Novalis. Essai sur l’idéalisme romantique en Allemagne/Appendice/II

CHAPITRE II
LES PROBLÈMES

LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE DES HYMNES À LA NUIT


Un premier problème d’ordre biographique, se pose à propos de la date où furent composés les Hymnes à la Nuit. Ce problème a une certaine importance, car selon la solution qu’on y apporte la conception d’ensemble qu’on se fait de l’auteur se trouve notablement modifiée. Faut-il voir dans ces chants un document personnel intime, écrit sous le coup d’une émotion profonde et sincère, — ou une simple rhapsodie, poétique et philosophique ? L’interprétation même qu’on donnera de la « Nuit », à laquelle sont dédiés ces hymnes, sera différente, selon la réponse qu’on fera à cette question.

Les solutions les plus dissemblables ont été proposées et les Hymnes à la Nuit ont successivement occupé les différents casiers chronologiques de la courte biographie du poète. Déjà les premiers biographes, Just et Tieck, se trouvent en désaccord sur ce point. Just recule la composition des Hymnes à la Nuit à une date indéterminée, mais assez postérieure aux évènements qui en ont inspiré la composition (Novalis Schriften, Berlin, 1846, III, p. 31), tandis que Tieck leur assigne comme date l’automne de l’année 1797 (Novalis Schriften, Berlin, 1837. I, p. XIX). Dilthey a repris ce problème et, avec beaucoup de perspicacité, a émis le premier une hypothèse, que des études plus récentes ont en partie justifiée depuis. « Il ressort de certains indices tout intimes que les Hymnes à la Nuit ne peuvent avoir été conçus après l’été 1797, alors même qu’ils auraient subi un remaniement postérieur. Ce remaniement on croit le deviner dans le style même, où se retrouve comme un reflet de la langue de Schleiermacher ; de même la dernière poésie ressemble à un hors-d’œuvre, qui appartiendrait déjà à l’époque des Hymnes spirituelles… Quelle que soit du reste la date précise de leur composition, ces poésies ne pouvaient être écrites que dans le recueillement douloureux de la première période de deuil : elles en apportent l’image sincère. Elles ont quelque chose de plus effrayant que la plus funèbre des histoires » (Preussische Jahrbücher, op. cit. p. 608). M. Haym arrive à peu près à la même conclusion. Quelle que soit la date de la rédaction définitive, « il est incontestable que ces chants plongent profondément dans les émotions de l’été 1797. Ils reproduisent presque textuellement les motifs du Journal du poète » (Die romantische Schule, op. cit. p. 337). — La biographie anonyme faite par un membre de la famille Hardenberg (et que nous désignerons dans la suite toujours sous la simple rubrique de « Nachlese ») fait également remonter la composition des Hymnes à la Nuit à une période assez voisine des évènements de 1797. L’auteur du reste a besoin de cette hypothèse pour établir la sincérité religieuse des cantiques chrétiens. « Pourquoi le lecteur éprouve-t-il en lisant les Hymnes à la Nuit un saisissemait si étrange ? C’est que ces chants sont le document poétique de la conversion religieuse du poète… La vie nouvelle d’un chrétien régénéré pousse ses premiers bourgeons dans les H. à la N. » (Friedr. von Hardenberg, — Eine Nachlese, etc. Gotha, 1883. p. 153). — Dans son commentaire des H. à la N., M. Roman Wœrner ne précise aucune date ; il constate simplement que les deux derniers hymnes se rapprochent par le fond et par la forme des Hymnes spirituelles de l’année 1799 (Rom. Wœrner. — Novalis’Hymnen an die Nacht and geistliche Lieder München, 1885. p. 4). — Schubart, qui sur presque tous les points adopte les solutions de la « Nachlese », voit également dans les H. à la N. un document de la crise morale et religieuse qui s’est déroulée pendant l’été 1797. (Schubart. — Novalis’Leben, Dichten und Denken. — Gütersloh, 1887, p. 65).

Cette solution semblait donc généralement admise, lorsque M. Bing, en 1893, pensa révolutionner la « Novalislitteratur » en reculant la composition des H. à la N. jusqu’à la fin de la carrière poétique de Novalis. Cette œuvre serait, d’après lui, contemporaine du roman Henri d’Ofterdingen. À l’appui de cette assertion l’auteur invoque trois espèces d’arguments. — D’abord un argument biographique : Novalis n’a envoyé les H. à la N. à l’Athenæum qu’en janvier 1890. Si cette œuvre avait été composée antérieurement il l’aurait lue à ses amis romantiques, ou tout au moins nous en trouverions quelque trace dans sa correspondance littéraire. En tout cas il en aurait parlé à Tieck, dont il fit la connaissance pendant l’été 1799. Donc, l’œuvre a été composée postérieurement à cette dernière date. — Cet argument biographique, à l’examiner de près, ne prouve pas grand’chose et les faits allégués peuvent aussi bien se retourner contre l’hypothèse de M. Bing. Il est en effet tout à fait étrange, si on suit le raisonnement de l’auteur, que Tieck, qui, à partir de 1799, était en relations suivies avec Novalis et se trouvait au courant de tous ses projets littéraires, ait précisément situé la composition des H. à la N. dans la période qui a précédé sa rencontre avec le jeune poète. De plus, à partir de 1798, Novalis informe ses correspondants romantiques de tous ses projets et nous assistons, dans ses lettres, à l’éclosion de toutes ses œuvres. Pourquoi les H. à la N. font-ils exception à la règle, — si ce n’est parce que cette œuvre était alors, au moins dans ses grandes lignes, déjà terminée ? Enfin il y a, avons-nous vu dans notre étude des H. à la N., des témoignages plus précis et que M. Bing a entièrement négligés. Dans une lettre datée de Berlin, mais qui fait manifestement allusion à des évènements déjà anciens, Frédéric Schlegel se rappelle avoir feuilleté les « papiers » de son ami, pendant un séjour qu’il fit à Weissenfels en été 1797, et y avoir découvert « les indications splendides d’une poésie et d’une religion nouvelles de la mort » (Raich, op. cit. p. 130). À quelle œuvre ces lignes peuvent-elles s’appliquer sinon précisément aux H. à la N. ? — À ces arguments biographiques M. Bing ajoute des arguments d’ordre psychologique. L’auteur croit à la sincérité absolue de l’amour de Novalis pour Sophie et de son deuil, lorsque mourut cette dernière. Il fallait donc qu’une assez longue période s’écoulât pour permettre à la douleur de s’exprimer sous une forme artistique. M. Bing s’exagère beaucoup, croyons-nous, la profondeur réelle de cette douleur qui, dès le début, affecta la forme d’une attitude toute philosophique et poétique. C’est ici qu’une analyse psychologique serrée de la personnalité du poète eût été nécessaire, — analyse que M. Bing n’a même pas essayée. Qu’est-ce que cette « Nuit » mystérieuse à laquelle sont dédiés les chants de Novalis ? L’auteur ne cherche pas à en approfondir le sens. Il constate simplement que la Nuit est le contraire du Jour, et qu’en célébrant la Nuit le poète a manifesté son antipathie pour le Jour. « Alors la question se pose au sujet de notre poésie : d’où vient cette antipathie du poète pour le Jour ?… Je suis obligé de l’avouer : je ne puis m’expliquer jusqu’à présent d’où a pu venir cette antipathie » (Bing. — Novalis, Eine biographische Charakteristik, Hamburg und Leipzig, 1893, p. 113). — Enfin M. Bing invoque encore des arguments d’ordre artistique. Il voit dans les H. à la N. l’œuvre la plus parfaite, au point de vue formel, de Novalis. Elle ne peut donc paraître l’œuvre d’un débutant. C’est ici que l’argumentation de l’auteur devient tout à fait déconcertante. En effet à tout lecteur non prévenu les H. à la N. présentent une succession incohérente de fragments lyriques disparates, les uns écrits en vers libres, les autres en prose rythmée, les autres groupés en strophes régulières. M. Bing, qui prétend découvrir dans cette succession bigarrée une « progression admirable », se trouve, dès qu’il essaye d’analyser cette progression, en présence de lacunes et d’incohérences inexplicables. Déjà dans le premier hymne il note ce qu’il appelle deux « sauts ». Après l’invocation du début, dit-il, « survient une brusque transition ou plutôt un saut (ein Sprung) et nous tombons tout à coup dans la Nuit mystérieuse » (op. cit. p. 103). Après le premier saut en profondeur, le commentateur nous invite à en faire un second, en hauteur cette fois. « Encore un saut — lisons-nous quelques lignes plus bas — et cette fois-ci nous nous élevons ». — Entre le second et le troisième hymne, voilà qu’il faut sauter de nouveau. « Tout à coup, — nous faisons un nouveau saut et un nouveau développement commence » (op. cit. p. 104). Après ces trois sauts successifs, le troisième hymne nous surprend enfin « comme la délivrance heureuse d’une femme qui accouche » !! (sic)(op. cit. p. 105). Et nous ayant ainsi conduit de cahot en cahot et d’accident en accident, l’auteur conclut : « J’ai le courage de l’affirmer : cette composition analogique et progressive, qui dans l’ensemble de l’œuvre met une sorte de gradation, n’est pas le produit d’un instinct organisateur aveugle, mais d’un art conscient et libre » (op. cit. p. 106). Cette affirmation si « courageuse » contraste quelque peu avec l’aveu modeste d’incompétence auquel nous avons vu l’auteur se résigner un peu plus haut.

