Novalis. Essai sur l’idéalisme romantique en Allemagne/Appendice/I

Appendice

NOVALIS DEVANT LA CRITIQUE

CHAPITRE Ier
LES COURANTS D’OPINION
DANS LA CRITIQUE

LA « LÉGENDE » ROMANTIQUE

Lorsque Novalis mourut à 29 ans, personne, — et lui-même moins que personne — n’eût pu prévoir que son souvenir subsisterait. Le grand public l’ignorait complètement. Il n’avait paru de lui que quelques poésies et quelques aphorismes politiques (Blumen. — Glaube and Liebe) dans les Annales de la monarchie prussienne, quelques fragments sur la physique (Blüthenstaub) dans l’Athenæum et, dans la même Revue, un long poème obscur, les « Hymnes à la Nuit ». — Henri d’Ofterdingen restait inachevé. — La première édition des Œuvres, très incomplète, publiée par Tieck et Frédéric Schlegel en 1802, passa à peu près inaperçue de la critique. Aucune des grandes Revues de Berlin, d’Iéna ou de Leipzig, — généralement hostiles aux jeunes auteurs romantiques — n’en apporte même la mention bibliographique. — Cependant le « Nekrolog » de Schlichtegroll pour l’année 1801 fit paraître une notice biographique, rédigée par un des amis du jeune poète, le bailli Just, de Tennstædt.

Cette biographie de Just — réimprimée plus tard dans le 3me volume des Œuvres complètes éditées par Tieck, — est à différents égards très significative. Elle a été écrite avant que se soit constituée la « légende » romantique de Novalis, par un homme qui était étranger à toutes les coteries littéraires et qui, un des seuls, avait connu Novalis dans l’intimité de tous les jours, — et de plus pendant la période la plus agitée de sa vie, c’est-à-dire pendant ses premières fiançailles et pendant la période de deuil qui suivit la mort de Sophie von Kühn. — Or il est tout-à-fait remarquable que le portrait qu’il nous présente de la personne intime du poète soit sensiblement différent du type romantique qu’on verra s’accréditer peu de temps après. Le Novalis qui nous apparaît ici est en effet un jeune homme rangé, appliqué, fonctionnaire ponctuel et consciencieux, très désireux de se faire une carrière honorable et de se créer un intérieur confortable. « Il ne faisait rien à la légère ; — raconte le biographe — il approfondissait tout. Il était du reste admirablement servi par ses dons naturels, par un esprit merveilleusement équilibré et par une extraordinaire facilité. » (voir : Novalis Schriften, édit. Tieck, 1846, III, p. 11.) Jusqu’à trois fois, nous est-il dit, il recopiait les actes du greffe et il couvrait des pages entières de synonymes, pour se rompre au langage des affaires. « La littérature écrivait-il lui-même à Just — est pour moi chose accessoire. Vous avez raison de ne me juger que sur ce qui est essentiel : la vie pratique. Pourvu que je sois bon, serviable, actif, affectueux et consciencieux ; vous me passerez bien ensuite quelques petites bagatelles littéraires, quelques sorties un peu vives ou paradoxales ». (ibid. p. 41.)

Est-ce à dire qu’il faille voir dans ces dernières lignes l’expression sincère de la pensée de Novalis et, d’une manière générale, dans l’image que nous présente Just, la physionomie complète et absolument authentique du jeune écrivain ? Ce serait, croyons-nous, singulièrement méconnaître ce tempérament fuyant et complexe, à personnalités multiples et changeantes, qui de bonne heure s’était habitué à vivre par l’imagination une seconde vie fictive, entièrement différente de la vie réelle. Just avoue lui-même ingénument qu’il lui était parfois difficile, à cause de « la lourdeur massive » de son esprit, de suivre le jeune rêveur dans les régions idéales où il aimait à s’égarer. « Il passait mainte heure dans les salines, avec l’air égaré d’un homme qui habile d’autres régions. » (p. 33). Sans nul doute le langage que Novalis tenait à la table de l’honorable bailli ne devait pas être entièrement celui qu’il tenait dans les cénacles romantiques d’Iéna. « La littérature est pour moi chose accessoire », disait-il au premier : ce qui ne l’empêchait d’écrire dans ses fragments : » La poésie est vraiment le Réel absolu. C’est là le noyau de ma philosophie ». Et puis il semblerait aussi que Just mit nourri quelques arrière-pensées apologétiques en écrivant sa notice biographique et en accent liant fortement certains traits, afin de mieux en dissimuler certains autres. Nous savons en effet aujourd’hui, par la publication de certaines correspondances, que Novalis s’était adonné à des croyances mystiques assez étranges et qu’il s’était fait dans les cercles romantiques la réputation d’un visionnaire. « Il s’est notablement modifié, écrivait Frédéric Schlegel, après une longue absence son visage s’est allongé… De plus il a tout-à-fait le regard d’un visionnaire, avec un éclat terne et fixe. » La même expression se retrouve sous la plume de Dorothée Veil. « Il a l’air d’un visionnaire, et il a des façons tout à fait étranges. » Dans une autre lettre elle précise : « Il a pris depuis peu des manières singulières et d’après ce qu’on raconte par ici, c’est tout-à-fait étrange » (Aus Schleierrmachers Leben, Berlin, 1861, III, p. 77, 130 et 132). « Parmi mes amis, écrivait Guillaume Schlegel dans une lettre à un Français, Novalis, penseur audacieux, rêveur divinatoire, à la fin visionnaire, se donna tout de bon à la foi chrétienne » (Œuvres écrites en français, éditées par Bœcking, Leipzig, 1846, I, p. 191). C’est à ces « bruits étranges », dont parle Dorothée Veit, que Just semble avoir voulu répondre, dans sa courte étude biographique. Il ne se lasse pas de vanter la « calme raison », « l’esprit pondéré » et sensé de son jeune ami. Sans doute le deuil troubla pendant quelque temps ces facultés si harmonieusement équilibrées. « Son imagination divaguait » est obligé d’avouer le biographe — « mais sans violence, toujours sous le contrôle supérieur de la raison. » À plusieurs reprises il revient sur ce point (p. 21, 22 et 23), pour affirmer que ce n’étaient là que de « petites divagations innocentes » et cette insistance même indique bien qu’il cherchait à démentir certains bruits ou tout au moins à détruire certaines préventions qui subsistaient malgré tout dans l’esprit de quelques personnes. Sans aucun doute cette arrière-pensée a dû entrer pour quelque chose dans l’expression d’ensemble qu’il s’est efforcé de donner à son portrait.

Il ne semble pas du reste que la biographie de Just ait eu beaucoup de succès auprès de la première génération romantique. Elle ne fut réimprimée que quarante ans plus tard dans les Œuvres du poète, quoiqu’elle fut pendant longtemps un des seuls documents originaux sur la vie de celui-ci. Justinus Kerner, annonçant à un de ses correspondants l’envoi de cette biographie, traduit assez exactement l’impression générale : « Il y a quelque chose de bizarre et malgré tout de choquant à se représenter Novalis dans les fonctions de bailli (Amtmann, sic) ou d’assesseur aux Salines. C’est abominable !  ! Je me serais figuré sa vie tout autre. Et puis cette demoiselle Charpentier nous gâte tout l’effet poétique là-dedans. — Cependant sa mort est belle et bien des choses restent belles » (Just. Kerners Briefwechsel mit seinen Freunden, Stuttgart und Leipzig, 1897, I, p. 95). Il s’était en effet constitué dans les cénacles romantiques une véritable petite légende au sujet de la personne de Novalis. Les traits fondamentaux de cette légende semblent avoir été empruntés aux romans de Jean Paul, à ce type romantique du jeune phtisique philosophe, de l’« homme haut » ou du « désincarné sublime », dont Novalis tout le premier avait subi la fascination et que très consciemment il s’efforçait de reproduire dans son Journal poétique et dans ses Hymnes à la Nuit. Du vivant même du jeune poète on se plaisait déjà à lui faire jouer ce personnage poétique. « Je pense fonder une religion » — lui écrivait Frédéric Schlegel — ou tout au moins aider à l’annoncer. Peut-être as-tu plus de dispositions pour le rôle de Christ nouveau, qui trouvera en moi son vaillant St-Paul » (Raich, Novalis Briefwechsel, Mainz, 1880, p. 84 s.). Lorsque Novalis mourut en pleine jeunesse cette image du « Christ romantique » se présenta tout naturellement à l’esprit de ses amis et, par une sorte de conspiration tacite, ils s’efforcèrent de la faire accepter du grand public.

