Numa Roumestan/VI
VI
MINISTRE !
Trois mois ont passé depuis ce voyage au mont de Cordoue.
Le parlement vient de s’ouvrir à Versailles sous un déluge de novembre qui rejoint les bassins du parc au ciel bas, étouffé de brume, enveloppe les deux Chambres de tristesse humide et d’obscurité, mais ne refroidit pas les colères politiques. La session s’annonce terrible. Des trains de députés, de sénateurs, se croisent, se succèdent, sifflent, grondent, secouent leur fumée menaçante, animés à leur manière des haines et des intrigues qu’ils convoient sous des torrents de pluie ; et, dans cette heure de wagon, dominant le bruit des roues sur le fer, les discussions continuent avec la même âpreté, la même fureur qu’à la tribune. Le plus agité, le plus bruyant de tous, c’est Roumestan. Il a déjà prononcé deux discours depuis la rentrée. Il parle dans les commissions, dans les couloirs, à la gare, à la buvette, fait trembler la toiture en vitrage des salons de photographie où se réunissent toutes les droites. On ne voit que sa silhouette remuante et lourde, sa grosse tête toujours en rumeur, la houle de ses larges épaules redoutées du ministère qu’il est en train de « tomber » selon les règles, en souple et vigoureux lutteur du Midi. Ah ! le ciel bleu, les tambourins, les cigales, tout le décor lumineux des vacances, comme il est loin, fini, démonté ! Numa n’y songe pas une minute, pris dans le tourbillon de sa double vie d’avocat et d’homme politique ; car, à l’exemple de son vieux maître Sagnier, en entrant à la Chambre, il n’a pas renoncé au Palais, et tous les soirs, de six à huit heures, on se presse à la porte de son cabinet de la rue Scribe.
Vous diriez une légation, ce cabinet de Roumestan. Le premier secrétaire, bras droit du leader, son conseil, son ami, est un excellent avocat d’affaires, appelé Méjean, Méridional comme tout l’entourage de Numa, mais du Midi Cévenol, le Midi des pierres, qui tient plus de l’Espagne que de l’Italie et garde en ses allures, en ses paroles, la prudente réserve et le bon sens pratique de Sancho. Trapu, robuste, déjà chauve, avec le teint bilieux des grands travailleurs, Méjean fait à lui seul toute la besogne du cabinet, déblaie les dossiers, prépare les discours, cherche à mettre des faits sous les phrases sonores de son ami, de son futur beau-frère, disent les bien informés. Les autres secrétaires, MM. de Rochemaure et de Lappara, deux jeunes stagiaires apparentés à la plus ancienne noblesse provinciale, ne sont là que pour la montre, et font chez Roumestan leur noviciat politique.
Lappara, grand beau garçon, bien jambé, teint chaud, barbe fauve, fils du vieux marquis de Lappara, chef du parti dans le Bordelais, montre bien le type de ce Midi créole, hâbleur, aventureux, friand de duels et d’escampatives. Cinq ans de Paris, cent mille francs « roustis » au cercle et payés avec les diamants de la mère, ont suffi pour lui donner l’accent du boulevard, un beau ton de gratin croustillant et doré. Tout autre est le vicomte Charlexis de Rochemaure, compatriote de Numa, élevé chez les Pères de l’Assomption, ayant fait son droit en province sous la surveillance de sa mère et d’un abbé, et gardant de son éducation, des candeurs, des timidités de lévite en contraste avec sa royale Louis XIII, l’air à la fois d’un raffiné et d’un jocrisse.
Le grand Lappara essaye d’initier ce jeune Pourceaugnac à la vie parisienne. Il lui apprend à s’habiller, ce qui est chic et pas chic, à marcher la nuque en avant, la bouche abrutie, à s’asseoir d’une pièce, les jambes allongées, pour ne pas marquer de genoux au pantalon. Il voudrait lui faire perdre cette foi naïve aux hommes et aux choses, ce goût du grimoire qui le classe gratte-papier. Mais non, le vicomte aime sa besogne, et quand Roumestan ne l’emmène pas à la Chambre ou au palais, comme aujourd’hui, il reste assis pendant des heures à grossoyer devant la longue table installée pour les secrétaires à côté du cabinet du patron. Le Bordelais, lui, a roulé un pouf contre la croisée, et, dans le jour qui tombe, le cigare aux dents, les jambes étendues, il regarde à travers la pluie et le gâchis fumant de l’asphalte la longue file d’équipages alignés, le fouet haut, au ras du trottoir, pour le jeudi de Mme Roumestan.