M. Bing n’a pas fait école. Dans une étude plus récente sur la poésie lyrique de Novalis, M. Busse reprend une hypothèse antérieurement formulée. M. Dilthey, on se le rappelle, avait déjà pressenti que le texte des H. à la N., tel que l’apportait l’édition Tieck, devait avoir subi des remaniements postérieurs. M. Rom. Wœrner avait même cru pouvoir dégager, sous la version en prose, une version rédigée primitivement en vers libres. M. Busse a encore précisé ces conjectures. « Les H. à la N. — dit-il — n’ont vu le jour ni en 1797, ni en 1798, ni en 1799, mais à ces trois dates à la fois. Pendant ces années la conception première a peu à peu pris le développement qu’elle a aujourd’hui et la forme poétique s’est calquée sur le contenu. Deux dates sont certaines : en mai 1797 le poète a fixé une première fois sa pensée sous forme d’esquisses et de projets ; à la fin de 1799, ou au commencement de 1800 a eu lieu une rédaction complète et définitive » (Dr. Carl. Busse, Novalis Lyrik, Oppeln, 1898. p. 6). M. Busse montre que non seulement il n’y a aucune unité ni aucun plan prémédité dans le choix des formes métriques, mais que, de plus, la pensée philosophique du poète a sensiblement évolué au cours de la composition de l’œuvre. La « Nuit » n’a plus dans les derniers hymnes le même sens que dans les premiers : le sens devient de plus en plus général, philosophique, symbolique, — ce qui correspond manifestement à une transformation parallèle qui s’était opérée dans l’esprit de l’auteur, à mesure qu’il s’éloignait des évènements qui avaient inspiré la conception première de l’œuvre. En même temps la forme devient de plus en plus classique et châtiée. La dernière rédaction des Hymnes, d’après Busse, se placerait en 1799 ou en 1800. L’idée serait alors venue à Novalis de clore définitivement ce chapitre de son existence, puisqu’aussi bien des projets matrimoniaux et littéraires nouveaux devaient de plus en plus détourner sa pensée vers d’autres objets. « La rédaction définitive peut s’interpréter ainsi : Novalis avait hâte d’en finir ; peut-être voulut-il, en prenant des engagements matrimoniaux nouveaux, liquider son passé ; il rassembla donc toutes ses esquisses fragmentaires, leur donna une forme littéraire, combla les lacunes, inventa des transitions, et intercala dans le texte en prose les parties versifiées qui lui paraissaient réussies » (op. cit. p. 20).

Le problème des H. à la N. fit un grand pas vers la solution lorsqu’en 1901 l’édition des œuvres complètes due aux soins de M. Heilborn, apporta enfin le texte du manuscrit original. Un point tout au moins fut definitivement acquis : c’est que le manuscrit original était rédigé en vers libres, à l’exception de quelques fragments écrits en prose rythmée. À quelle date remonte ce manuscrit ? M. Heilborn propose la fin de l’année 1798 ou le commencement de 1799. Mais ce n’est là qu’une « impression » chez lui. Du reste rien ne prouve que la date du manuscrit soit aussi la date où l’œuvre tout entière a été composée, comme d’un seul jet. Rien même de plus invraisemblable, quand on connaît les habitudes de composition fragmentaire du jeune poète. M. Heilborn lui-même estime que ce manuscrit, d’une écriture rapide et presque sans aucune correction, pourrait n’être qu’une transcription postérieure de fragments déjà esquissés. (Voir : Heilborn. — Novalis, der Romantiker, Berlin, 1801. p. 135). — Quant à la question de savoir qui a pu rédiger la version en prose — si cette version émane de la plume de Novalis lui-même, ou de la plume d’un de ses amis — Schleiermacher ou Tieck — elle reste, dans l’état actuel des choses, absolument controversable. M. Heilborn et M. Busse seraient plutôt disposés à admettre cette dernière hypothèse (Deutsche Litteraturzeitung, 23 mærz 1901). — Voir l’article de M. Busse sur l’étude de M. Heilborn). On sait en effet que dans la Revue romantique, dite l’Athenæum, les éditeurs-correcteurs en usaient très librement avec les manuscrits qui leur étaient confiés. Comme l’observait déjà M. Dilthey, certains passages des premiers Hymnes à la Nuit rappellent beaucoup la manière un peu oratoire de Schleiermacher. Ce sont précisément ceux qui ont subi les plus profondes altérations. On a quelque peine à admettre que le poète ait ainsi lui-même défiguré son œuvre, qui semble être devenue, dans la version prosaïque, moins sincèrement poétique. Malheureusement la correspondance publiée de Novalis s’arrête bientôt après l’envoi des Hymnes à la Nuit et ne peut nous fournir, sur ce petit point de détail, aucun témoignage précis.

LE PROBLÈME PSYCHOLOGIQUE


L’œuvre poétique et philosophique de Novalis se trouve intimement liée à l’histoire de sa propre personnalité. Quels sont les liens profonds qui unissent cette œuvre à cette personnalité, — en quelle mesure a-t-elle été sincèrement vécue, — quel tempérament, quelle forme d’esprit s’y reflètent ? Non seulement l’image qu’on se fera de l’auteur, mais aussi l’interprétation qu’on donnera de sa pensée et particulièrement de sa vie religieuse se trouvent intéressées dans ce problème psychologique, qui restera toujours le problème central de toute étude sur Novalis. Précisément les Hymnes à la Nuit sont à ce titre particulièrement significatifs : nous y voyons, sous le coup de certains évènements réels, racontés dans le Journal de l’année 1797, se dessiner peu à peu tous les grands problèmes qui occupent dans la suite l’esprit du poète et on peut dire que ces chants contiennent en germe toute son œuvre artistique et philosophique. C’est donc plus particulièrement sur la crise morale dont ces hymnes nous apportent le document poétique, que porteront les investigations de la critique. Jusqu’à quel point Novalis a-t-il réellement vécu cette crise ? Quel en a été le caractère ? A-t-il triomphé dans la suite de ces influences maladives ?

On se rappelle la « légende » que les amis du poète s’étaient efforcés d’accréditer auprès du public et qui contribua pour une bonne part à fonder la réputation littéraire du jeune auteur. Par un contre-coup inévitable, du jour où le mysticisme romantique fut frappé de discrédit, cette légende suscita des interprétations tout opposées et non moins excessives. Novalis ne fut plus qu’un malade, un déséquilibré, bref un « cas pathologique ». D’une manière générale on peut dire que la critique nouvelle a réagi contre ces deux tendances à la fois, distinguant de plus en plus entre le personnage réel, tel qu’il apparaissait dans la vie quotidienne, et le personnage plus ou moins fictif, dont la physionomie se dessine dans l’œuvre littéraire.

Déjà M. Dilthey a eu le sentiment de la complexité du problème psychologique. Il y a, selon lui, chez Novalis à la fois un aspect pathologique et un aspect sain. Des dispositions maladives et destructives luttaient sans cesse chez lui avec des activités positives et saines. « C’était en vérité une nature, sinon franchement pathologique, du moins toute subjective. Certaines émotions persistantes l’ont entièrement absorbé, jusqu’à failli disparaître à ses yeux l’ensemble des réalités qui constituent le monde » (Preussische Jahrbücher, op. cit. p. 605). Particulièrement saisissant apparaît le conflit entre ces deux natures dans le Journal du poète : « Ce Journal, mieux que toutes les légendes, nous montre quelles puissances il y a en nous qui nous poussent à nous détacher du monde et même de la vie, — et quelles autres puissances réagissent sans cesse contre les premières. Qui peut dire comment se serait terminé le conflit, s’il s’était déroulé dans la cellule silencieuse d’un monastère ! » (op. cit. p. 607). Ainsi M. Dilthey croit à l’absolue sincérité de cette crise. Novalis en est-il sorti vainqueur ? A-t-il définitivement triomphé, au moins intellectuellement et moralement, de ces puissances destructrices ? L’auteur ne le croit pas. Il compare à cet égard la crise racontée dans le Journal du poète à la conversion de St Augustin. « La destinée individuelle ne fut pas pour Novalis, comme pour les natures vraiment supérieures et intellectuelles, un simple aiguillon qui stimula en lui une conception plus compréhensive de l’univers. Il est resté complètement emprisonné dans sa destinée. Elle a imprégné toute sa pensée, elle a déterminé le contenu de sa vie religieuse. Il ne s’en est libéré dans la suite que partiellement » (op. cit. p. 605).

Ce sont les deux mêmes aspects contraires, — l’aspect sain et l’aspect morbide — qui se retrouvent dans l’étude de M. Haym, sans que cet auteur ait réussi à les concilier ou tout au moins à interpréter cette dualité. Il commence par nous présenter un Novalis entièrement sain. Incontestablement des symptômes pathologiques apparaissent dans le Journal et même dans les Hymnes à la Nuit, mais M. Haym ne croit pas que ces dispositions aient eu des racines profondes dans l’âme du poète. Ce qui le frappe au contraire chez ce dernier, c’est son optimisme foncier, qui ne l’abandonne jamais, même dans les plus douloureuses épreuves (Haym, Die romantische Schule, op. cit. p. 394). « Nulle trace chez lui de cette mélancolie solennelle, de cette tristesse morne et accablée dont souffrait, dans des régions voisines, l’esprit rêveur de Hœlderlin » (ibid. p. 398)… « Par Just nous savons combien Hardenberg savait mieux que Wackenroder ou Hœlderlin trouver un compromis entre les aspirations idéalistes d’une part et les exigences pratiques et professionnelles d’autre part… C’est ce qui l’a sauvé du naufrage qui attendait ces deux derniers » (ibid. p. 330)… « Pas un seul instant nous ne devons oublier que cet homme, avec ses brillantes facultés poétiques, se conduisait en même temps dans la réalité comme un esprit foncièrement sain, comme une intelligence puissante, animée du plus pur sentiment du devoir dans toutes les circonstances de la vie ordinaire » (ibid. p. 353). — Cependant, à quelques pages d’intervalle, voici qu’apparaît tout à coup, sans transition, un aspect tout opposé. « Une puissance aussi irrésistible que l’inflexible logique entretenait chez lui cet enthousiasme de la tombe ; la nature même avait imprimé à cet homme les stigmates de la mort précoce… Au-dedans de lui habitait déjà la mort, qu’il célébrait et qu’il redoutait à la fois, devant laquelle se révoltait instinctivement la joie de vivre de sa jeunesse ; — en lui habitaient les Esprits, avec qui il entretenait des rapports secrets ; — cette maladie qui lentement consume et spiritualise l’homme alimentait la flamme de son idéalisme et sa pensée vivrait avec la mort et la maladie sur un pied d’inquiétante familiarité » (op. cit. p. 361).