C’est d’abord Schleiermacher qui, en juillet 1802, envoie à son amie Eléonore Grünow le Henri d’Ofterdingen de Novalis, avec un commentaire approprié. « Certes — conclut-il — Hardenberg serait devenu un très grand artiste s’il nous était resté plus longtemps. Mais cela n’était pas à souhaiter. Moins encore sa destinée que le fond même de sa nature faisaient de lui ici-bas une personnalité tragique (eine tragische Person), un initié à la mort. Et ainsi sa destinée même se trouvait en rapport avec sa personnalité… » (Aus Schleiermachers Leben in Briefen, Berlin, 1858. — I, p. 324 s.). Lorsque parut en 1806 la seconde édition des « Discours sur la Religion » le théologien romantique y intercalait l’épitaphe du défunt et gravait sur le frontispice du Temple nouveau, à côté du nom de Spinoza, celui du « divin jeune homme, trop tôt arraché à la vie, pour qui se changeait en art tout ce qu’effleurait le vol de sa pensée, pour qui l’univers se transfigurait en un vaste poème et qui, après avoir à peine préludé confusément sur sa lyre, mérite cependant déjà d’être rangé parmi les poètes les plus accomplis parmi les rares élus, dont la pensée est aussi profonde que limpide et vivante. Par lui vous apprendrez ce que peuvent l’enthousiasme et le recueillement dans un cœur pieux et vous reconnaîtrez que, le jour où les philosophes seront religieux et rechercheront Dieu autant que Spinoza, le jour où les artistes auront le cœur pur et aimeront Christ autant que Novalis, alors luira pour les deux mondes l’aurore de la grande résurrection ». — Zacharias Werner se déclare entièrement subjugué par Novalis. « De tous les nouveaux Saints écrivait-il à Varnhagen — je ne reconnais que Saint-Novalis (den heiligen Novalis). » (Poppenberg. — Zacharias Werner, Berlin, 1893, p. 54). — Dans une série de conférences qu’il faisait en 1806 à Dresde sur la littérature et la philosophie nouvelles, Adam Müller, le futur théoricien du romantisme politique, saluait en Novalis le grand restaurateur de l’idéalisme platonicien dans la littérature et dans la science modernes. Chez Novalis, disait-il, se trouve comme impliquée toute la pensé » romantique, cette Encyclopédie nouvelle, dont il ne reste plus qu’à dégager les aspects isolés. « Si jamais homme — concluait-il — fut appelé au ministère sacré de Médiateur dans le monde scientifique de l’Allemagne, en un mot, si jamais homme fut appelé à être le restaurateur du platonisme dans toutes ses manifestations, ce fut bien Novalis. » (Ad. Müller, Vorlesungen über die deutscke Wissenschaft und Litteratur, 1807, p. 73 ss.). — Frédéric Schlegel de même croyait découvrir dans Henri d’Ofterdingen une Bible nouvelle, dont malheureusement nous ne possédons que les premiers feuillets. « Si Novalis avait pu terminer le cycle de romans qu’il projetait d’écrire et où il devait donner un tableau général du monde et de la vie, en se plaçant successivement à tous les points de vue de l’activité morale humaine, nous posséderions une œuvre à laquelle, pour l’éducation des facultés poétiques, rien ne saurait se comparer et qui nous ferait moins sentir le manque, dans notre littérature, de ces dialogues philosophiques, que les Anciens possédaient en si grand nombre. » (Europa, Frankfurt, 1803. I, p. 55).

Ainsi nous voyons la réputation littéraire de Novalis, née dans les cénacles romantiques, prendre peu à peu le caractère d’une véritable « légende » : d’une part ses amis s’efforçaient d’idéaliser la personne du poète, d’en faire mi apôtre inspiré, un Christ romantique — un « Saint-Novalis » — d’autre part on lui prêtait un plan philosophique et encyclopédique, dont les œuvres fragmentaires n’apporteraient que les indications premières, et dont la mort seule avait empêché la réalisation totale. Les écrits du poète deviennent ainsi des « reliques » sacrées, qu’il faut vénérer moins encore pour leur contenu réel que pour la pensée inexprimée qui s’y trouve secrètement rattachée. Tel est le sens des diverses préfaces, placées par Tieck en tête des Œuvres de Novalis. Mieux que personne Tieck, qui avait eu entre les mains les manuscrits, devait pourtant savoir dans quel désordre se suivaient ces pensées fragmentaires, incohérentes, souvent contradictoires, et combien l’auteur lui-même attachait peu d’importance à beaucoup de ces boutades philosophiques. « Une partie de mes fragments — écrivait celui-ci — est tout-à-fait fausse, une autre partie est sans valeur, encore une autre est louche (schielend) », et il avouait que, s’il choisissait la forme fragmentaire, c’est Qu’en réalité sa pensée n’était pas encore mère. « Comme fragment la pensée imparfaite s’exprime après tout de la manière la plus supportable. Cette forme doit être recommandée à quiconque n’a pas encore entièrement tiré au clair sa pensée et a cependant déjà quelques aperçus intéressants à présenter » (Novalis Schriften, 1901, II, 1, p. 295 s.). Aussi ne pouvons nous voir qu’une pieuse mystification dans les lignes que Tieck écrivait en tête de la première édition des Œuvres de son ami : « Il avait tracé le plan d’un ouvrage encyclopédique spécial où les expériences et les idées générales des diverses sciences devaient s’éclairer, se soutenir et se féconder mutuellement. De cette œuvre projetée, qui devait ne consister, semble-t-il, qu’en fragments de ce genre, les pensées quee nous publions ont été détachées. » (Novalis Schriften, édition Tieck, I, p. VI).

D’autre part, dans la 3me édition des Œuvres, en 1815, Tieck publiait une notice biographique, qui est comme la première rédaction de la légende romantique de Novalis et qui a servi de point de départ à toutes les amplifications postérieures. On y sent, dès la première ligne, un parti-pris d’idéalisation poétique, qui s’en prend non seulement à la personne du poète, mais à tout son entourage. Déjà le style, souvent vague et plein d’affectation, nous fait pressentir que nous entrons dans un monde irréel et faux. Sophie, la première fiancée du poète, devient un être séraphique, une apparition angélique. « Tous ceux qui ont connu la merveilleuse fiancée de notre ami sont unanimes à trouver que nulle description ne saurait rendre la grâce divine qui animait cette créature céleste, l’auréole de beauté qui l’environnait, la majesté et la douceur qui l’enveloppaient… etc., etc. » (Novalis Schriften, 1815, I, p. XIV). Quant à Novalis lui-même, il apparaît bien ici comme le type romantique et légendaire ; c’est l’homme éthéré ; prédestiné à la mort, martyr de son propre amour, qui vit dès à présent d’une existence supérieure et mystérieuse. « Pendant tout ce temps — c’est ainsi que Tieck résume la période qui suivit la mort de Sophie — Novalis ne vivait plus que pour sa douleur et il en arriva tout naturellement à confondre le monde visible et l’invisible, à ne distinguer la vie de la mort que par l’aspiration nostalgique qui le poussait vers cette dernière. En même temps sa vie se transfigura : son âme tout entière s’est fondue dans le rêve lucide et conscient d’une existence supérieure. Par la sainteté de sa douleur, par la profondeur de son amour et par sa pieuse nostalgie de la mort s’expliquent tout son caractère et toute sa manière de penser, et il n’est pas impossible que cette période de deuil ait fait éclore en lui les germes de la mort — si tant est qu’il ne fût pas prédestiné à nous être enlevé si tôt. » (Novalis Schriften, op. cit. I, p. XVIII). Il restait, il est vrai, un point délicat. Comment, après nous avoir exposé ce deuil indéracinable et cette vocation mystique pour la mort, présenter les secondes fiançailles du poète ? « Cette demoiselle Charpentier — écrivait Justinus Kerner — nous gâte tout l’effet poétique là-dedans. » Tieck se garde bien d’approfondir ce problème embarrassant. Il glisse aussi rapidement que possible. « Sophie resta le point central de sa pensée ; il la vénérait morte presque plus qu’il ne l’avait vénérée vivante sous sa forme visible. Cependant il pensa que la grâce et la beauté de sa seconde fiancée pouvaient en une certaine mesure compenser cette première perte. » (op. cit. p. XIX).