Que de monde ! Et ce n’est pas fini, il arrive encore des voitures. Lappara, qui se vante de connaître à fond la grande livrée de Paris, annonce à mesure, tout haut : « Duchesse de San Donnino… Marquis de Bellegarde… Mazette ! Les Mauconseil aussi… Ah çà, qu’est-ce qu’il y a donc ? » Et, se tournant vers un maigre et long personnage qui sèche devant la cheminée ses gants de tricot, son pantalon de couleur, trop mince pour la saison et relevé avec précaution sur des bottines d’étoffe : « Savez-vous quelque chose, Bompard ?
— Quelque chase ?… Certainemain… »
Bompard, le mameluck de Roumestan, est comme un quatrième secrétaire qui fait le dehors, va aux nouvelles, promène dans Paris la gloire du patron. Ce métier ne l’enrichit guère, à en juger sur sa mine ; mais ce n’est pas la faute de Numa. Un repas par jour, un demi-louis de loin en loin, on n’a jamais pu faire accepter davantage à ce singulier parasite dont l’existence reste un problème pour ses plus intimes. Lui demander, par exemple, s’il sait quelque chose, douter de l’imagination de Bompard est une bonne naïveté.
— Oui, messieurs… Et quelque chase de très grave…
— Quoi donc ?
— On vient de tirer sur le maréchal !
Un instant de stupeur. Les jeunes gens se regardent, regardent Bompard ; puis Lappara, rallongé dans son pouf, demande tranquillement :
— Et vos asphaltes, mon bon ? où en sont-elles ?
— Ah ! vai, les asphaltes… J’ai une affaire bien meilleure…
Sans s’étonner autrement du peu d’effet produit par l’assassinat du maréchal, le voilà racontant sa combinaison nouvelle. Oh ! une affaire superbe, et si simple. Il s’agissait de rafler les cent vingt mille francs de primes que le gouvernement suisse donne chaque année dans les tirs fédéraux. Bompard, dans sa jeunesse, tirait supérieurement les alouettes. Il n’aurait qu’à se refaire un peu la main, c’était cent vingt mille francs de rente assurés jusqu’à la fin de sa vie. Et de l’argent facile à gagner, au moins ! La Suisse, à petites journées, de canton en canton, le rifle sur l’épole…
Le visionnaire s’animait, décrivait, grimpait aux glaciers, descendait des vals et des torrents, secouait les avalanches devant les jeunes gens ébahis. De toutes les inventions de cette cervelle frénétique, celle-là était encore la plus extraordinaire, débitée d’un air convaincu, avec une fièvre dans le regard, un feu intérieur qui bossuait le front, le crevassait de rides profondes.
La brusque arrivée de Méjean, revenant du palais tout essoufflé, arrêta ces divagations.
— Grande nouvelle !… dit-il en jetant sa serviette sur la table… Le ministère est à bas.
— Pas possible !
— Roumestan prend l’Instruction publique…
— Je le savais, dit Bompard.
— Et, voyant leur sourire :
— Parfaitemain, messieurs… j’étais là-bas… j’en viens.
— Et vous ne le disiez pas ?
— À quoi bon ?… On ne me croit jamais… C’est la faute de mon assent, ajouta-t-il avec une candeur résignée dont le comique fut perdu dans l’émoi général.
Roumestan ministre !
Ah ! mes enfants, quel malin que le patron, répétait le grand Lappara, s’esclaffant dans son fauteuil, les jambes au plafond… A-t-il bien mené son affaire !
Rochemaure se dressa, scandalisé :
— Ne parlons pas de malice, mon cher… Roumestan est une conscience… Il va droit devant lui comme un boulet.