La biographie de Novalis entra dans une nouvelle période lorsqu’en 1873 un membre de la famille Hardenberg publia dans la « Nachlese » un recueil de lettres inédites, reliées entre elles par un commentaire biographique. Aussi bien le commentaire que le choix des lettres trahissaient une certaine arrière-pensée apologétique. Il s’agissait moins de nous présenter l’écrivain dans le milieu littéraire où sa pensée s’est développée, que de réhabiliter l’homme devant un certain public et, pour cela, de l’isoler du groupe un peu compromettant de ses collaborateurs et amis romantiques. Sans doute il était impossible de contester les dispositions maladives qui se trouvent dans le Journal du poète et dans les Hymnes à la Nuit. La « Nachlese » y reconnaît même les symptômes d’une véritable maladie mentale. « On voit combien sont maladives ces dispositions ; il est pénible de voir le jeune homme s’ausculter sans cesse lui-même. Mais sa biographie nous apparaît dans un jour entièrement faux, si on fait de cette maladie morale (Gemütskrankheit), de cette aspiration à mourir qui devait disparaître et qui disparut en effet, le fond même de son caractère » (Friedrich von Hardenberg, Eine Nachlese, etc., op. cit. p. 142). Ce fut sur le terrain religieux que l’auteur anonyme de la biographie engagea le débat. La crise, dont le Journal et les Hymnes à la Nuit nous retracent les péripéties, eut un caractère profondément moral et religieux. Il en sortit une âme complètement régénérée par la vérité chrétienne. Novalis apparut ainsi comme une sorte de puritain mystique qui, tout en frayant dans la société un peu libre d’Iéna, sut grâce à son éducation religieuse, grâce surtout à une conversion profonde et quasi-miraculeuse, se préserver des influences délétères de l’ironie à la Schlegel. Il resta, dans les cercles romantiques, un « isolé », à cause de sa foi religieuse sincère. « Novalis est un des seuls parmi les premiers romantiques qui, dès cette époque, ait trouvé la solution de la dissonance morale dans son rapport avec le Christ » (op. cit. p. 158).

Cette interprétation a inspiré également l’étude consciencieuse mais extraordinairement touffue et incohérente de

M. Schubart (Schubart, Novalis’Leben, Dichten und Denken, Gütersloh, 1887). L’auteur prenant au pied de la lettre le passage où Novalis affirmait à Just que la littérature n’était pour lui qu’une chose accessoire, — est avant tout préoccupé de décerner à son héros un brevet de bonne vie et mœurs, de capacité professionnelle, de loyalisme monarchique et d’orthodoxie religieuse, et pour cela de montrer qu’il ne partagea aucun des écarts de conduite ou de pensée, qui ont discrédité la plupart de ses compagnons littéraires. « Il apparaît clairement — lisons-nous déjà dans l’introduction de cette étude — que Novalis occupe en face de l’école romantique telle que nous l’avons définie, une position tout-à-fait à part ; car tout ce que nous savons de sa vie trop tôt brisée est empreint d’une pureté et d’une innocence charmantes, et d’autre part un trait frappant de sa personnalité poétique tout entière, c’est que nous n’y trouvons rien de cette subjectivité arbitraire, capricieuse, ironique, qui caractérise toutes les grandes productions du romantisme » (op. cit. p. 5.). À quoi est due cette position « tout-à fait à part » ? M. Schubart répond, avec la « Nachlese », qu’elle tient à la conversion religieuse du poète, dont les Hymnes à la Nuit nous apportent le témoignage encore confus et qui s’affirma complète dans les Hymnes spirituelles de l’année 1799. « Jésus l’a choisi de préférence à beaucoup d’autres, dans ce siècle d’impiété : c’est ce que je me suis proposé de prouver dans ce livre » (op. cit. p. 193).

Ce sont des préoccupations apologétiques analogues, plus ou moins conscientes, qu’on retrouverait dans l’étude de M. Busse sur les poésies lyriques de Novalis (Novalis’ Lyrik, Oppeln, 1898). Déjà le titre est significatif. M. Busse ne se soucie pas d’étudier son auteur complètement. La philosophie de Novalis ne l’intéresse guère. Il l’expédie en quelques formules dédaigneuses. Il reste donc le poète. Ici encore M. Busse a fait son choix. Il n’aime pas les Hymnes à la Nuit. Il est choqué par l’obscurité de la pensée et l’incohérence de la forme. Et puis les Hymnes à la Nuit contredisent la conception psychologique qu’il s’est faite du poète. On a trop reproduit, selon lui, le cliché traditionnel du jeune phtisique, mélancolique et mystique. Il s’agit de faire ressortir à présent l’aspect opposé. « Dans tout cela il y a bien un grain de vérité. Mais on a malheureusement voulu en faire toute la vérité. Et ainsi on ne saurait trop répéter le contraire : Novalis était un tempérament foncièrement gai, un jeune homme complètement sain (?), qui s’est battu en duel comme étudiant, qui a conté fleurette à toutes les filles, et qui prisait par dessus tout la vie joyeuse. Ce n’était pas un poète tragique du tout. Son genre c’est la grâce espiègle et une certaine familiarité souriante » (op. cit. p. 38). Nous allons donc nous trouver en présence d’un anacréontique, à la manière de Gleim, chantant sur tous les tons le vin et l’amour ? Nullement. L’œuvre qui, d’après M. Busse, exprime le plus parfaitement le lyrisme particulier de Novalis ce sont les Hymnes spirituelles, particulièrement les hymnes à Jésus. Il y a là pour le moins un paradoxe. C’est qu’il s’agissait avant tout de « reconquérir » Novalis pour l’opinion publique protestante, de le laver de tous les soupçons, soit de catholicisme soit de mysticisme, qu’ont fait planer sur lui ses relations avec les romantiques d’Iéna ; il s’agissait, par lui, de faire indirectement la leçon au premier romantisme et de lui apprendre ce qu’il aurait pu et dû être. « Les Hymnes spirituelles de Novalis n’appartiennent plus à l’école romantique telle qu’elle a été en réalité, mais elles réalisent, à un point de vue particulier, l’idéal du romantisme tel qu’il aurait dû être, ou tout au moins un des aspects de l’idéal que l’école romantique avait reçu la mission de réaliser » (op. cit. p. 47).

Ainsi dans la « Nachlese », dans les études de M. Schubart et de M. Busse la conversion religieuse, comme une sorte de « deus ex machina », aplanit miraculeusement toutes les difficultés. À son tour Mme Ricarda Huch voit dans les dispositions maladives qui ont inspiré le Journal de Novalis et les Hymnes à la Nuit, un grand drame moral, sincèrement et profondément vécu, affectant un caractère de plus en plus religieux. « Peut-on imaginer un spectacle plus sublime que celui d’un homme, qui se croit une force d’âme suffisante pour pouvoir, par un acte de liberté, par une aspiration surnaturelle, s’arracher peu à peu à toutes les séductions de la chair et de la jeunesse, se détacher d’un monde bien-aimé ? Il a si profondément vécu son idéalisme qu’il a cru pouvoir élever son moi impérissable jusqu’à ce suprême affranchissement, jusqu’à cette suprême immortalité… La force qui triomphe de la mort, tel apparut désormais à Novalis, à la suite d’une révélation nouvelle, le Christ qu’il adorait ; la religion qui triomphe de la mort, tel lui apparut le christianisme où il avait grandi et qu’il venait de reconquérir » (die Blüthezeit der Romantik, op. cit. p. 75). —

Cependant une récente étude biographique de M. Heilborn (Novalis der Romantiker, Berlin, 1901) est venue jeter un jour nouveau sur certains points de la vie intime du poète. Grâce aux documents inédits qu’il a pu consulter, l’auteur a définitivement réduit à néant un certain nombre de légendes. C’est ainsi que le premier amour de Novalis apparut tel qu’il était réellement : un caprice de jeune homme, où l’imagination tenait plus de place que le cœur. Il en est de même du deuil qui frappa le jeune fiancé : il s’agit là d’une attitude très voulue, d’une auto-suggestion qu’il s’est donnée à lui-même. — Novalis n’était rien moins qu’un puritain dans la vie privée. Le fond moral de son tempérament, si on le dégage de certaines formules mystiques, c’est un culte très raffiné de la volupté, un sensualisme éthéré. Tout en gardant à la défunte un souvenir religieux, il se passionnait pour les charmes très concrets, semble-t-il, et très épanouis d’une jeune beauté florissante et coquette. Déjà les contemporains avaient remarqué ce double aspect de sa vie. « Madame Schlegel nous parle souvent de Novalis », écrivait Justinus Kerner ; « elle prétend qu’il était dans la vie ordinaire un tout autre homme que dans ses écrits » (Justinus Kerner’s Briefwechsel mit seinen Freunden, Stuttgart, 1887, I, p. 117). « Il y a — selon M. Heilborn — une duplicité particulière dans le caractère de Novalis… Extérieurement elle se manifeste dans son double amour pour une morte et pour une vivante, amour qui s’est affirmé avec la même force dans les deux sens à la fois… Au dedans elle se manifeste dans sa poésie même » (Heilborn, op. cit. p. 114).

À quelles dispositions psychologiques intimes répondait cette faculté de dédoublement moral, quelle est la formule biologique d’un pareil tempérament intellectuel et artistique, comment toute une œuvre philosophique et poétique s’est-elle développée de ce germe et s’est-elle organisée dans un pareil cerveau — ce sont là des questions plus précises, auxquelles l’étude de M. Heilborn n’apporte pas de réponse satisfaisante. D’une part le biographe a presque complètement négligé l’interprétation de l’œuvre ; il se contente de présenter l’homme et le milieu où celui-ci a vécu. D’autre part un certain mysticisme littéraire tient souvent la place d’une analyse méthodique et rigoureuse. Qu’est-ce que cette « Sehnsucht » par où M. Heilborn explique toute la vocation poétique de Novalis ? « À Wittenberg le poète romantique est né en Novalis. Une aspiration nostalgique s’est éveillée en lui, qui jamais depuis ne l’a quitté — un désir nostalgique du foyer familial, le besoin d’une activité paisible, d’un bonheur calme et resserré » (op. cit. p. 47). C’est cette « Sehnsucht », subitement éclose à Wittenberg, on ne sait trop pourquoi, qui du révolutionnaire ardent aurait fait un apôtre de la légitimité, qui aurait inspiré ses fragments politiques (p. 48), fait naître en lui son amour pour Sophie (« il la vit avec les yeux de la nostalgie et l’aima » p. 55), déterminé sa foi religieuse (« le monde supra-sensible ne fut qu’une nouvelle orientation de sa nostalgie intime » p. 107), provoqué sa génialité philosophique (« Elle a rendu possible chez lui cette pénétration intérieure où il excellait », p. 107), qui se serait exprimée plus particulièrement dans sa concepts historique du christianisme (p. 144) et même du socialisme (p. 205) et qui constituerait le fond caché de sa philosophie magique de la Nature (p. 154). Il y a là évidemment un problème psychologique intéressant, mais auquel les termes fatidiques de « Sehusucht » et de « Gemüt » ne sauraient donner une solution satisfaisante. Ces termes en effet n’expliquent pas une personnalité, puisqu’au contraire ils ne prennent de sens que par elle. Définir Novalis par le « Gemüt » c’est faire une pétition de principes ; dire de lui qu’il a été le poète de la « Sehnsucht » revient presque à formuler une tautologie.