Ainsi se trouvait à peu près fixé le type légendaire qui, pendant longtemps, a reçu droit de cité dans la critique littéraire. Ce n’est pas que tout soit entièrement faux dans ce portrait. À côté du Novalis réel qu’avait connu Just, jeune homme rangé, méthodique, très préoccupé de sa carrière et de son établissement matrimonial, il y avait un second personnage, monomane mystique, qui vivait comme une seconde vie par l’imagination poétique. L’erreur, plus ou moins volontaire, des romantiques consista simplement à confondre les traits du personnage imaginaire avec les traits du personnage réel, afin de faire croire sans doute que cet art mystique, qu’ils sentaient malgré tout bien factice, plongeait par des racines profondes dans la vie réelle. On ne fit naturellement qu’exagérer toujours dans le même sens. Il faudrait lire, à titre de simple curiosité l’article « Hardenberg » dans la seconde édition du Conversations-Lexikon de Brockhaus, paru de 1812 à 1815. On y rencontre des phrases telles que celles-ci : « Nous pourrions presque, sans crainte d’être mal compris, l’appeler un médiateur poétique entre Dieu et l’humanité… On peut le considérer comme une apparition céleste, comme un jeune homme divin, qui ne fit que passer sur terre, pour prendre bientôt de nouveau son essor vers le pays bien-aimé de sa nostalgie… » — Dans un recueil d’Entretiens familiers avec Goethe, rédigés par Falk en 1824, l’auteur prête à son illustre interlocuteur différents propos sur la littérature contemporaine. Goethe en arrive à parler de Novalis : « Il n’était pas encore un Impérator, mais il le serait devenu avec le temps. C’est dommage qu’il soit mort si jeune, d’autant plus qu’il s’était fait catholique, pour plaire à son temps. » (Goethe ou plutôt Falk confond ici Novalis avec son frère cadet, Karl von Hardenberg, poète lui aussi, qui s’était converti au catholicisme}. « Ne voit-on pas, si j’en crois ce que racontent les gazettes, des troupes entières de jeunes filles et d’étudiants se rendre en pèlerinage sur sa tombe et la couvrir de fleurs ? » Et Gœthe s’attend à lire sous peu la nouvelle de la canonisation de Novalis (Joh. Falk, Gœthe aus næherem persœnlichen Umgang dargestellt, Leipzig, 1836. p. 99 s.). En admettant même, ainsi que le suppose Tieck (Novalis Schriften, I, p. XL), que Goethe ne soit pas l’auteur du propos rapporté, il n’en reste pas moins là un indice curieux de la popularité croissante du jeune poète parmi la nouvelle génération.

Et en effet de 1802 à 1837 cinq éditions de ses Œuvres furent rapidement enlevées. En même temps Novalis prenait pour ainsi dire officiellement rang dans l’histoire littéraire. En 1827 paraissait l’Histoire de la littérature allemande de Wolfg. Menzel, ouvrage qui eut un grand succès, parce que c’était un des premiers travaux dans ce genre et surtout parce que l’auteur se faisait l’interprète des aspirations religieuses et patriotiques des « Burschenschaflen », c’est-à-dire de la jeunesse universitaire du temps. Gallophobe, antisémite, il se réclamait d’un certain idéal « germanique-chrétien » et menait une polémique inintelligente autant que passionnée contre l’« épicurien » Goethe, qu’il accusait d’immoralité et de lèse-patrie. À Goethe il opposait triomphalement les auteurs romantiques, particulièrement Tieck et Novalis. « Le romantisme allemand s’est opposé à la Révolution française — disait-il, — à ses effets et aussi à ses causes, c’est-à-dire à tout cet esprit moderne, dont la Révolution se donnait comme l’héritière » (Menzel, Geschichte der deutschen Litteratur, 1827, p. 132). En Novalis il saluait l’esthéticien philosophe de la nouvelle école. « Assurément, si nous en jugeons par ses remarquables aphorismes, Novalis nous aurait donné le système le plus complet d’esthétique, animé d’un esprit romantique, métaphysique et mystique et ramenant toutes choses à Dieu et aux intérêts supérieurs » (op. cit. III, p. 168). Son roman allégorique Henri d’Ofterdingen est une véritable cosmogonie, une révélation mystique. « Il a conçu le projet immense de nous présenter l’univers entier sous un jour poétique, ou plutôt d’en montrer tous les aspects poétiques à la fois, de rassembler tout ce qui existe, la Nature, l’Esprit et l’Histoire dans un poème infini, d’édifier avec tous les matériaux artistiques imaginables un dôme colossal à la poésie… Comme un torse gigantesque ses œuvres gisent à nos pieds, morcelées avant d’avoir reçu leur forme définitive ; — on dirait un temple égyptien aux proportions gigantesques, qui s’élevant à peine de ses assises s’est écroulé à demi et dont les ruines restent encore chargées d’hiéroglyphes » (op. cit., IV, p. 160 s.).

En termes moins emphatiques un autre historien de la littérature, contemporain de la même génération, Vilmar, constatait la popularité de Novalis auprès de la jeunesse cultivée du temps et sa grande action éducatrice, qu’il estimait plus profonde encore et plus directe que l’influence exercée par les grands classiques. « L’effet produit par ces Pensées et ces Fragments — dit-il — est énorme. Particulièrement la jeunesse y a puisé jusqu’à nos jours une conception de la vie plus profonde et plus sérieuse, et cet enseignement s’est ici communiqué à elle d’une manière plus directe que par les meilleurs ouvrages des plus grands esprits. Les Fragments de Novalis ont servi comme de commentaire à tout ce qui se produisait d’excellent en poésie et en littérature, et ils conserveront encore longtemps cette vertu agissante » (Vilmar Geschichte der deutschen Litteratur, 22te Auflage, Marburg, 1886. p. 437 s.) — (Cet ouvrage n’est que le remaniement des cours professés par Vilmar à Marburg pendant l’hiver de 1843-1844.).