— D’abord, mon petit, il n’y a plus de boulets. Il n’y a que des obus… Ça fait ceci, l’obus.
Du bout de sa bottine, il indiquait la trajectoire.
— Blagueur !
— Jobard !
— Messieurs… Messieurs …
Et Méjean, à part lui, songeait à la singularité de cette nature, à ce compliqué Roumestan, qui, même vu de tout près, pouvait être jugé aussi diversement.
« Un malin, une conscience. »
Ce double courant d’opinions se retrouvait dans le public. Lui, qui le connaissait mieux, savait quel fonds de légèreté et de paresse modifiait ce tempérament d’ambitieux à la fois meilleur et pire que sa réputation. Mais, était-ce bien vrai, cette nouvelle du portefeuille ? Curieux de s’en assurer, Méjean jeta dans la glace un coup d’œil à sa tenue, et, traversant le palier, passa chez madame Roumestan.
Dès l’antichambre, où les valets de pied attendaient, des manteaux de fourrure au bras, se percevait un murmure de voix assourdies par les hauts plafonds, le luxe encombrant des tentures. D’ordinaire, Rosalie recevait dans son petit salon, meublé en jardin d’hiver, de sièges légers, de tables coquettes, avec du jour tamisé entre les feuilles luisantes des plantes vertes contre les croisées. Cela suffisait à son intimité de bourgeoise parisienne, perdue dans l’ombre de son grand homme, désintéressée de toute ambition, et passant, en dehors du petit cercle où sa supériorité était connue, pour une bonne personne sans importance. Mais aujourd’hui les deux pièces de réception étaient remplies, bruissantes ; et il arrivait du monde continuellement, le ban et l’arrière-ban des amis, les connaissances, de ces figures sur lesquelles Rosalie n’aurait pu mettre un nom.
Très simple, dans une robe à reflets violets qui dégageait bien sa taille svelte, l’harmonie élégante de tout son être, elle accueillait chacun avec le sourire égal, un peu fier, l’air refréjon dont parlait jadis tante Portal. Pas le moindre éblouissement de sa nouvelle fortune, un peu de surprise plutôt et d’inquiétude, mais qui ne se trahissaient en rien. Elle s’activait de groupe en groupe, pendant que le jour tombait rapidement dans ce premier étage parisien et que les domestiques apportant des lampes, allumant les candélabres, le salon prenait sa physionomie des soirs de fête avec ses riches étoffes scintillantes, ses tapis d’Orient aux couleurs de pierreries. « Ah ! monsieur Méjean… » Rosalie se dégagea une minute, vint au-devant de lui, heureuse d’une intimité retrouvée dans la cohue mondaine. Leurs deux natures s’entendaient. Ce Méridional refroidi et cette Parisienne vibrante avaient de semblables façons de juger ou de voir, équilibraient bien les défaillances et les emportements de Numa.
« Je venais m’assurer si la nouvelle était vraie… Maintenant je n’en doute plus… » fit-il en montrant les salons pleins. Elle lui passa la dépêche qu’elle avait reçue de son mari. Et tout bas : « Qu’est-ce que vous en dites ?
— C’est lourd, mais vous serez là.
— Et vous aussi… » dit-elle en lui serrant les mains et le quittant pour répondre à de nouveaux visiteurs. C’est qu’il en venait toujours, et personne ne s’en allait. On attendait le leader, on voulait tenir de sa bouche les détails de la séance, comment d’un coup d’épaule il les avait tous bousculés. Déjà, parmi les nouveaux venus, quelques-uns rapportaient des échos de la Chambre, des bribes de discours. Des mouvements se faisaient autour d’eux, un frémissement d’aise. Les femmes surtout se montraient curieuses, passionnées ; sous les grands chapeaux qui entraient en scène cet hiver-là, leurs jolis visages avaient aux pommettes ce léger feu rose, cette fièvre que l’on voit aux joueuses de Monte-Carlo autour du trenteet-quarante. Étaient-ce les modes de la Fronde, les feutres à longue plume qui les disposaient ainsi à la politique ; mais toutes ces dames y semblaient très fortes, et dans le plus pur langage parlementaire, agitant leurs petits manchons pour interrompre, toutes célébraient la gloire du leader. Du reste, ce n’était qu’un cri partout : « Quel homme ! quel homme ! »
Dans un coin, le vieux Béchut, professeur au Collège de France, très laid, tout en nez, un gros nez de savant allongé sur les livres, prenait texte du succès de Roumestan pour discuter une de ses thèses favorites : la faiblesse du monde moderne vient de la place qu’y prennent la femme et l’enfant. Ignorance et chiffons, caprice et légèreté.