Ainsi nous voyons le problème psychologique, que soulève la personnalité de Novalis, aboutir aux solutions les plus contradictoires. Selon leurs sympathies personnelles et aussi selon l’idée qu’ils se sont faite a priori d’un certain « type » romantique, les critiques ont de préférence fait ressortir l’un ou l’autre aspect de cette personnalité. Les uns, comme M. Busse, ont voulu voir en Novalis « un tempérament foncièrement gai, un jeune homme complètement sain ». Dans une introduction qu’il écrivait en tête d’une nouvelle édition populaire des poésies de Novalis, M. Blei forçait encore la note. Le jeune romantique est devenu chez lui un épigone de Gœthe. « Sa vie, sans qu’il s’en rendît lui-même bien compte, était conforme à l’idéal gœthien, qui est la jouissance active de la vie, sous quelque forme que celle-ci se présente » (Die Gedichte von Novalis. — Universal Bibliotek, Leipzig, Reclam, p. 9). La douleur même n’avait pas de prise sur lui, car « c’est là encore un trait gœthien de sa nature : il ne se sentait jamais malheureux ; un fonds d’indifférence et d’égoïsme optimiste l’a préservé de cette expérience. Donner à son moi intime une expansion harmonieuse, vivre la réalité : tel est le problème, posé par Gœthe dans Wilhelm Meister, et c’est là aussi, dès le début, la devise propre de Novalis, — avec cette différence que ce dernier n’hésite pas, comme le héros de Gœthe, troublé par des incertitudes intérieures, mais qu’il s’en va droit son chemin, comme un voyageur qui voit son but et sait où le trouver. Rien ne le détourne de lui-même, aucune fausse exigence, qu’il ne se soit lui-même imposée, aucune souffrance humaine, qu’il n’ait su résoudre en harmonie » (op. cit. p. 24). Telle est aussi, à peu près, la conclusion de M. Heilborn. « Une chose, il la possédait par-dessus toutes : le courage de sa personnalité… Je ne sache personne qui, si jeune, ait possédé à un plus haut degré le courage de sa personnalité » (Novalis der Romantiker, op. cit. p. 199 s).

À ce Novalis plein d’entrain, d’activité, de courage, type de l’égoïste supérieur, d’autres critiques continuent à opposer, non sans raison, un Novalis mystique, malade, décadent. On a vu que Dilthey et Haym eux-mêmes n’avaient pu s’empêcher de noter cet aspect pathologique du poète. Dans une étude sur Zacharias Werncr, M. Poppenberg signale quelques traits de ressemblance entre les deux mystiques romantiques. Particulièrement il trouve chez Novalis cette conception érotique de la mort — Todeserotik — qui prit chez Zach. Werner un caractère si nettement pathologique (Felix Poppenberg. — Zach. Werner, Berlin, 1893, p. 53). « Novalis — dit-il — a réellement porté la couronne d’épines de la douleur et par là ses traits nous paraissent ennoblis. Il célèbre les orgies de la mort, mais avec le désir sincère d’abolir en lui la volonté de vivre » (ibid. p. 58). — Dans une Introduction à une anthologie des poètes romantiques M. Jacobowski a rapidement esquissé la « psychologie », ou plus exactement la « pathologie » du lyrisme romantique (Die Psychologie der romantischen Lyrik, voir : die Blaue Blume, Leipzig, 1900). Moins préoccupé de donner une analyse approfondie des individualités que d’esquisser un certain « type » littéraire très général, il oppose au « réaliste » optimiste et sain, le « romantique » pessimiste et décadent. Le premier, dit-il, réagit contre la souffrance. Les sentiments chez lui sont francs, complets, énergiques. Il sait trouver l’art dans la vie même, parce qu’il sent celle-ci bouillonner en lui, riche et puissante. Le romantique au contraire est un être essentiellement « problématique », sans volonté énergique, un « inadapté ». Ses sentiments sont incomplets et confus. Il ne réagit pas contre la douleur, mais au contraire il s’y complaît. Le ton affectif qui prédomine en lui est ce qu’on a appelé « le plaisir de la douleur ». Incapable de s’intéresser aux grands problèmes vitaux, il transcende l’art, par le symbole, pour procurer à sa propre vie affaiblie une exaltation factice. — Incontestablement la personne et l’œuvre de Novalis répondent en partie à cette définition psychologique. M. Heilborn lui-même constate les symptômes pathologiques qui s’annoncent déjà dans les lettres de jeunesse du poète. « Une imagination malade et qui se complaît dans sa maladie s’exprime dans ces lettres » (Novalis der Romantiker, op. cit. p. 43). Il attribue les progrès de la phtisie chez Novalis autant à des dispositions morales morbides qu’à des causes physiologiques (p. 103). Jamais le poète ne s’est libéré de ces dispositions morbides (p. 195).

Que conclure de ces contradictions de la critique, au sujet du problème psychologique dans Novalis, sinon que les deux « thèses » opposées contiennent une part de vérité et qu’il faut savoir dégager cette vérité des formules trop générales ou trop absolues qui l’enveloppent ? Particulièrement pour les auteurs romantiques il importe de faire abstraction de certains « types » préconçus, et d’essayer de définir les « cas » particuliers, par une auscultation individuelle aussi rigoureuse que possible. Par des monographies psychologiques de ce genre seulement on donnera à certaines formules littéraires un contenu concret et précis.

LE PROBLÈME RELIGIEUX ET PHILOSOPHIQUE


On a rattaché l’œuvre de Novalis à différentes doctrines religieuses ou philosophiques. Nous passerons en revue successivement les solutions les plus caractéristiques proposées à ce sujet.

1. — Le catholicisme de Novalis. — Si vraiment, comme semble le faire croire Tieck, le bruit de la conversion de Novalis au catholicisme a couru dans certains milieux, il ne semble pas que cette légende ait trouvé beaucoup de crédit dans la critique. Même les romantiques catholiques comme Frédéric Schlegel et Eichendorff en Allemagne, comme Montalembert en France, saluaient en Novalis un allié dans le camp protestant : mais ils reconnaissaient eux-mêmes qu’à cette prétendue conversion manquait toute l’autorité du fait accompli, d’une adhésion formelle aux enseignements de l’Église. Novalis, avons-nous vu, a eu le mérite, selon Eichendorff, de faire une critique admirable du protestantisme. Mais il n’a pas su ou voulu discerner le remède approprié, —— et le palliatif qu’il propose, la constitution d’une Église nouvelle, d’un catholicisme « idéal » et théosophique est une pure utopie. Aussi la critique protestante en Allemagne n’a-t-elle jamais songé à discuter sérieusement le fait de la conversion elle-même. Le débat a porté uniquement sur les « sympathies » catholiques de Novalis, — sympathies clairement affirmées, on se le rappelle, par certains auteurs contemporains, même protestants, par Schleiermacher et par Steffens. Deux œuvres particulièrement — les Hymnes à Marie et la dissertation religieuse d’« Europa » — ont été passionnément controversées, lorsqu’il s’est agi de « reconquérir » au protestantisme cette âme égarée.

Un premier effort en ce sens fut tenté par le théologien Rothe, qui dans sa jeunesse avait été un admirateur fervent de Novalis et avait fait le rève, comme lui, d’un catholicisme « idéal », où se concilieraient le protestantisme et l’ancien catholicisme. Il était devenu ensuite un des adeptes de ce mouvement de « réveil » religieux, qui se dessina en Allemagne vers le milieu du 19me siècle et auquel se rattachent les noms de Neander, de Tholuck et de Steffens ; finalement, il rompit avec ce piétisme étroit et sectaire, pour annoncer un christianisme « moderne », dont l’organisation ecclésiastique se confondrait, selon lui, de plus en plus avec les fonctions de la société civile et qui serait annoncé, non plus du haut de la chaire, mais par la presse, par la littérature et le théâtre. Dans une Étude qui paraissait sous forme d’article, en 1861, il présentait Novalis comme un des apôtres de ce christianisme éminemment « moderne » (« Novalis als religiœser Dichter » — dans : Rothe, Gesammelte Vortræge und Abhandlungen, Elberfeld, 1886, p. 64 ss).

Le romantisme a eu le grand mérite, d’après Rothe, d’avoir essayé de concilier la culture moderne avec la vie religieuse. Mais il s’est arrêté à mi-chemin. Il n’a opéré la conciliation que dans le domaine de l’art et de la vie imaginative. Un seul auteur fait exception à la règle : c’est Novalis. Chez lui non seulement l’imagination, mais la pensée et le sentiment étaient profondément chrétiens. Son panthéisme n’est que de surface : C’est un amusement spéculatif de sa raison. Le fond c’est le christianisme, — non un christianisme dogmatique et sectaire, mais une sorte de « christocentrisme », c’est-à-dire un rapport individuel avec la personne du Christ, mise au centre de la vie et du monde. C’est là une de ses grandes originalités, — d’avoir su établir ce rapport profond et personnel, en dehors de toutes les confessions et de toutes les doctrines établies. — Et sa seconde originalité, non moindre, est d’avoir donné une forme toute moderne à sa foi religieuse. Il ne l’a pas isolée du monde et de la nature, dans une région inaccessible ; il a au contraire planté le christianisme au cœur même de toute son activité philosophique, scientifique et poétique, — il l’a introduit dans un domaine, où l’ancienne théologie ne voyait qu’une terre maudite : dans les sciences de la nature ; il a effacé les limites du profane et du sacré, en retrouvant dans la nature même un sens auguste et sacré. — Mais que faut-il penser des « sympathies catholiques » de Novalis ? « Si on m’objecte les sympathies catholiques si souvent reprochées au poète, je proteste énergiquement contre une pareille allégation, bien que ce ne soit pas le lieu ici (?) de m’étendre sur ce point. Celui qui sait distinguer entre le fond et la forme (?), ne fera pas grand cas de ces prétendues sympathies » (op. cit. p. 77). La réfutation, on le voit, se borne à une protestation « énergique » et à une distinction subtile entre « le fond et la forme ». On ne voit pas bien pourquoi l’auteur considère qu’il n’y ait pas lieu dans un article de revue religieuse de s’étendre plus longuement sur ce point.