Il est curieux de voir même des hommes qui avaient connu Novalis dans la vie réelle, céder à cet entraînement et modifier leurs souvenirs par un travail inconscient d’imagination rétro-active. Ainsi Steffens, qui avait rencontré le jeune poète à Iéna et à Freiberg en 1798 et 1799, en avait reçu d’abord une impression presque défavorable. « C’est un homme de beaucoup d’esprit — écrivait-il alors ; — mais il m’a confirmé dans l’idée que même les hommes d’esprit d’aujourd’hui ont peu de compréhension pour une méthode rigoureuse et scientifique… Sa manière de penser semble aboutir à cette forme d’esprit incohérente, qui cherche à surprendre la nature par des traits d’esprit et qui finalement amalgame pêle-mêle ces boutades et ces saillies — bref du schlegelianisme en matière de sciences naturelles » (Plitt, Aus Schellings Leben, 1864, I, p. 277). Tout autre nous apparaît le Novalis de ses Mémoires, écrits 40 ans plus tard. « Son extérieur faisait songer du premier coup à ces images pieuses de chrétiens, si simples et si naïves… Peu d’hommes ont fait sur moi une impression si profonde et si persistante… On ne peut l’appeler un mystique dans le sens habituel, car les mystiques cherchent derrière le monde sensible, qui les emprisonne, un mystère plus profond, le sanctuaire caché de la liberté, de l’activité spirituelle. Mais lui, il vivait dans ce lieu secret comme dans une réalité familière et lumineuse, d’où son regard plongeait dans le monde sensible et dans ses relations externes. J’ai connu plus tard des hommes qui subissaient entièrement son ascendant, des hommes qui s’adonnaient à des occupations toutes pratiques, des savants empiriques de toute espèce, mais qui avaient le respect du mystère spirituel de l’existence et qui croyaient découvrir dans ses écrits un trésor caché. Comme des oracles merveilleux et prophétiques ils lisaient les fragments poétiques et religieux de Novalis et s’édifiaient par cette lecture, ainsi que font les croyants en lisant la Bible » (Heinr. Steffens, Was ich erlebte, Breslau, 1841, IV, p. 390 s.). Reconnaîtrait-on encore dans ces lignes l’« homme d’esprit » dont les premières lettres esquissaient le portrait et ce « schlegelianisme en matière de sciences naturelles » dont l’auteur parlait alors si dédaigneusement ? Mais aussi comme nous voici loin de cette « méthode rigoureuse et scientifique » que revendiquait hautement alors le jeune étudiant ! Comme le contraste entre ces deux portraits et ces deux jugements montre bien le chemin parcouru en 40 ans par la pensée romantique !

Ainsi la « légende » romantique de Novalis, préparée dans les cénacles romantiques, présentée au public par les écrits à peu près contemporains de Schleiermacher, dans les Conférences littéraires d’Adam Müller, dans l’Europa de Frédéric Schlegel et surtout dans les préfaces, écrites par Tieck en tête de l’édition des Œuvres du poète, est fixée dans ses grandes lignes et elle a contribué, plus peut-être encore que la valeur intrinsèque des écrits eux-mêmes à attirer sur l’auteur l’attention d’un certain public. Novalis devint une sorte de « thème » favori, que chacun interprétait selon ses aspirations particulières, sur lequel chacun brodait des variations innombrables. Précisément le caractère fragmentaire, incohérent, parfois contradictoire de ses écrits le désignait particulièrement pour jouer ce rôle d’oracle : on s’attachait moins au texte lui-même, au sens matériel de l’œuvre qu’à cette doctrine inexprimée, à cette grande pensée cachée, qui semblait transparaître sous les hiéroglyphes obscurs.

Cependant, dès le début, certains auteurs ont formulé des réserves. Dans sa « Vorschule der Aesthetik », parue en 1804, Jean-Paul Richter élève des doutes sur les capacités productives de Novalis. Il voit en lui un de ces « nihilistes poétiques », un de ces « génies passifs » ou, comme il dit encore, un « de ces androgynes qui lorsqu’ils conçoivent s’imaginent procréer ». Ce sont assurément des esprits supérieurs ; ils ont plus que du talent et moins que du génie ; ils ne produisent que s’ils sont fécondés par un autre esprit. — Schelling non plus ne se sentait pas une grande sympathie pour Novalis. « Je ne puis me faire à cette frivolité intellectuelle — écrivait-il — qui consiste à venir flairer tous les objets, sans en pénétrer aucun. » (Plitt, Aus Schelling’s Leben, 1864, I, pp. 431-432) et on sait que son « Heinz Widerporst » visait tout particulièrement Novalis. Cependant la plupart des « schellingiens » adoptèrent ce dernier comme un des précurseurs géniaux de la « Naturphilosophie ». Dans un article intitulé « Novalis ein Naturdichter » et publié en 1829 dans l’« Isis », journal fondé par le naturaliste Oken, un professeur de la faculté de médecine de Gœttingen, Th. Brück, consacrait quelques colonnes au jeune poète physicien. Il développait à ce sujet l’idée fondamentale de la philosophie romantique de la Nature. L’homme, disait-il, saisit la nature soit par les sens et l’intelligence, c’est-à-dire par la science, — soit par le sentiment et l’imagination, c’est-à-dire par la poésie. Ces deux facultés, autrefois séparées, doivent se joindre et se combiner dans la philosophie nouvelle de la Nature et il citait comme précurseurs de cette dernière Buffon en France, Gœthe et Novalis en Allemagne (v. « Isis » — Leipzig, 1829, XXII, p. 1 s.). — Solger, dont les théories esthétiques se rencontrent souvent avec les pensées de Novalis sur l’art, croyait trouver dans le roman Henri d’Ofterdingen une véritable « théophanie », un mythe moderne, « qui ne se distingue des autres mythes que parce qu’il a pris corps, non dans l’âme collective d’un peuple, mais dans celle d’un individu isolé » (Solgers Nachgelassene Schriften und Briefwechsel, 1826, I, p. 95).

Si chez Solger et Schelling la pensée philosophique allemande reste encore emprisonnée dans l’idéal romantique, on la voit chez Hegel tenter un premier effort pour se frayer une issue vers des horizons nouveaux. Dans ses Cours d’esthétique, professés à Heidelberg d’abord, en 1818, et plus tard à Berlin, Hegel instruit le procès du romantisme, qu’il considère comme une forme historique définitivement dépassée et qui doit céder la place à une synthèse nouvelle. À vrai dire ce qu’on appelle plus particulièrement l’école romantique n’est qu’une forme décadente et dégénérée du grand art romantique et chrétien, que l’auteur oppose à l’art classique et payen. Toutes ses sympathies, on le sent bien, sont pour ce dernier. L’art classique, selon lui, a su opérer la complète réconciliation de l’Esprit et de la Nature, en restant dans la nature même ; il a réalisé la beauté suprême, car ici l’idée et son expression se pénètrent intégralement ; la forme corporelle ne fait qu’un avec le contenu spirituel qui l’anime. « Il n’y a et ne saurait y avoir jamais rien de plus beau ». L’art, romantique au contraire a détourné vers le dedans, vers « la spiritualité subjective » les regards de l’homme. « Car, dans la phase de l’art romantique, l’Esprit sait que la vérité pour lui n’est plus de s’épancher dans l’univers corporel ; qu’au contraire il ne prend possession de cette vérité qu’en se repliant du dehors vers son intimité profonde et en posant la réalité extérieure comme une forme d’existence inadéquate » (Hegels Werke, Xter Band, 2te Abth., p. 122). La beauté, en tant que manifestation sensible de l’idée, est devenue inessenlielle : bien plus, l’idéal romantique la rend pour ainsi dire impossible, par ses exigences de spiritualité pure. — Mais cet idéal porte en lui dès le début les germes de sa propre dissolution. En prenant pour contenu essentiel l’intériorité subjective du poète l’art devient en effet de plus en plus indifférent au monde extérieur et à la réalité concrète, il brise tous les liens qui le rattachent à cette dernière et plane au-dessus du monde objectif, dans un état d’absolue liberté, mais aussi d’absolue indétermination. La formule philosophique de cette décadence artistique, Hegel croit la trouver dans la théorie de l’ironie romantique, issue de l’idéalisme de Fichte et présentée par Frédéric Schlegel d’abord, par Solger ensuite. C’est dans sa critique des œuvres de Solger, parue en 1828 dans les « Jahrbücher für wissenschafliche Kritik » qu’il a analysé le plus longuement cette forme de décadence artistique. Le romantisme lui apparaît à présent comme une véritable maladie philosophique, dont les symptômes et les progrès peuvent en quelque sorte se déduire « a priori ». L’Ironie romantique est au début : par un effort d’abstraction l’esprit se détache d’abord de tout ce qui donne un intérêt positif et concret à la vie, pour ne voir plus dans les choses que des apparences, des formes pures et évidées, parmi lesquelles son « Moi » peut se jouer capricieusement. Mais il survient bientôt une seconde phase où le « moi » se lasse de sa propre subjectivité, où après avoir perdu contact avec les réalités extérieures, il sent cependant en lui un besoin douloureux d’objectivité. Il se trouve alors comme déchiré par une contradiction interne insoluble, — à la fois poussé hors de lui par une aspiration irrésistible vers une réalité objective, et incapable cependant de renoncer à la solitude où il s’adore lui-même.