« Eh bien ! monsieur, la force de Roumestan est là. Il n’a pas eu d’enfant, il a su échapper à l’influence féminine… Aussi quelle ligne droite et ferme ! Pas un écart, pas une brisure. » Le grave personnage auquel il s’adressait, conseiller référendaire à la Cour des Comptes, regard ingénu, petit crâne rond et ras où la pensée faisait un bruit de graine sèche dans une courge vide, se rengorgeait magistralement, approuvait avec un air de dire : « Et moi aussi, monsieur, je suis un homme supérieur… moi aussi, j’échappe à l’influence dont vous parlez. »
Voyant qu’on s’approchait pour écouter, le savant haussa le ton, cita des exemples historiques, César, Richelieu, Frédéric, Napoléon, prouva scientifiquement que la femme, sur l’étiage des êtres pensants, était à plusieurs échelons au-dessous de l’homme. « En effet, si nous examinons les tissus cellulaires… »
Quelque chose de plus curieux à examiner, c’était la physionomie des deux femmes de ces messieurs, qui les écoutaient assises l’une à côté de l’autre et buvant une tasse de thé ; car on venait de servir ce petit lunch de cinq heures qui mêle à l’excitation des causeries les cliquetis des cuillères fines sur des porcelaines du Japon, la chaude vapeur du samovar et des pâtisseries sortant du four. La plus jeune, Mme de Boë, par ses influences de famille avait fait de l’homme à la courge, son mari, noble décavé, perdu de dettes, un magistrat de la Cour des Comptes ; et l’on frémissait de savoir le contrôle des deniers publics dans les mains de ce gommeux qui avait si vite dévoré la fortune de sa femme et la sienne. Mme Béchut, ancienne belle personne gardant encore de grands yeux spirituels, un visage aux traits fins dont la bouche seule, par une sorte de détirement douloureux, racontait les combats contre la vie, l’acharnement d’une ambition sans relâche ni scrupules, s’était dévouée tout entière à pousser aux premières places la médiocrité banale de son savant, avait forcé pour lui les portes de l’institut, du Collège de France, par ses relations malheureusement trop connues. Tout un poème parisien dans le sourire que les deux femmes échangeaient par-dessus leurs tasses. Et peut-être qu’en cherchant bien tout autour parmi ces messieurs, on en aurait trouvé beaucoup d’autres à qui l’influence féminine n’avait pas nui.
Tout à coup Roumestan entra. Au milieu d’un brouhaha de bienvenue, il traversa le salon vivement, alla droit à sa femme, l’embrassa sur les deux joues avant que Rosalie eût pu se défendre de cette manifestation un peu gênante, mais qui était le meilleur démenti aux assertions du physiologiste. Toutes les dames crièrent « Bravo ! » Il y eut encore un échange de poignées de main, d’effusions, puis un silence attentif, lorsque le leader appuyé à la cheminée commença le bulletin rapide de la journée.