Cependant le problème religieux soulevé par les Hymnes à Marie fut abordé plus directement d’abord par M. Dilthey. Il retrouve dans l’image de Marie simplement la figure spiritualisée de Sophie. « Des motifs religieux se présentèrent ainsi pour symboliser les rapports du poète avec la défunte… De cette expérience purement subjective le culte de Marie s’est dégagé comme un symbole mythologique tout-à-fait personnel » (Preussische Jahrbücher, op. cit. p. 610). — La réhabilitation religieuse de Novalis par la critique protestante fit un nouveau et un grand pas, lorsque l’auteur de la « Nachlese » découvrit, dans un fragment manuscrit du poète, que ces hymnes devaient être intercalées dans la suite projetée du roman de Henri d’Ofterdingen (Nachlese. — op. cit. p. 217). « Nous ne nous laisserons pas prendre notre Novalis, pas plus que notre Schleiermacher », écrivait M. Beyschlag, dans l’Introduction qu’il mettait en 1877 à un recueil de poésies lyriques de Novalis, et il reproduit victorieusement, en les développant encore, les raisons de la « Nachlese ». « Novalis avait composé des chants de pèlerins en vue de son roman Henri d’Ofterdingen : c’est dire qu’il exprimait dans ces chants non sa pensée à lui, mais la pensée de son héros » (Novalis Gedichte, herausgegeben von Willib, Beyschlag, Leipzig, 1886. « Einleitung », p. 29). L’auteur, il est vrai, quelques pages plus bas, constate que Henri d’Ofterdingen et Novalis ne font en somme qu’un seul et même personnage, ce qui réduit singulièrement la portée de son argumentation. Le sujet véritable du roman, dit-il, « c’est l’histoire allégorique d’un poète idéal, histoire à laquelle le nom légendaire du poète médiéval Henri d’Ofterdingen ne fournit que le décor et qui tire sa substance de la destinée et de l’idéal de l’auteur lui-même » (ibid p. 32). — Une autre difficulté surgissait du reste, sur laquelle la « Nachlese » avait gardé le silence : le culte de Marie apparaît déjà dans les deux derniers Hymnes à la Nuit. M. Beyschlag suppose donc une évolution religieuse, qui se serait produite chez Novalis entre la composition des Hymnes à la Nuit et celle des Hymnes spirituelles (op. cit. p. 29-30). Mais si on songe que précisément les derniers Hymnes à la Nuit semblent être à peu près contemporains des cantiques chrétiens et qu’au moment où il composait les Hymnes à Marie, Novalis écrivait dans son « Europa » une glorification poétique du catholicisme médiéval et une critique acerbe du luthéranisme, « l’évolution » religieuse dont parle M. Beyschlag devient bien problématique.

Aussi semble-t-il que la critique protestante ait été amenée peu à peu à reconnaître la sincérité religieuse des Hymnes à Marie. On s’aperçut bientôt que le culte de la Vierge se trouvait trop intimement mêlé dans l’imagination religieuse de Novalis au culte de Jésus, pour qu’il fût possible de disjoindre ces deux figures et d’empêcher que les doutes élevés sur la sincérité des Hymnes à Marie n’atteignissent du même coup la sincérité des Hymnes à Jésus. « Le lecteur impartial — lisons-nous dans Schubart — aura l’impression que le sentiment qui a inspiré les Hymnes à Marie vivait chez le poète d’une vie aussi personnelle, aussi spontanée que le sentiment qui s’exprime dans les Hymnes à Jésus » (Schubart. op. cit. p. 188). M. Busse cherche bien encore à expliquer les Hymnes à Marie par des influences artistiques, particulièrement par des visites à la galerie de Dresde (Busse, op. cit. p. 63), mais, comme le fait remarquer M. Heilborn (Novalis der Romantiker, op. cit. p. 125), il semble que le culte de la Vierge répondît mieux encore que le culte de Jésus à la sensibilité religieuse du poète.

2. — Novalis et le protestantisme. — La dissertation religieuse d’« Europa oder die Christenheit » a été de tout temps une pierre d’achoppement pour la critique protestante. On se rappelle que Frédéric Schlegel avait glissé, à l’insu de Tieck, ce pamphlet dans la 4me édition des Œuvres complètes, en 1826. Peut-être sera-t-on surpris qu’il ait tant tardé à publier ce plaidoyer « pro domo sua ». En réalité il en avait déjà demandé l’insertion dans la 2me édition des Œuvres, — appuyé dans ses revendications par le propre frère du poète, Karl von Hardenberg, — ainsi qu’il ressort de deux lettres inédites adressées à Reimer, datées de Cologne, 24 février et 29 mars 1806, et que M. Haym a pu consulter (Die romantische Schule, op. cit. p. 463. note 9) Tieck avait opposé son « veto » formel. Il craignait, non sans raison, que la propagande catholique ne tirât argument de cette publication, pour accréditer la légende d’une conversion secrète de Novalis au catholicisme. Si les appréhensions de Tieck étaient fondées, il n’en est pas moins vrai que les arguments, par lesquels il essaya de justifier son refus et qu’un critique récent, M. Busse, a repris depuis (Novalis Lyrik, op. cit. p. 67), reposent sur des affirmations inexactes. On a discuté ailleurs ce point d’histoire littéraire (voir notre étude sur l’Europa, dans : Novalis, Essai sur l’idéalisme romantique en Allemagne, p. 274 s.). On ne comprend pas surtout pourquoi, après la publication incomplète et tendancieuse de Frédéric Schlegel, au lieu de se livrer à des récriminations oiseuses, Tieck n’a pas publié dans la 5me édition des Œuvres le texte authentique et complet de la dissertation en question. En effet Frédéric Schlegel avait eu soin de retrancher un assez long passage de la conclusion — passage qui était manifestement défavorable au catholicisme moderne et qui seul peut-être fournissait la « clé » de tout le reste. Il y avait là une véritable supercherie, absolument injustifiable, qui a longtemps égaré la critique et qui n’a été découverte que tardivement par l’auteur de la « Nachlese » (Friedrich von Hardenberg, Eine Nachlese, etc. op. cit. 1te Aufl., 1873, p. 208. — 2te Aufl. 1883, p. 222). Cette découverte causa un véritable soulagement aux biographes protestants de Novalis. Frédéric Schlegel devint désormais le bouc émissaire, chargé de tous les péchés du romantisme. Aussi peut-on distinguer dans la critique protestante, au sujet de l’« Europa », une première période qui précéda la découverte de la supercherie, et une seconde période qui suivit cette découverte.

Pendant la première période l’œuvre fut unanimement mise à l’index. Les uns y voyaient une rêverie informe, les autres un tissu d’inepties et de contradictions, d’autres encore une véritable aberration. Selon la température particulière du zèle religieux de chacun le ton a varié, mais le procédé est le même : jeter le discrédit sur cette œuvre particulière en l’isolant de l’ensemble, en reprenant les arguments de Tieck et en déclarant qu’elle n’avait aucun rapport profond avec l’ensemble de l’œuvre. Même les critiques les plus libéraux l’écartèrent d’un geste dédaigneux. « Tout ce qu’il y a de faux dans l’historisme romantique — écrit M. Dilthey — a été, par cette esquisse rapide de Novalis, introduit pour la première fois dans notre littérature protestante » (Preussische Jahrbücher, op. cit. p. 617). Le même jugement se retrouve à peu près chez M. Haym. — M. Beyschlag, dans l’Introduction aux poésies lyriques de Novalis déjà citée, ne voit dans ce pamphlet qu’un tissu « de conceptions incohérentes et contradictoires ». — M. Baur, auteur d’une courte étude sur « Novalis, poète religieux », croit que celui-ci a écrit son « Europa » uniquement pour faire plaisir à ses amis et entraîné par eux. « Nous avons sous le titre de « Europa oder die Christenheit » une dissertation de la plume du poète, où celui-ci semble faire siennes les idées de ses amis, au sujet des splendeurs de l’église médiévale et de la scission néfaste amenée par le protestantisme. Il semble même renchérir sur eux. Mais cette œuvre, si on la met en regard de la piété chrétienne qui a inspiré les Hymnes spirituelles, ne peut être considérée que comme une sorte d’aberration » (G. A. L. Baur, Novalis als religiœser Dichter, Leipzig, 1877, p. 35 s.). L’auteur oublie que chronologiquement cette dissertation de Novalis précède les conversions romantiques, et que, s’il faut absolument chercher un précédent à l’ « Europa », ce n’est pas dans la Lucinde de Frédéric Schlegel, mais dans la Philosophie de l’Histoire de Herder, du prédicateur protestant de la cour de Weimar, qu’on le trouverait. — Parfois le ton indigné des critiques se hausse jusqu’à une sorte de lyrisme biblique. « Arrivé à ce degré d’aberration — écrit M. Fortlage à propos de l’« Europa » — Novalis nous présente l’image d’un voyageur altéré dans le désert, à qui son imagination enfiévrée fait entrevoir dans un mirage trompeur le Bar-Schaitan, c’est-à-dire le Fleuve de Satan. Trompé par les vapeurs tremblotantes qui montent du désert brûlant, il croit voir dans la cause même de tous ses maux les flots sauveurs d’un fleuve : il plonge sa main dans le sable, pour se désaltérer dans l’eau bienfaisante, et ne fait que se brûler davantage » (Fortlage, Sechs philosophische Vortræge, Iena, 1872, p. 110).

Cependant, après que la « Nachlese » eut découvert la supercherie littéraire de Frédéric Schlegel et qu’en 1880 M. Raich eut publié pour la première fois le texte intégral de la Dissertation (Novalis Briefwechsel, op. cit. p. 155 ss.), on s’aperçut que Novalis, tout en traçant un portrait idyllique et enchanteur du catholicisme médiéval, n’avait nullement prêché le retour au catholicisme moderne. Il s’agissait d’un christianisme nouveau, ou tout au moins d’une Église nouvelle, qui devait s’élever sur les ruines à la fois du catholicisme et du protestantisme. Déjà Tieck avait laissé entrevoir cette solution, dans la préface de la 5me édition des Œuvres, où il essayait de détruire l’effet produit par la publication de Frédéric Schlegel. « Ses conceptions poétiques et philosophiques — disait-il de Novalis — et ses aspirations religieuses lui permettaient de mêler, dans un même esprit chrétien, à la fois une admiration d’artiste pour l’Église catholique, une vénération profonde pour Luther, pour Calvin (?), pour les Frères Moraves, et un culte enthousiaste pour Spinoza, pour la spéculation allemande et pour le néo-platonisme… Il ne voulait appartenir à aucun parti, à aucune secte et pouvait revendiquer hautement la réponse que Schiller faisait à ceux qui l’attaquaient : « À quelle religion je me rattache ? — À aucune de celles que vous me nommerez ! — Et pourquoi ? — Par religion. » (Novalis Schriften, 1837, I, p. XLI s.).