C’est dans la personnalité de Novalis que Hegel a cru reconnaître le « cas type », par où s’illustrait cette théorie du romantisme décadent. Novalis est le malade romantique idéal, qu’il faudrait inventer, s’il n’existait pas ; « car — dit Hegel — ce qui fait le fond de la personnalité de Novalis, c’est que les besoins spéculatifs chez lui ont été assez forts pour éveiller dans cette belle âme une aspiration nostalgique, mais non pour lui permettre ni de triompher de sa tendance à l’abstraction, ni d’y renoncer. Bien plus cette tendance était si profondément ancrée au cœur du noble jeune homme, — lui-même s’y est abandonné avec tant de ferveur et de loyauté, que cette aspiration transcendantale — véritable consomption de l’esprit — a pénétré jusque dans les tissus organiques de sa vie et a marqué de son empreinte sa destinée entière. » (Jahrbücher für wissenschaftliche Kritik, Juni, 1828, p. 861). Particulièrement dans Henri d’Ofterdingen s’observent les symptômes de ce « morbus mysticus ». « Les situations creuses se dérobent craintivement devant la réalité où elles devraient pourtant s’insérer résolument, si elles-mêmes prétendaient à quelque réalité. » (op. cit., Mærz, 1828, p. 41). On retrouve à peu près le même jugement sur Novalis dans l’histoire de la philosophie de Hegel (Hegel’s Werke, Berlin, 1836, XV, p. 615).

Ainsi chez Hegel nous voyons la pensée allemande, par une sorte de progrès intérieur, triompher du romantisme et réagir contre lui. Mais bientôt des causes extérieures, politiques et sociales, allaient activer cette élaboration intérieure et lui faire exprimer toutes ses conséquences. Une toute nouvelle période commença alors pour la réputation de Novalis, lorsque son œuvre sortit du milieu artificiel d’initiés, ou elle restait malgré tout encore confinée, pour être projetée au milieu des polémiques du jour. Allait-elle s’affirmer viable et résister à l’épreuve ?

ROMANTIQUES ET LIBÉRAUX


La publication d’un pamphlet politico-religieux de Novalis « Die Christenheit oder Europa » faite par Frédéric Schlegel dans la 4me édition des Œuvres complètes, en 1826, à l’insu de Tieck, marque une date décisive dans la « Novalislitteratur ». Ainsi que le constatait Tieck dans la préface de la 5me édition, ce pamphlet est devenu aussitôt une pierre de touche de l’opinion publique et, selon leur attitude à l’endroit de cet écrit particulier, les critiques ont complètement modifié leur jugement sur l’ensemble de l’œuvre et sur l’homme lui-même. En vain Tieck a de nouveau proscrit le pamphlet de la 5me édition, parue en 1837 : l’alarme était donnée et désormais le nom de Novalis se trouvait mêlé aux polémiques du jour.

Différents évènements avaient contribué à rendre plus ardentes ces polémiques. Tout un mouvement de conversions au catholicisme se dessina après les guerres de l’indépendance, — mouvement déjà préparé dans les dernières années du 18me siècle, mais qui parut éclater brusquement après le Congrès de Vienne. À la tête de ce mouvement se trouvaient un certain nombre de convertis romantiques, Frédéric Schlegel, Adam Müller, Haller, etc. La conversion de ce dernier avait particulièrement fait scandale. On s’aperçut bien alors que cette accusation de « catholicisme secret », dont avaient si souvent joué les « Aufkkerer » du 18me siècle, n’était pas une pure légende, puisque Haller, quoique secrètement converti au catholicisme, n’en continuait pas moins à exercer ses fonctions de membre du conseil fédéral de Berne et avait même obtenu de l’évêque de Fribourg l’autorisation de prêter le serment constitutionnel, par où il s’engageait solennellement dans ses nouvelles fonctions à protéger l’Église protestante. Lorsque le secret de sa conversion fut éventé, il avoua lui-même qu’il avait gardé le silence, afin que son apologie de la théocratie parût avoir été écrite de la plume d’un protestant et produisit ainsi une impression plus profonde. Les armes dont se servaient les nouveaux convertis n’étaient pas toujours très loyales, comme on voit.

On s’explique ainsi l’intérêt que trouvait Frédéric Schlegel à publier l’« Europa » de son ami, — surtout que, par une « pieuse fraude », qui rappelle un peu les procédés de Haller, il avait eu soin de retrancher dans la conclusion ce qui semblait nettement hostile au catholicisme moderne. Précisément quelques années auparavant, en 1819, avait paru dans le « Sophronizon » la fameuse diatribe de Voss contre le « converti » Stolberg. La polémique s’était continuée encore longtemps après la mort de ce dernier, en une série de pamphlets, d’attaques et de ripostes. Très habilement, dans ses conférences faites à Vienne en 1812 sur la littérature ancienne et moderne, Frédéric Schlegel avait rapproché les deux noms de Stolberg et de Novalis, en qui il saluait les annonciateurs d’une Allemagne nouvelle. Des relations très intimes s’étaient nouées entre les deux familles Stolberg et Hardenberg et le frère du poète, Karl von Hardenberg, après une conversion soudaine au catholicisme, avait épousé une des filles de Léopold von Stolberg. Il possédait lui-même une propriété à Unterzell, près de Würzbourg, où se réunissait parfois un petit cénacle romantique. On faisait là le rêve d’un catholicisme nouveau, tout imprégné de néo-platonisme et de théosophie, qui rappelle par quelques traits le catholicisme idéal et théosophique, dont Novalis esquissait le tableau poétique dans son « Europa » (Voir : G. H. Schubert, Selbstbiographie, Erlangen, 1854, II, p. 418 ss.)

Tout naturellement des confusions durent se faire dans l’esprit de beaucoup de gens entre le nouveau romantisme et l’ancien. On a déjà vu Falk, dans un ouvrage cité plus haut, prêter à Gœthe un propos, dans lequel celui-ci affirmait la conversion de Novalis. Sans doute l’auteur de ce propos, quel qu’il soit, a confondu les deux frères, Frédéric et Karl von Hardenberg. Mais si d’une manière générale la légende de la conversion de Novalis rencontra peu de crédit dans la critique, ses liens de famille avec de nouveaux convertis et surtout ses sympathies pour le catholicisme n’en restèrent pas moins un fait désormais indéniable. Déjà avant la publication de l’Europa, Schleuermacher, dans les notes qu’il ajoutait en 1821 à la nouvelle édition de ses « Discours sur la religion », s’étonnait qu’on ne l’eût jamais soupçonné lui-même de sympathies catholiques, lui qui avait si chaudement recommandé la lecture de Novalis, et il considère comme un fait acquis les « aberrations catholiques — die katholischen Abwege — » de son ami (Reden über die Religion. Erlæuterungen zur zweiten Rede, note 3). Steffens non plus, quoique protestant fervent, ne peut dissimuler cet aspect de l’œuvre et de la personne de Novalis. « Ses sympathies pour le catholicisme étaient, comme on sait, très prononcées ; peut-être est-il de ceux qui ont attiré le plus d’âmes au catholicisme parmi la nouvelle génération (Was ich erlebte, op. cit. IV, p. 324). Mais, ajoute l’auteur, le vieux fonds protestant subsistait malgré tout en lui et le catholicisme resta chez lui une simple nostalgie philosophique et poétique.