Le grand coup préparé depuis une semaine, les marches et contre-marches, la rage folle de la gauche au moment de la défaite, son triomphe à lui, son irruption foudroyante à la tribune, jusqu’aux intonations de sa jolie réponse au maréchal : » Ça dépend de vous, monsieur le Président », il notait tout, précisait tout avec une gaieté, une chaleur communicatives. Ensuite Roumestan devenait grave, énumérait les lourdes responsabilités de son poste : l’Université à réformer, toute une jeunesse à préparer pour la réalisation des grandes espérances, – le mot fut compris, salué d’un hurrah, – mais il s’entourerait d’hommes éclairés, ferait appel à toutes les bonnes volontés, tous les dévouements. Et, l’œil ému, il les cherchait dans le cercle serré autour de lui : « Appel à mon ami Béchut… à vous aussi, mon cher de Boë… »
L’heure était si solennelle que personne ne se demanda en quoi l’hébétement du jeune maître des requêtes pourrait servir les réformes de l’Université. Du reste, le nombre d’individus de cette forcelà, auxquels Roumestan avait demandé dans l’après-midi leur collaboration aux terribles devoirs de l’instruction publique, était vraiment incalculable. Pour les beaux-arts, il se sentait plus à l’aise, et on ne lui refuserait pas sans doute… Un murmure flatteur de rires, d’interjections, l’empêcha de continuer. Il n’y avait là-dessus qu’une voix dans Paris, même chez les plus hostiles. Numa était l’homme indiqué. Enfin on allait avoir un jury, des théâtres lyriques, un art officiel. Mais le ministre coupa court aux dithyrambes et fit remarquer sur un ton familier, plaisant, que le nouveau cabinet se trouvait presque entièrement composé de Méridionaux. Sur huit ministres, le Bordelais, le Périgord, le Languedoc, la Provence en avaient fourni six. Et s’excitant : « Ah ! le Midi monte, le Midi monte… Paris est à nous. Nous tenons tout. Il faut en prendre votre parti, messieurs. Pour la seconde fois les Latins ont conquis la Gaule ! »
Il était bien, lui, un Latin de la conquête avec sa tête de médaille aux larges méplats sur les joues, et son teint chaud, et ses brusques allures de sans-gêne dépaysées dans ce salon si parisien. Sur les rires et les applaudissements que soulevait son mot final, il quitta la cheminée lestement en bon comédien qui sait se retirer juste après l’effet, fit signe à Méjean de le suivre et disparut par une des portes intérieures, laissant à Rosalie le soin de l’excuser. Il dînait à Versailles, chez le maréchal ; il lui restait à peine le temps de s’apprêter, de donner quelques signatures.
— Venez m’habiller, dit-il au domestique en train de mettre les trois couverts, monsieur, madame et Bompard, autour de la corbeille fleurie, tous les jours renouvelée, que Rosalie voulait sur la table à chaque repas. Il se sentait tout joyeux de ne pas dîner là. Le tumulte d’enthousiasme qu’il avait laissé sur ses talons s’entendait derrière la porte fermée, l’excitait à chercher encore le monde, les lumières. Et puis, le Méridional n’est pas homme d’intérieur. Ce sont les gens du Nord, les climats pénibles qui ont inventé le « home », l’intimité du cercle de famille auquel la Provence et l’Italie préfèrent les terrasses des glaciers, le bruit et l’agitation de la rue.
Entre la salle à manger et le cabinet de l’avocat, il fallait traverser le petit salon d’attente, ordinairement plein de monde à cette heure, de gens inquiets guettant la pendule, l’œil sur des journaux à images avec toutes les préoccupations d’un procès. Ce soir Méjean les avait congédiés, pensant bien que Numa ne pourrait donner de consultation. Quelqu’un pourtant était resté, un grand garçon, empaqueté dans des vêtements de confection, gauche comme un sous-officier en bourgeois.
— Hé ! adieu…, monsieur Roumestan… comment ça va ?… En voilà du temps que je vous espère.
Cet accent, ce teint bistré, cet air vainqueur et jeannot, Numa se souvenait bien d’avoir vu cela quelque part, mais où donc ?
— Vous mé connaissez plus ? fit l’autre… Valmajour, le tambourinaire !
— Ah ! oui, très bien… parfaitement.
Il voulait passer. Mais Valmajour lui barrait la route, planté en arrêt, racontant qu’il était arrivé de l’avant-veille. « Seulement, vous savez, j’ai pas pu vénir plus tôt. Quand on débarque comme ça toute une famille dans un pays qu’on connaît pas, c’est difficile de s’estaller.