La « Nachlese » crut reconnaître dans cette Église nouvelle le rêve d’une Église nationale allemande et rattache ces prophéties au mouvement de réformes qui, sous le nom de fébronianisme, se dessinait vers la fin du 18e siècle à l’intérieur même du catholicisme et dont un certain nombre d’évêques allemands, particulièrement Wessenberg, soutenus par une partie de la Franc-Maçonnerie, s’étaient faits les promoteurs (Nachlese, op. cit p. 225). Novalis aurait donc rêvé de créer, à l’intérieur du protestantisme, un mouvement analogue, afin que du rapprochement de ces deux tendances pût naître une Église nationale et anti-papale, assez analogue à celle que voulut constituer plus tard en Allemagne le parti des « vieux-catholiques ». — À présent que tout au moins le « papisme » de Novalis semblait hors de cause, le ton de la critique protestante se radoucit et même on finit par découvrir beaucoup de bonnes et saines vérités. Là où, quelque temps auparavant, on n’avait voulu voir qu’un tissu de contradictions ou une aberration maladive. C’est ainsi que M. Schubart essaie de réhabiliter l’œuvre tant calomniée. « L’auteur a écrit mainte parole qui doit nous frapper douloureusement au cœur, nous autres protestants ; et pourtant il faut reconnaître qu’il a caractérisé en traits ineffaçables cette époque de mort spirituelle et d’inertie ecclésiastique, qui s’était abattue sur l’Angleterre et sur la France du 18e siècle et qui de là s’était repandue jusque dans notre pays » (Novalis’ Leben, Dichten und Denken, op. cit. p. 224).

Cette réhabilitation n’a cependant pas encore rallié les suffrages de certains théologiens luthériens, qui ne peuvent pardonner à Novalis sa critique acerbe du luthéranisme. M. Pfleiderer dans sa « Geschichte der Religionsphilosophie von Spinoza bis auf die Gegenwart » (Berlin, 1893) ne sait trop ce qu’il faut penser de cet écrit. Il trouve une contradiction manifeste entre le début et la conclusion du pamphlet. Tout d’abord Novalis nous présente une apologie dithyrambique du catholicisme médiéval, du Jésuitisme, de la « foi du charbonnier », de l’obscurantisme même, « et quand son exposé historique l’amène enfin à la réaction des génies romantiques contre l’Aufklærung, voici qu’à l’improviste l’apologète du Moyen-âge et du Jésuitisme se métamorphose en un annonciateur non moins inspiré de toutes les aspirations idéales et philosophiques modernes » (op. cit. p. 264). Le pamphlet s’ouvre sur la glorification du catholicisme et se termine par un hymne en l’honneur de la philosophie moderne et des sciences de la nature ! Contradiction insoluble, déclare M. Pfleiderer, et qui ne s’explique que par « la naïveté et le manque de critique incroyables unglaublich naive Kritiklosigkeit — » (p. 262) de la plupart des romantiques.

Peut-être trouvons-nous la solution la plus approchée de ce problème dans l’ouvrage de Mme Ricarda Huch. « Combien peu les romantiques songeaient à une restauration effective du catholicisme — lisons-nous dans ce livre — on peut le voir par l’impression que produisit un petit écrit de Novalis, que sous le titre de « die Christenheit oder Europa » il voulut insérer dans l’Athenæum en l’an 1799 » (die Blüthezeit der Romantik, op. cit. p. 363). Ici manifestement Mme Huch, égarée par les affirmations de Tieck, est dans l’erreur : la plupart des romantiques accueillirent au contraire avec enthousiasme le Manifeste de Novalis. Mais ce qui est vrai, et ce que l’auteur a bien fait ressortir, c’est qu’il s’agissait d’un « nouveau » catholicisme et aussi, comme l’auteur le montre ailleurs, (voir le chapitre : die neue Religion, p. 188, p. 198, etc.) d’un catholicisme éclectique et théosophique, qui se rapproche beaucoup plus des doctrines occultistes et de la Magie, que des vieilles croyances religieuses et des enseignements de l’Église. — Il resterait il est vrai à définir exactement le rôle de l’élément spécifiquement « chrétien » dans cette religion nouvelle. C’est le problème que soulèvent les Hymnes à Jésus de Novalis et surtout l’appréciation exacte de la place qu’elles occupent dans l’ensemble de l’œuvre du poète.

3. Le christianisme des Hymnes à Jésus. — Les Hymnes à Jésus, avons-nous vu déjà, constituent le fond populaire de la réputation de Novalis. Elles sont maintenues dans la littérature courante, alors même que les autres œuvres paraissaient en partie oubliées ; elles ont, à tout le moins, trouvé un public beaucoup plus étendu que ces dernières. De là cette conséquence inévitable, c’est que Novalis a passé surtout pour l’auteur des Hymnes à Jésus et, comme le grand public ne s’intéressait que médiocrement aux autres parties de l’œuvre du poète, on en a conclu que lui-même n’y avait attaché qu’un intérêt secondaire ou purement formel. Cette manière de raisonner se retrouve au fond de toutes les tentatives de réhabilitation religieuse entreprises par la critique protestante. On se rappelle les « protestations » énergiques du théologien Rothe à ce propos. Pour quiconque « sait distinguer entra le fond et la forme » (?), écrivait-il, Novalis n’avait pas de sympathie réelle pour le catholicisme. Quant à son panthéisme, c’est un simple jeu d’esprit. « La spéculation philosophique et la vie du cœur suivaient chez Novalis des directions parallèles, sans jamais se porter préjudice l’une à l’autre. Quelqu’estime qu’il eût pour la philosophie, ce n’était point l’élément dans lequel il vivait » (Gesammelte Vortræge und Abhandlungen, op. cit. p. 78).

Ce jugement-type, avec des variations de détail, a été reproduit souvent dans la suite. On a déjà vu que la « Nachlese » reconnaissait dans les Hymnes à la Nuit le récit d’une conversion réelle et prétendait découvrir dans cette attitude religieuse et sincèrement croyante du poète à l’endroit du christianisme le secret de son originalité, par où il se séparait de ses amis romantiques. Il restait bien un point obscur à élucider. Pourquoi le père de Novalis — chrétien sincère lui aussi, — ne voulut-il jamais rendre justice à la piété de son fils et ne voyait-il en ce dernier qu’un rêveur dévoyé ? C’est que les manifestations extérieures de la foi religieuse n’étaient pas les mêmes chez l’un et chez l’autre. « Tandis que chez le père la régénération intérieure se manifesta au dehors sous les espèces du méthodisme et du piétisme morave, cette régénération resta chez le fils tout intérieure et ne s’exprima que par la poésie. » (Nachlese, op. cit. p. 144). Mais, si on l’examine de près, cette dernière phrase ne donnerait-elle pas à entendre que la vie religieuse opéra chez l’un une transformation profonde et radicale, tandis que chez l’autre elle ne pénétra guère dans les parties actives du caractère et se réduisit à une attitude esthétique et imaginative plutôt que morale ?

M. Schubart force encore la note. La pensée qui inspire toute son étude, avons-nous vu, c’est que seul parmi les romantiques Novalis est arrivé à une conception positive et sincère du christianisme et qu’à cet égard il est toujours resté un isolé et un méconnu parmi ses compagnons littéraires. On a prétendu parfois que la lecture des Discours sur la Religion de Schleiermacher avait inspiré au poète ses Hymnes spirituelles. M. Schubart n’a pas de peine à prouver que cela est chronologiquement impossible, attendu que Novalis avait déjà composé une partie de ses cantiques, lorsqu’on septembre 1799 il lut pour la première fois l’œuvre de l’éloquent théologien berlinois. Il y a plus. Esquissant un parallèle entre les pensées religieuses de ces deux esprits, l’auteur prétend découvrir chez Novalis une conception beaucoup plus positive du christianisme que chez Schleiermacher. Le premier affirme sa foi à la personnalité divine et à l’immortalité de l’âme, alors que le second ne considère pas ces croyances comme essentielles à la vie religieuse (Schubart, op. cit. p. 201). — Novalis fait aussi une plus grande place que ce dernier au miracle intérieur de l’inspiration religieuse (ibid. p. 211). — Il est vrai que, dès qu’il entre dans l’analyse précise des textes, M. Schubart se voit de nouveau obligé d’abandonner une à une toutes ces affirmations. Il reconnaît que l’immortalité de l’âme dont il est question dans les Hymnes à la Nuit ressemble plus au nirvâna bouddhique qu’au paradis chrétien. « Même dans les aphorismes les plus profonds sur la mort, le lecteur chercherait vainement l’idée clairement formulée d’une survivance individuelle après la mort » (ibid. p. 212). — De même la personnalité divine semble s’effacer tantôt devant la conception spinoziste de la Substance éternelle, tantôt devant le Moi philosophique et absolu de Fichte (ibid. p. 206-207). Bien plus, parmi les Hymnes spirituelles il s’en trouve au moins deux — l’Hymne de la Pentecôte et l’Hymne de l’Eucharistie — qui semblent d’inspiration nettement panthéistique. Peut-être sont-ce là simplement des hardiesses d’expression, comme on en retrouve chez beaucoup de mystiques ? M. Schubart conclut que Novalis restera toujours en religion un indépendant, et peut-être même un irrégulier.