On verra plus loin le problème religieux soulevé par l’œuvre de Novalis. Bornons-nous à indiquer à présent quelques-unes des attitudes nouvelles de la critique, provoquées par ce problème, qui venait de se poser soudainement devant elle. Il ne semble pas possible de contester que Frédéric Schlegel, converti depuis 1806 au catholicisme, ait obéi en publiant l’Europa de Novalis, à des arrière-pensées de prosélytisme rétrospectif. Même les critiques qui lui sont le plus favorables, comme M. Raich, ont été obligés de reconnaître le fait. « Une occasion plus belle pouvait-elle s’offrir à lui de se faire précéder, comme par une sorte d’éclaireur, par son meilleur ami Novalis et de montrer au public, dans cette dissertation sur la Chrétienté, les premiers symptômes de cette vie nouvelle qui devait, à partir de 1806, faire battre son propre cœur ? Un intérêt de ce genre, parfaitement légitime, a fort bien pu, pour une part, entrer dans la pensée de Frédéric Schlegel » (Novalis Briefwechsel, Mainz, 1880, p. 151). Ce Manifeste inédit de Novalis, (quelques fragments seulement avaient paru dans les premières éditions) fut aussitôt accueilli triomphalement par tout le parti romantique catholique et il s’en fallut de peu que l’auteur ne passât pour une sorte de « de Maistre allemand ». Très significatif à cet égard est un article de revue publié en 1831, en France, dans l’Avenir, par le comte de Montalembert. « Et certes — concluait le grand orateur catholique — c’est un évènement plus grand et plus singulier qu’on ne pense que l’existence d’un pareil écrit à une pareille époque et la postérité admirera avec raison comment, tandis que le faux libéralisme marchait invincible et impuni à la conquête du monde, il s’est élevé dans un coin obscur de la Saxe une voix solitaire de vaincu (?), pour prophétiser la chute et l’impuissance de ce géant, pour célébrer le grand édifice qui surgirait de ses ruines : une voix de protestant pour chanter les gloires méconnues et l’avenir éternel du catholicisme. Novalis eut un mérite que le comte de Maistre seul peut lui disputer, celui de sentir tout le vide et le néant des idées du 18me siècle au moment de leur plus éclatant triomphe et celui plus grand encore de ne pas désespérer du salut du monde et de découvrir ce salut dans le retour à l’unité catholique » (Montalembert, Œuvres complètes, Paris, 1861, VI, p. 387 ss.).

En Allemagne c’est dans l’Histoire de la Littérature poétique allemande d’Eichendorff que nous trouverons l’exposé le plus complet de la nouvelle opinion publique catholique et romantique. Cet ouvrage publié en 1861, n’est que le remaniement d’une étude plus ancienne, parue en 1847, et intitulée « Ueber die ethische and religiœse Bedeutung der neueren romantischen Poesie in Deutschland ». Le christianisme, selon cet auteur, a marqué d’une empreinte profonde et indélébile la vie morale de l’Allemagne ; il est devenu comme la seconde nature de la race germanique. Il représente donc la véritable tradition nationale. La Réforme, une première fois, a rompu cette tradition séculaire, elle a brisé « le fil d’or qui, au cours des siècles, avait rattaché entre elles les générations successives » : par un acte arbitraire et violent elle a voulu faire recommencer toute l’histoire à une date précise. Mais elle est restée frappée de stérilité poétique. Elle a appauvri le sentiment religieux, en éliminant tous les éléments légendaires, populaires et poétiques et en ne laissant subsister qu’un dogme moral et abstrait, elle a dévoyé le sentiment national, car la culture moderne, issue de l’éducation protestante, a dû chercher dans une renaissance artificielle du paganisme antique les éléments artistiques que la vie religieuse populaire ne lui présentait plus. Le romantisme allemand a été une première protestation contre ce paganisme artificiel, auquel avaient sacrifié les grands poètes classiques, les Goethe et les Schiller ; il a cherché de nouveau dans l’antique foi chrétienne des sources vraiment populaires d’inspiration. Mais ce mouvement de rénovation a été incomplet, parce qu’il est resté cantonné dans un domaine purement artistique. Les premiers romantiques n’ont pas vu que, pour être vraiment durable et profonde, cette renaissance devait pénétrer toutes les activités de la vie nationale et qu’elle ne pouvait s’accomplir que par une restauration politique et sociale du catholicisme historique.

Dans Novalis Eichendorff reconnaît un des apôtres des temps nouveaux, le représentant le plus sincère et le plus complet de ce premier romantisme, avec toutes ses qualités et aussi avec toutes ses insuffisances. L’article qu’il consacre à cet auteur et par où il commence tout son exposé de la littérature romantique, n’est guère qu’une analyse et une critique du pamphlet religieux, « Europa ». — « Le premier — selon Eichendorff — Novalis a eu le courage de dire ouvertement et sans ambages aux esprits cultivés que toute la culture moderne plonge par ses racines dans le christianisme et qu’elle doit nécessairement être de nouveau mise en contact avec ce qui lui sert de support, si elle-même ne doit pas perdre toute signification et toute consistance… Novalis déplore avec tous les nobles esprits de son temps la dépression mortelle apportée par le matérialisme dans la vie morale de l’Europe. Les causes de cette décadence sont, pour lui, l’indifférence religieuse des peuples et aussi le conflit, l’antagonisme artificiellement suscité entre la foi et la science. Il voit cette œuvre de décadence déjà préparée par la Réforme et consacrée par le protestantisme. Seul le retour à la religion vraie, c’est-à-dire à l’Église catholique, peut apporter le salut si longtemps attendu » (Geschichte der poetischen Litteratur Deutschlands, von Joseph Freiherrn von Eichendorff, Paderborn, 1861, II, p. 17 ss.). Malheureusement après avoir découvert le mal et les causes du mal, Novalis recule devant le remède, ou du moins il propose un remède purement illusoire. Il se perd dans les rêveries chimériques d’une religion nouvelle, sans dogme et sans organisation précise, sorte de religion naturiste et poétique, d’inspiration théosophique. « Il divague tout à coup comme un homme pris de vertige, parlant deux langues à la fois, dont l’une nie ce que l’autre affirme » (ibid. p. 98).

Ainsi le romantisme qui, dans la pensée de ses premiers représentants avait été un mouvement de renaissance purement philosophique et artistique, devenait de plus en plus une doctrine de gouvernement. Cette doctrine on la trouve exposée non seulement chez les partis catholiques, dont les sympathies allaient généralement à la cour d’Autriche, mais aussi chez tout le parti conservateur protestant et piétiste, qui menait dans l’Allemagne du Nord l’œuvre de réaction contre les aspirations constitutionnelles et libérales et qui trouvait un puissant appui dans la personne même du roi de Prusse, Frédéric-Guillaume IV, disciple de Haller, — « le romantique couronné » ainsi qu’on l’a souvent appelé. — À cette Allemagne « romantique », conservatrice et plus ou moins sincèrement bigote, s’opposait à présent une Allemagne « libérale » qui, par l’organe de la presse et de la littérature, s’efforçait de provoquer un mouvement général d’opinion et entreprenait une révision générale des « valeurs » philosophiques, morales, et artistiques du passé. Deux groupes, apparentés à plus d’un égard, se montraient plus particulièrement actifs : le groupe des écrivains de la « Jeune Allemagne » et le groupe des théoriciens « radicaux » ou des « néo hégéliens » d’extrême gauche. Les uns et les autres subissaient l’influence de la philosophie d’Hegel et des doctrines libérales françaises.