— Toute une famille ? dit Roumestan, les yeux élargis.
— Bé ! oui, le papa, la sœur… on a fait ce que vous disiez. »
Le prometteur eut un geste de gêne et de dépit, comme chaque fois qu’il se trouvait en face d’une de ces cartes à payer, de ces échéances, prises d’enthousiasme, dans un besoin de parler, de donner, d’être agréable… Mon Dieu ! Il ne demandait pas mieux que de servir ce brave garçon… Il verrait, chercherait le moyen… Mais il était très pressé, ce soir… Des circonstances exceptionnelles… La faveur dont le chef de l’État… Voyant que le paysan ne s’en allait pas : « Entrez par ici… » dit-il vivement, et ils passèrent dans le cabinet.
Pendant qu’assis à son bureau, il lisait et signait en hâte plusieurs lettres, Valmajour regardait la vaste pièce somptueusement tapissée et meublée, la bibliothèque qui en faisait le tour, surmontée de bronzes, de bustes, d’objets d’art, souvenirs de causes glorieuses, le portrait du roi signé de quelques lignes, et il se sentait impressionné par la solennité de l’endroit, la raideur des sièges sculptés, cette quantité de livres, surtout par la présence du domestique, correct, habillé de noir, allant et venant, étalant avec précaution sur les fauteuils des vêtements et du linge frais. Mais là-bas, dans la lumière chaude de la lampe, la bonne face large, le profil connu de Roumestan le rassuraient un peu. Son courrier prêt, le grand homme passa aux mains du valet de chambre, et, la jambe tendue, pour qu’on lui retirât pantalon et chaussures, il interrogeait le tambourinaire, apprenait avec terreur qu’avant de venir les Valmajour avaient tout vendu, les mûriers, les vignes, la ferme.
— Vendu la ferme, malheureux !
— Ah ! la sœur était bien un peu effrayée… Mais le papa et moi nous avons tenu bon… Comme j’y disais : « Qu’est-ce que tu veux qu’on risque puisque Numa est là-bas, puisque c’est lui qui nous fait venir ? »
Il fallait toute son innocence pour oser parler du ministre, devant lui, avec ce sans-façon. Mais ce n’est pas cela qui saisissait le plus Roumestan. Il songeait aux nombreux ennemis que lui avaient déjà causés cette incorrigible manie de promettre. Quel besoin, je vous demande, d’aller troubler la vie de ces pauvres diables ? Et les moindres détails de sa visite au mont de Cordoue lui revenaient, les résistances de la paysanne, ses phrases pour la décider. Pourquoi ? Quel démon avait-il en lui ? Il était affreux, ce paysan ! Quant à son talent, Numa ne s’en souvenait guère, ne voyant que la corvée de toute cette tribu qui lui tombait sur les bras.
D’avance, il entendait les reproches de sa femme, sentait le froid d’un regard sévère. « Les mots signifient quelque chose. » Et, dans sa nouvelle position, à la source de toutes les faveurs, que d’embarras il allait se créer avec sa fatale bienveillance.
Mais cette idée qu’il était ministre, la conscience de son pouvoir le rassurèrent presque aussitôt. Est-ce qu’à des hauteurs pareilles ces niaiseries peuvent encore préoccuper ? Souverain maître aux Beaux-Arts, tous les théâtres sous la main, ce ne serait rien pour lui d’être utile à ce malheureux. Remonté dans sa propre estime, il changea de ton avec le campagnard, et pour l’empêcher d’être familier, lui apprit solennellement, de très haut, à quelles dignités importantes il avait été élevé depuis le matin. Le malheur, c’est qu’en ce moment il était à demi-vêtu, en chaussettes de soie sur le tapis, rapetissé, la bedaine proéminente dans la flanelle blanche d’un caleçon enrubanné de rose ; et Valmajour ne semblait pas autrement ému, le mot magique de « ministre » ne se liant pas dans son esprit avec ce gros homme en bras de chemise. Il continuait de l’appeler « moussu Numa », lui parlait de sa « musique », des airs nouveaux qu’il avait appris dessus. Ah ! il n’en craignait pas un des tambourinaires de Paris maintenant !