M. Busse, n’est pas arrêté par les mêmes incertitudes. « Celui qui veut retracer sous une forme succincte l’histoire du romantisme, dit-il, doit avoir le courage d’être radical et de construire, s’il veut présenter au lecteur un tableau tant soit peu intelligible de ce mouvement et ne pas le laisser s’égarer complètement dans le chaos des opinions contradictoires » (Novalis’ Lyrik, op. cit. p. 43). Ainsi le critique trace à l’auteur le programme auquel celui-ci doit se conformer. Ce programme pour Novalis est très simple. Ayant composé les Hymnes à Jésus, il devait s’en tenir là. Seule cette œuvre répond « à l’idéal que le romantisme aurait réaliser » (ibid. p. 47). Les Hymnes à la Nuit ne sont qu’une œuvre confuse, incohérente, obscure, commencée dans un moment d’exaltation maladive et dont le poète s’est imposé l’achèvement comme une sorte de « pensum » littéraire. Les Fragments philosophiques se réduisent à quelques boutades (ein paar Einfælle). Ils appartiennent « à une période de son développement qu’il avait dépassée, lorsqu’il composa les Hymnes spirituelles ». (ibid. p. 49). Du reste une grande partie de ces fragments sont « grotesques » (Komisch). Tieck a eu tout-à-fait raison de s’opposer à la publication de l’« Europa » (ibid. p. 67) ; de tels écrits ne peuvent qu’induire les lecteurs en erreur et embarrasser la critique. Même parmi les Hymnes spirituelles il en est au moins une — l’Hymne de l’Eucharisiie qui ne répond pas au « programme » du poète. « Non seulement elle occupe, au point de vue poétique, le dernier rang (?), ce qui ne prouverait encore rien, — mais de plus elle contredit à chaque ligne le programme que Novalis (??) s’est tracé. Tout ce qui caractérise les Hymnes spirituelles manque ici. Au lieu de la clarté et de la simplicité, voici l’obscurité, l’inintelligibilité ; au lieu de la piété profonde et de la confiance joyeuse, voici l’exaltation délirante et le mysticisme ; au lieu d’une forme pure et sévère, voici l’anarchie complète » (ibid. p. 59), et M. Busse, perplexe, conclut : « On ne sait malgré tout ce qu’il faut faire de cette poésie » (ibid. p. 60).

Ainsi la critique protestante a cru pouvoir, en prenant texte des Hymnes à Jésus, décerner à Novalis un brevet d’orthodoxie. « Celui. — écrit M. Pfleiderer — qui a doté l’Église protestante de ces Hymnes, qui comptent parmi les plus précieuses de la poésie religieuse de tous les temps, celui-là assurément était, en dépit de son romantisme, un bon chrétien évangélique » (Geschichte der Religionsphilosophie, etc., op. cit. p. 267). Cependant si de cette profession de foi, déjà singulièrement écourtée, on retranche d’abord les Hymnes à Marie, suspectes de sympathies catholiques, et les deux Hymnes mystiques de la Pentecôte et de l’Eucharistie, suspectes d’hérésie, est-il vrai du moins alors qu’on obtiendra le métal entièrement pur d’un christianisme confessionnel ? — Même les plus résolus parmi les défenseurs du christianisme de Novalis ont dû reconnaître que les dispositions religieuses du poète reposaient sur des manières d’être toutes personnelles et subjectives, et que les cantiques par où elles s’exprimaient ne traduisaient pas une conscience religieuse collective, que ces chants ne pouvaient pas prendre place par conséquent dans l’édification commune du culte liturgique. Déjà Julian Schmidt contestait le caractère liturgique et confessionnel de ces chants. « Ils n’expriment pas l’âme collective d’une assemblée de croyants ; ils n’expriment que l’aspiration nostalgique d’une organisation morale particulière » (Julian Schmidt. — Geschichte der deutschen Litteratur, Berlin, 1886, IV, p. 112). — « Les Hymnes spirituelles de Novalis — écrit M. Baur — plongent trop intimement dans sa personnalité particulière, dans toutes ses expériences individuelles. Il s’ensuit qu’elles ne peuvent dans leur ensemble être utilisées dans les recueils populaires de chants chrétiens » (Novalis als religiœser Dichter, op. cit. p. 98). — « Les cantiques de Novalis — d’après M. Wœrner — sont tout-à-fait anti-liturgiques (unkirchlich) ; ils s’éloignent par leur contenu aussi bien du catholicisme que de toute autre confession chrétienne » (Novalis’ Hymnen an die Nacht und geistliche Lieder, op. cit. p. 33). — M. Busse est à peu près seul à soutenir l’opinion contraire, lorsqu’il écrit : « Presque tous ces chants portent un caractère d’universelle validité et d’universelle efficacité » (Novalis Lyrik, op. cit. p. 45). Deux seulement parmi ces cantiques, le 5e (Wenn ich ihn nur habe) et le 6e (Wenn alle untreu werden) ont pu être admis dans les recueils populaires. Encore a-t-il fallu faire subir au texte des modifications très caractéristiques. C’est ainsi, par exemple, que le début du 6e cantique « Si tous te renient, moi pourtant je te resterai fidèle » se trouve dans le recueil mecklembourgeois de cantiques sous cette forme légèrement différente : « Si tous te renient, donne-moi de te rester fidèle. » « Et cela même — observe finement M. Heilborn — est significatif. Encore aujourd’hui et non sans raison l’orthodoxie luthérienne prend ombrage de cette glorification du vouloir personnel, qui sans cesse s’exprime à travers les cantiques de Novalis et aussi de cette altitude très indépendante du poète, qui s’isole de la multitude ignare et obtuse » (Novalis der Romantiker, op. cit. p. 123). Le même auteur explique ce caractère tout-à-fait indépendant et extra-confessionnel des Hymnes à Jésus par l’influence de Zinzendorf qui, comme on sait, en usait très librement avec les dogmes et reconnaissait à chacun la liberté de se faire à lui-même son « idiome » religieux particulier. Assurément cette influence est beaucoup plus réelle que celle de Schleiermacher, qu’ont cru devoir signaler jusqu’à présent la plupart des critiques. Cependant elle n’explique pas tout. Il se mêle au christianisme de Novalis des éléments — philosophiques ou théosophiques — qui sont entièrement étrangers au christianisme, historique et traditionnel. On peut, comme l’ont fait certains critiques, contester la valeur de ces éléments : il est impossible d’en nier l’existence. Et alors la question se pose inévitablement : quelle place le christianisme occupe-t-il dans cette philosophie religieuse plus compréhensive ? Le problème religieux dans Novalis dépasse donc de beaucoup la solution étroite qu’on a voulu lui imposer parfois.

4. La philosophie de Novalis. Déjà M. Dilthey avait posé le problème en termes plus philosophiques. « Marie, le Christ, la Résurrection n’étaient pas pour Novalis des articles de foi. On lui ferait injure, si on croyait qu’il ne voyait dans tout cela que des fictions poétiques. Aux heures d’émotion profonde, lorsque son regard se détournait du monde vers le ciel de la Nuit et de l’au-delà, alors dans le firmament obscur et chaotique se dessinaient pour lui ces constellations célestes, pareilles à des signes conducteurs, sur lesquels le pèlerin isolé attache son regard fervent » (Preussische Jahrbücher, op. cit. p. 636). Mais ce sont là pourtant des symboles seulement, qui servent à figurer une réalité inexprimable, à manifester « une finalité métaphysique de la vie humaine ». Et cette finalité métaphysique, c’est à la pensée philosophique seulement qu’elle se découvre dans ce qu’elle a de plus intime, dépouillée de tous les symboles extérieurs et accidentels. Le grand éducateur de Novalis a été Fichte, dont il n’a fait que développer et continuer l’idéalisme spéculatif. « À l’élève de Fichte le Moi apparaît comme la Nature dévoilée, — le Moi dans son essence éternelle, c’est-à-dire la volonté douée de raison » (ibid. p. 641). La grande originalité de Novalis, comme penseur, c’est d’avoir pressenti que « les phénomènes de la volonté et du sentiment ne peuvent pas être ramenés à des rapports intellectuels de représentations » (ibid. p. 623), c’est que « le monde, que nous ne pouvons concevoir que par analogie avec notre Moi, ne peut être expliqué par la liaison, comme si cette dernière en constituait toute l’essence, mais par un abîme béant et chaotique (eine gærende Tiefe), impénétrable à la pensée, et qui, dans la volonté ou dans l’imagination se manifeste à nous d’une manière au moins tout aussi élémentaire que dans la raison » (p. 621). À cet égard on peut dire que Novalis a été un précurseur de Schopenhauer. « Si paradoxal que cela paraisse, le point de vue de Novalis se rapproche le plus du système de Schopenhauer, pris dans son ensemble et dans sa conception première » (p. 621). — Par là aussi doivent s’expliquer les conceptions religieuses du poète. Peut-être M. Dilthey exagère-t-il à ce propos l’influence de Schleiermacher, — particulièrement des Discours sur la Religion, que Novalis n’a lus qu’en septembre 1799, c’est-à-dire lorsque sa pensée était déjà à peu près formée. En Novalis comme en Schleiermacher, l’auteur reconnaît un des premiers annonciateurs de cette philosophie religieuse moderne, qui repose non plus sur des articles de foi, sur des données historiques, mais sur la constatation philosophique et critique des puissances irrationnelles dans la vie et dans le monde. Ils ont reconnu l’un et l’autre cette « moralité de la vie mouvante », qui s’insurge contre toutes les morales doctrinaires, contre tout ce qui cherche à fixer, à arrêter la spontanéité vivante, et qui trouve dans l’art son moyen d’expression le mieux approprié. — Et c’est aussi cette philosophie religieuse supérieure, cette « finalité métaphysique de la vie » qui a inspiré le plan de Henri d’Ofterdingen et que Novalis a voulu rendre pour ainsi poétiquement sensible, en renouvelant l’antique hypothèse cosmologique de la migration des âmes. C’est là ce qui fait que cette œuvre incomplète subsistera toujours comme « un torse splendide ».