Ce que les écrivains de la « Jeune Allemagne » voulaient, c’était moins une révolution politique (la plus grande confusion régnait à cet égard encore dans leur pensée) qu’une révolution morale, à la fois religieuse et artistique. « Monarchie ou république, institutions démocratiques ou aristocratiques sont choses indifférentes écrivait Heine à Laube — tant que la lutte au sujet des principes vitaux, au sujet de l’idée même de la vie, n’est pas encore décidée… Nous voulons une religion saine, pour que les mœurs redeviennent saines… ». Et c’est d’avoir altéré cette santé morale de l’humanité qu’ils accusaient le romantisme et d’une manière générale tout le christianisme moderne. Ces griefs se trouvaient développés tout au long dans une étude de Heine sur l’École romantique allemande, parue d’abord en français, sous formes d’articles dans l’« Europe littéraire », en 1833, et ajoutée ensuite comme seconde partie à une étude plus complète « sur l’Allemagne », sur sa vie religieuse, philosophique et littéraire. Dans la grande opposition que Heine établit là entre l’art classique et l’art romantique chrétien on reconnaît sans peine les définitions de Hegel, mais exprimées dans un style de feuilleton, qui vise à l’effet plus qu’à la précision et qui recherche les contrastes à tout prix. Les pages, très amusantes à lire du reste, qu’il consacre à Novalis n’ont pas beaucoup enrichi la critique littéraire. La documentation de l’auteur est en effet des plus fantaisistes. Les quelques renseignements biographiques qu’il fournit sont faux (« Il aima une jeune dame qui mourut de la phtisie »). Des œuvres du poète il cite tout juste la première page de Henri d’Ofterdingen. Il ne semble pas du reste avoir lu l’ouvrage complet (il appelle en effet l’héroïne du roman « Sophia »). Quant au portrait de Novalis il est certainement inspiré de Hegel. Celui-ci avait déjà cru découvrir chez le jeune poète les symptômes d’une « consomption de l’esprit » — par où il entendait, comme on a vu, une maladie toute philosophique. Heine reprend cette interprétation pathologique, mais en lui prêtant un sens plus réaliste, plus physiologique. On connaît la petite nouvelle qu’il raconte à ce propos, — l’histoire de la jeune fille anémique, au teint diaphane et aux yeux langoureux, la sœur d’une receveuse des postes des environs de Gœttingen, — qui, à force de lire Novalis finit par contracter la maladie du poète et s’éteint doucement, en même temps que l’automne se dépouille de ses dernières feuilles. La phtisie, — ainsi s’appelle la muse de Novalis. Heine rapproche, à cet égard, le jeune poète de Hoffmann. « La grande ressemblance entre les deux auteurs consiste en ce que leur poésie était à vrai dire une maladie. À cet égard on a remarqué que l’appréciation de leurs œuvres est moins l’affaire du critique que du médecin. Le teint rosé dans les poésies de Novalis n’est pas la couleur de la santé, mais de la phtisie… » (H. Heine, Sæmmtliche Werke, Hamburg, 1861, VI, p. 174).

Le jugement de Heine à son tour a inspiré de nombreuses variantes. C’est la « légende » romantique qui renaît, mais cette fois-ci transcrite dans le langage de la pathologie. « Novalis — lisons-nous chez un autre écrivain de la Jeune Allemagne, Laube, — est l’incarnation juvénile de l’idéal romantique avec tout ce qu’il recèle de poétique et de maladif. Il était lui-même malade, mortellement malade, depuis sa première jeunesse, intérieurement consumé et comme transfiguré par les pâleurs fiévreuses de la nostalgie. Les germes d’une mort précoce et la constitution diaphane étaient héréditaires dans la famille et prédisposèrent ses organes au vol séraphique, embrasant tout son être d’une ardeur immatérielle… Il était pareil à l’oiseau du paradis, dont il est dit qu’il ne se pose jamais, mais qu’il plane, éternellement suspendu dans les hauteurs. » (Laube, Geschichte der deutschen Litteratur, Stuttgart, 1886. III, p. 152, s.).

Dans l’« Histoire de la littérature contemporaine » de Mundt (Geschichte der Litteratur der Gegenwart, Leipzig, 1858) on peut voir s’opérer déjà un rapprochement entre les représentants de la Jeune Allemagne et le premier romantisme, rapprochement déterminé en partie par l’échec des idées libérales en 1848, mais qui se trouvait déjà préparé par des causes intimes. À vrai dire les écrivains de la Jeune Allemagne étaient beaucoup plus qu’ils ne s’imaginaient les continuateurs de la première école romantique. Non seulement ils ont emprunté à celle-ci beaucoup de motifs et de formules artistiques, mais ils ont aussi repris certaines tendances morales qui s’y trouvaient déjà exprimées. Dans les premières dissertations esthétiques de Frédéric Schlegel. dans sa Lucinde et dans les « Lettres confidentielles » qu’écrivit au sujet de ce roman le théologien Schleiermacher, on découvrirait en germe les doctrines « émancipatrices » de la nouvelle génération. « C’est une erreur — écrivait Mundt d’identifier le romantisme, pris dans sa source, avec le principe catholique et réactionnaire et si, à une phase postérieure de leur développement certains écrivains sortis de cette école se sont rapprochés de ce dernier principe, ce n’est point le seul fait d’être romantiques qui a déterminé chez eux cette tendance » (Allgemeine Litteraturgeschichte der Gegenwart, 1846, III, p. 148). Dans le romantisme l’auteur voit une renaissance de l’âme et de la poésie populaires et aussi un mouvement d’émancipation morale. Il insiste longuement à ce sujet sur la Lucinde de Schlegel et sur les Lettres confidentielles de Schleiermacher. Les romantiques ont été, dit-il, « les apôtres poétiques des droits de l’homme et de la morale hédoniste. (Die poetischen Aposlel der Menschenrechte und des Lebensgenusses) (Gesch. der Litter. der Gegenw., op. cit., p. 75). — Il eût été intéressant d’appliquer cette définition à l’œuvre et à la personne de Novalis. Malheureusement Mundt n’en fait rien ; il se borne à reprendre les traditionnels clichés, et assaisonne ces lieux communs de considérations métaphysiques aussi prétentieuses qu’incohérentes. Il nous est dit que Novalis était « pur centre, sans périphérie », qu’il s’est « sursaturé dans son centre intérieur », qu’il lui manquait l’énergie de « sortir vers la périphérie » et qu’« il n’a pu trouver une issue hors de lui-même que par la mort ». (op. cit. p. 120). D’autre part, l’auteur croit découvrir la clé de toute sa philosophie dans cet axiome, fondamental : « moi = non-moi » d’où se déduisent à la fois son panthéisme et ses aspirations catholiques (op. cit. p. 122). Il est impossible de tirer aucune notion claire de ces fumeuses élucubrations.

Cependant un autre groupe de jeunes auteurs dans le camp libéral avait engagé une vive polémique contre le romantisme : c’était le groupe des théoriciens radicaux, des néohégéliens d’extrême gauche. L’organe du parti ce furent d’abord les « Hallische Jahrbücher » fondés en 1838 par Arnold Ruge et Echtermayer. À partir du 12 octobre 1839 parurent dans cette Revue une série d’articles intitulés « Der Protestantismus und die Romantik. Ein Manifest », auxquels avaient collaboré les deux auteurs et qui furent réimprimés plus tard dans les Œuvres complètes de Ruge (Arnold Ruge, Sæmmtliche Werke, Mannheim, 1818, I, p. 1 ss.). L’intention polémique, annoncée dans le titre même, se formulait nettement dès les premières lignes : « Le catholicisme à qui nous avons affaire est un tout autre catholicisme que celui d’antan ; le masque dont il se couvre, les armes dont il fait usage, toute sa tactique dans l’offensive et la défensive, montrent nettement qu’il ne s’agit pas de l’ancien catholicisme, du catholicisme pur et simple, qui renaîtrait aujourd’hui avec des forces nouvelles, mais qu’au contraire en cette masse confuse s’agitent des principes et des motifs tout-à-fait modernes qui, éclos au sein même du protestantisme, n’ont pas eu la force nécessaire pour se développer et pour mûrir en suivant le progrès naturel de cet idéal de culture et qui se sont ralliés extérieurement à l’adversaire, afin de nous accabler sous sa masse. » (Hattisdie Jahrbücher, Article du 14 octobre 1839).

