un homme sur dix mille. Pour le bonheur, on le veut, on le cherche, on s’épuise. Il est vrai qu’on l’espère, et peut-être on l’aurait, si la mort ou la décrépitude ne venaient avant lui.
    Cependant la vie n’est pas odieuse en général. Elle a ses douceurs pour l’homme de bien : il s’agit seulement d’imposer à son cœur le repos que l’âme a conservé quand elle est restée juste. On s’effraye de n’avoir plus d’illusions ; on se demande avec quoi l’on remplira ses jours. C’est une erreur : il ne s’agit pas d’occuper son cœur, mais de parvenir à le distraire sans l’égarer ; et, quand l’espérance n’est plus, il nous reste, pour arriver jusqu’à la fin, un peu de curiosité et quelques habitudes.
    C’est assez pour attendre la nuit : le sommeil est naturel quand on n’est pas agité.