Personne peut-être, depuis M. Dilthey, n’a interprété avec autant de profondeur et de sympathie clairvoyante la pensée du poète romantique. Même l’étude, très nourrie, de M. Haym — qui a servi à presque tous les commentateurs postérieurs — ne marque pas un progrès sensible. Mais elle a mieux fait ressortir certains aspects particuliers. M. Haym ne juge Novalis que par rapport au système de Fichte. « Ce qui frappe au premier abord, c’est l’absolue dépendance de sa vie spéculative et imaginative à l’endroit de la doctrine de Fichte… Personne n’a réussi mieux que lui à se libérer des étroitesses de ce système et personne n’en a saisi plus profondément l’intuition fondamentale » (Die romantische Schule, op. cit. p. 354). Mais en voulant interpréter d’une manière originale cette intuition philosophique, Novalis en a peu à peu transformé le sens primitif ; il a accentué exclusivement le côté subjectif de cet idéalisme, il a encore hypostasié le Moi de Fichte, l’élevant au-dessus de toutes les réalités empiriques, morales ou rationnelles et aboutissant ainsi à un idéalisme « magique », c’est-à-dire à un illusionnisme absolu (ibid p. 363). Ainsi le monde se change en une féerie fantastique, où s’exerce un arbitraire illimité : c’est ce qui constitue proprement, aux yeux de M. Haym. le « Gemüt » romantique, dont l’expression littéraire et philosophique la mieux appropriée se trouve dans le « Mærchen ». Il manque absolument à Novalis le don de l’analyse et de l’exposition philosophiques. Sans doute il a pressenti, comme le disait M. Dilthey, les puissances irrationnelles et anonymes de la vie et de la nature. « Mais pour designer cet innommable, pour suivre à la trace ces combinaisons merveilleuses, pour les distinguer avec précision et les décrire méthodiquement, personne n’était moins préparé que Novalis. Le don d’observation exacte, la clairvoyance dialectique d’un Schleiermacher lui manquaient totalement… Sa psychologie est la plus trouble et la plus irréelle qui existe » (ibid. p. 357). Pareillement sa philosophie de la nature n’est qu’un jeu capricieux d’hypothèses, une mixture étrange de sentimentalité rêveuse et d’empirisme scientifique. La nature ne fait que refléter en un dessin bigarré et incohérent les dispositions subjectives du poète. Dans le « Mærchen » d’Hyacinthe et de Petite-Fleur-des-Roses il faut voir ce que Novalis a écrit de plus parfait en ce genre, la quintessence de son génie (ibid. p. 351). — Les mêmes dispositions anarchiques, capricieuses et incohérentes se trouvent au fond de la pensée religieuse de Novalis. Le pamphlet religieux d’« Europa » en est le meilleur exemple. C’est une rêverie fantastique, une illusion poétique que Novalis s’est donnée, après avoir lu les « Discours » de Schleiermacher. « Alors même que sa pensée semble ici se concentrer et s’attacher à un contenu spécifiquement chrétien, rien ne l’empêche de divaguer aussitôt après en des formules plus capricieuses, inventées de toutes pièces… Même dans les Hymnes spirituelles, sous la foi chrétienne qui s’y exprime, on sent toujours un fonds de piété libre de toute croyance positive et en quelque sorte purement naturiste » (ibid. p. 469). Pareillement on chercherait en vain un plan philosophique précis dans le roman d’Henri d’Ofterdingen. Sans doute l’hypothèse de la migration des âmes y apparaît d’une manière intermittente. « Mais sans cesse elle se trouve mêlée à d’autres hypothèses sur l’immortalité : nulle part elle n’apparaît à l’état isolé et sous une forme précise » (p. 386). Henri d’Ofterdingen n’est qu’une confession individuelle du poète, « un reflet de son moi, de sa personnalité entière, de ses opinions métaphysiques, de ses aspirations artistiques, de sa destinée et de ses expériences particulières, le tout pêle-mêle et sans ordre : voilà la matière du roman de Hardenberg » (p. 387).

M. Fortlage a esquissé également un long parallèle entre la philosophie de Fichte et la spéculation de Novalis (Sechs philosophische Vortræge, Iena, 1879, p. 75 ss.). C’est la précision philosophique et la pensée virile qui dominent chez Fichte : c’est la profondeur d’intuition féminine du sentiment qui caractérise la spéculation romantique de Novalis. Et ainsi les deux esprits se complètent. Novalis a tiré de l’idéalisme de Fichte une sorte de platonisme chrétien. Par un détour, M. Fortlage nous ramène donc à la solution exclusivement « chrétienne » : la philosophie n’aurait été pour le penseur romantique qu’une introduction à la foi religieuse. « La foi de Novalis — d’après M. Fortlage, se confond assurément par ses résultats avec la foi de l’Église, bien qu’elle ait son point de départ en dehors de celle-ci » (p. 89).

M. Delbos, dans son étude sur « Le Problème moral dans la philosophie de Spinoza » (Paris, 1893. p. 317 ss.) a consacré un chapitre à Novalis. Tout en reconnaissant la profonde influence de Fichte sur le jeune poète, M. Delbos fait remarquer que celui-ci s’est séparé nettement de son maître par sa théorie de la Nature. Il ne faut pas du reste chercher de système chez Novalis. « C’est une unité d’inspiration plutôt qu’une unité de système » (p. 319). Cependant « dans ces vues éparses de Novalis on peut surprendre la tendance qui poussait l’Allemagne de la philosophie de Fichte à la philosophie de Spinoza, transformée et élargie » (p. 327). La philosophie de Spinoza, d’après M. Delbos, présente en effet un double caractère : elle est à la fois mystique et rationnelle. Ce qui avait frappé d’abord, c’était le côté rationnel de la doctrine, la rigueur mathématique de ses définitions et de sa méthode. Mais ce n’est là qu’un des aspects du spinozisme et peut-être le moins profond. Il y a dans ce panthéisme un élément mystique et esthétique que les romantiques allemands ont bien mis en lumière. « Cependant le spinozisme peut impliquer aussi que le monde, à proprement parler, n’est pas, puisqu’il n’est pas une chose faite et qu’il n’a pas commencé d’être, mais que, manifestant sans cesse l’action nécessaire de Dieu, il est sans cesse à l’état de naissance » (p. 318). Cette « théophanie » continue, cette incessante « révélation » divine, trouve dans l’art son expression la plus parfaite : ainsi les romantiques ont interprété Spinoza. « Le panthéisme a raison, parce qu’il soutient que, tout est organe de la Divinité, parce qu’il transforme en réalités effectives les conceptions de l’idéalisme. La vraie philosophie est un idéalisme réaliste : c’est la doctrine de Spinoza » (p. 323).

Dans une étude sur la philosophie de la Nature de Novalis, M. Huber d’autre part s’est efforcé de dégager les analogies nombreuses entre la pensée de Novalis et celle de Schelling (Euphorion, Zeitschrift für Litteraturgeschichte, 1899, 4tes Ergænzungsheft, « Studien zu Novalis ». — p. 90 ss.). Les deux auteurs, d’après lui, partent de la même conception symboliste de la nature ; tous deux font de la sensibilité la force suprême de la nature ; chez tous deux on trouverait une conception analogue de la maladie (tirée des écrits du médecin écossais Brown) et aussi une certaine « Todessehnsucht » romantique, dont M. Huber signale les germes dans les premiers écrits de Schelling ; enfin tous deux en arrivent à substituer l’intuition mystique à l’analyse scientifique et rêvent une mythologie nouvelle, scientifique et poétique, de la nature. Que prouvent cependant ces analogies, qu’on pourrait encore multiplier à l’infini ? Est-ce Novalis qui s’est inspiré de Schelling ? M. Huber semble parfois pencher vers cette solution. Mais la comparaison chronologique des premiers écrits de ces deux auteurs et aussi leurs jugements l’un sur l’autre semblent exclure cette hypothèse. À quelles sources communes ont-ils donc puisé ? Sans doute dans la philosophie de Fichte et dans celle de Spinoza. Sont-ce les seules sources ? M. Huber fait encore ressortir les éléments empruntés à Bœhmne : cependant Novalis ne connut Bœhme que tardivement et cette influence ne peut s’être exercée que sur les fragments de la seconde partie de Henri d’Ofterdingen.

Le même problème a fait l’objet d’une étude de M. H. Delacroix (« Novalis, La formation de l’idéalisme magique », dans : Revue de Métaphysique et de Morale. Mars, 1903, p. 248 ss.). « Il se fait donc, — lisons-nous dans cet article — chez Novalis une transformation analogue à celle que subit vers le même temps Schelling. Il ne semble pas que l’on doive rapporter à Schelling, que Novalis a connu dès le mois de décembre 1797, ces nouvelles idées » (p. 254). Mais quelles étaient ces « nouvelles idées » ? Quelles influences ont hâté cette évolution ? Quelles lectures ou quelles expériences ont donné un contenu à cette orientation nouvelle de la pensée de Novalis ? Il eût fallu, pour répondre avec précision à ces questions, une analyse psychologique approfondie et aussi une étude détaillée du milieu scientifique et philosophique où Novalis a vécu. — Cette analyse et cette étude manquent au travail de M. Delacroix. Peut-être l’auteur les réserve-t-il pour plus tard. Jusqu’ici il n’a fait que développer à nouveau les conclusions antérieurement formulées par M. Haym, au sujet de la transformation de l’idéalisme « moral » de Fichte dans l’idéalisme « magique » de Novalis. Le terme fatidique de « Gemüt » tient de nouveau lieu de toute explication. Nous voyons s’opérer, dit l’auteur. « le passage du Moi clair de Fichte au Gemüt obscur, que le poète devait diviniser ensuite… Au Verstand et à la Vernunft, au Moi (?) il substitue peu à peu le Gemüt… etc. (p. 252, p. 253, etc.).

À vrai dire il s’agissait pour Novalis bien moins de formuler un système philosophique quelconque, que de découvrir et d’expérimenter des puissances « magiques » nouvelles. Vis-à-vis des systèmes de Schelling et de Fichte il s’est nettement posé de plus en plus en empirique. Mais il s’agissait pour lui d’un empirisme supérieur, et c’est cet empirisme supérieur qui constituait pour lui le domaine de la Magie. « En adepte fervent, — écrit à ce sujet M. Heilborn — Novalis a pénétré dans les obscures régions de la magie… Dans l’ensemble de sa conception mystique du monde, la magie, c’est-à-dire l’art de transformer les pensées en actes, est un postulat nécessaire, un chaînon indispensable, sans lequel tout se disloquerait » (Novalis der Romantiker, op. cit. p. 154). C’est aussi ce qu’a pressenti Mme Ricarda Huch. « Par la simple théorie, et grâce à sa logique fougueuse, Novalis a défini ce que nous appelons aujourd’hui l’hypnotisme » (Blüthezeit der Romantik, op. cit. p. 115). Ce qui est inexact, dans ce passage, c’est que Novalis soit parvenu à ce résultat par la seule théorie. Sans doute l’idéalisme de Fichte lui a servi de point de départ spéculatif. Mais les découvertes nouvelles du galvanisme, formulées par le physicien Ritter, et les rêveries mystiques qu’avaient fait naître les expériences sur le magnétisme animal de Mesmer, sont des faits essentiels qu’il faut rétablir à l’origine de la philosophie de la nature romantique. Là est la « clé » qui nous permet non seulement d’interpréter beaucoup de fragments autrement indéchiffrables, mais aussi de mieux comprendre cette religion naturiste nouvelle, de laquelle le poète attendait une régénération universelle de l’humanité et même de la nature.