« Attendez… vous allez voir. »
Il s’élançait pour prendre son tambourin dans l’antichambre. Mais Roumestan le retint :
— Puisque je vous dis que je suis pressé, qué diable !
— Va bien… va bien… Ça sera pour un autre jour… fit le paysan de son air bonasse.
Et, voyant Méjean qui s’approchait, il crut devoir à son admiration l’histoire du flûtet à trois trous :
— Ce m’est vénu dé nuit, en écoutant çanter lé rossignoou. Dans moi-même, je me pensais : Comment ! Valmajour… »
C’était le même petit récit qu’il faisait là-bas, sur l’estrade des Arènes. Devant le succès obtenu, il l’avait retenu ingénument, et mot pour mot. Mais, cette fois, il le débitait avec une certaine hésitation timide, une émotion augmentant de minute en minute, à mesure qu’il voyait Roumestan se transformer devant lui sous le large plastron de linge fin aux boutons de perles, l’habit noir d’une coupe sévère que le valet de chambre lui passait.
À présent, moussu Numa lui semblait grandi. La tête, que la préoccupation de ne pas chiffonner le nœud de mousseline blanche faisait raide et solennelle, s’éclairait des reflets pâles du grand cordon de Sainte-Anne autour du cou et de la large plaque d’Isabelle la Catholique en soleil sur le drap mat. Et tout à coup le paysan, saisi d’un grand respect effaré, comprenait enfin qu’il avait en face de lui un des privilèges de la terre, cet être mystérieux, presque chimérique, le puissant manitou vers qui les vœux, les désirs, les suppliques, les prières ne s’élèvent que sur du papier grand format, tellement haut, que les humbles ne le voient jamais, tellement superbe, qu’ils ne prononcent son nom qu’à demi-voix, avec une sorte de crainte recueillie et d’emphase ignorante : Le Ministre !
Il en fut si troublé, le pauvre Valmajour, que c’est à peine s’il entendit les paroles bienveillantes dont Roumestan le congédiait, l’engageant à revenir le voir mais seulement dans une quinzaine, quand il serait installé au ministère.
« Va bien… va bien, monsieur le ministre… »
Il gagnait la porte à reculons, ébloui par l’éclat des ordres officiels et l’extraordinaire expression de Numa transfiguré. Celui-ci resta très flatté de cette timidité subite qui lui donnait une haute opinion de ce qu’il appela désormais « son air ministre », la lippe majestueuse, le geste contenu, le grave froncement des sourcils.
Quelques instants après, Son Excellence roulait vers la gare, oubliant cet incident ridicule dans le mouvement berceur du coupé aux lanternes claires qui l’emportait rapidement vers de hautes et nouvelles destinées. Il préparait déjà les effets de son premier discours, combinait des plans, sa fameuse circulaire aux recteurs, pensait à ce qu’allait dire le pays, l’Europe, le lendemain, en apprenant sa nomination, lorsque à un tournant du boulevard, dans le rayon lumineux du gaz sur l’asphalte mouillée, la silhouette du tambourinaire lui apparut, plantée au bord du trottoir, sa longue caisse battant aux jambes. Assourdi, ahuri, il attendait, pour traverser, un arrêt dans le va-et-vient des voitures, innombrables à cette heure où tout Paris se hâte de rentrer, les petites charrettes à bras filant entre les roues des fiacres, et les omnibus pleins oscillant de l’impériale, pendant que sonnent les cornets à bouquin des tramways. Dans la nuit qui venait, la buée que l’humidité de la pluie dégageait de cette fièvre, dans cette vapeur de foule en activité, le malheureux paraissait si perdu, si dépaysé, aplati sous l’écrasement des hautes parois de ces maisons à cinq étages, il ressemblait si peu au superbe Valmajour donnant avec son tambourin le branle aux cigales sur la porte de son mas, que Roumestan détourna les yeux, se sentit pris d’un remords qui, pendant quelques minutes, jeta comme une ombre attristée sur l’éblouissement de son triomphe.