En même temps les jeunes polémistes empruntaient à la philosophie de Hegel sa charpente doctrinale et accentuaient encore le contraste déjà nettement dessiné par le maître, entre la pensée classique et la pensée romantique. À l’humanisme classique, selon eux, correspond dans les temps modernes le rationalisme philosophique : tous deux, humanisme et rationalisme, affirment les éléments positifs de liberté et de progrès dans l’histoire de l’humanité ; tous deux tendent à une réalisation concrète de l’Idée dans le monde. Au christianisme correspond le romantisme moderne. « Le christianisme renonce au principe de l’humanisme : il transporte l’homme dans le ciel ou, ce qui revient au même, dans les abîmes insondables de la vie intérieure… Le christianisme n’est et ne veut être essentiellement que religion pure, c’est-à-dire une nostalgie, une aspiration intime vers l’idéal et la Vérité ; il ne se laisse réaliser ni comme art, ni comme philosophie, ni comme morale. Le christianisme en tant qu’il ne se laisse pas résoudre dans l’humanisme s’appelle romantisme. En ce sens on peut dire que le principe du classicisme c’est l’humanisme et que le principe romantique c’est le christianisme (Ruge, Sæmmtl. W. op. cit., p. 7 ss).

À cet égard Novalis peut passer pour un des pères spirituels du romantisme. Sous une forme encore confuse et anarchique il en recèle tous les éléments essentiels ; il en a annoncé prophétiquement toutes les aspirations. « Novalis et, après lui, Schelling ont réagi, d’abord sans le savoir et ensuite très consciemment contre le principe libertaire de Fichte et ils sont les pères du romantisme… Tout ce dont Novalis portait en lui un pressentiment lyrique, ce que ses prophéties ont d’abord manifesté au grand jour et ce qu’il a exprimé sous forme de poésies, de Mærchen et d’aphorismes géniaux, Schelling s’est efforcé de l’élaborer en système » (ibid. p. 257). — Chez Novalis apparaît déjà cette confusion continuelle du conscient et de l’inconscient, de la réflexion abstraite et du sentiment, de la philosophie et de la poésie, qui va se substituer peu à peu à la réflexion consciente, au « Selbstbewusstsein » de Fichte. Cette confusion constitue proprement le « Gemüt » romantique. Car, d’une part, le « Gemüt » romantique c’est bien ce qu’il y a d’inconscient, d’irrationnel, de trouble dans la conscience, c’est l’élément « nature » dans la pensée ; mais, d’autre part, cet élément « nature » n’apparaît plus sous sa forme spontanée et naïve ; le sentiment est déjà « réfléchi » et tout en échappant à la raison il veut cependant se révéler dans les formes de la raison ; il est devenu philosophe, raisonneur, abstracteur de quintessences. « Ce qu’il y a de nouveau chez Novalis, c’est qu’il substitue d’une manière absolue le monde obscur et merveilleux du Gemüt à la réflexion consciente de Fichte… On voit se dessiner chez lui simultanément les deux aspects, le mysticisme — cette volupté théorique — et la volupté — ce mysticisme mis en pratique — et rien n’est plus intéressant que de suivre à la trace chez lui et d’approfondir leurs mutuelles affinités » (Ibid. p. 235, p. 246). Il ne suffit pas à Novalis de vivre et de jouir, il veut encore se sentir vivre et jouir et c’est à quoi lui sert la réflexion philosophique. « Novalis n’est pas un hypocrite, un froid et creux objectiviste, il se donne tout entier partout où il croit trouver la vérité. Sentir profondément, éperdument, voilà son principe et voilà pourquoi la philosophie même se transforme chez lui en émotion lyrique. Il veut se sentir lui-même et il ne s’en cache pas : cette jouissance de soi — Selbstgenuss — voilà son but » (ibid. p. 247). C’est pour cela qu’il recherche de préférence les états anormaux, pathologiques même, où l’être se sent plus profondément lui-même. Ainsi faut-il interpréter les Hymnes à la Nuit : « Nous trouvons tout réuni ici : la nuit, les orgies du Gemüt, l’inexprimable, les abîmes de la volupté, la maladie, la jouissance voluptueuse de la maladie et finalement la mort qui apparaît comme une forme nouvelle de la nuit et des orgies du Gemüt » (ibid. p. 249).

Et c’est cette apologie exclusive du Gemüt, de l’inconscient, de l’irrationnel, du sentiment, intensifiés par la pensée, par l’attention passionnée, par toutes les puissances nouvelles de réflexion qu’a mises au jour la culture moderne, qui constitue le ferment réactionnaire du romantisme. L’effort naturel a été comme dévoyé, le progrès normal de l’esprit a été faussé. « Toutes les conquêtes historiques de la liberté, dans le domaine de la philosophie et de l’art, vont être ouvertement attaquées. » (p. 232). L’apologie de la théocratie et du despotisme clérical voilà l’aboutissement fatal : qu’on relise 1’« Europa » de Novalis. L’esprit moderne, arrivé au faîte de la culture « foule aux pieds l’instrument même de son affranchissement, il sacrifie toutes ses conquêtes spirituelles à une ombre illusoire du passé » (ibid. p. 239). Il y a une sorte de logique immanente, qui fait que toute exagération dans un sens entraîne une réaction d’autant plus profonde dans le sens opposé. Aux orgies du « Gemüt », à la glorification passionnée de l’arbitraire individuel, à l’émancipation anarchique du cœur et de l’imagination succède l’apologie du despotisme, sous sa forme la plus redoutable, du despotisme moral et religieux. Voilà les symptômes qui annoncent au sein même du protestantisme un catholicisme d’un nouveau genre, un catholicisme larvé, d’autant plus dangereux qu’il est plus indéfinissable et qu’il s’assimile les éléments de la culture moderne. « J’appelle romantiques les écrivains qui, avec les ressources de la culture actuelle, entrent en guerre contre l’Aufklærung et la Révolution et qui rejettent ou combattent le principe autonome de l’humanisme, dans le domaine de la science, de l’art et de la morale » (ibid. p. 10). C’est à peu près la même définition que proposait Noack, dans son étude sur Schelling : « Quiconque, après avoir été atteint par les premiers rayons d’une ère nouvelle, s’efforce de ranimer, avec les ressources de la culture moderne, les formes surannées et mortes, dans la littérature ou dans l’art, dans la religion ou dans la science, quiconque cherche à restaurer le passé au milieu d’une époque nouvelle, dans des conditions de vie entièrement changées, celui-là nous l’appelons un romantique. » (Noack. — Schelling und die Philosophie der Romantik, Berlin, 1859, I, p. 59).

Cependant une lente transformation des partis et par suite de l’opinion publique se préparait en Allemagne, à la suite de la Révolution de 1848. L’avortement du Parlement de Francfort porta un coup sensible à la bourgeoisie et détermina un recul subit des idées libérales au profit des idées nationales, patriotiques et unitaires. Ce passé historique et romantique, que certains croyaient pouvoir rayer d’un trait de plume, se révélait encore singulièrement vivace et il apparaissait qu’il occuperait une grande place dans le développement futur de la nation, dans le rêve impérial de l’Allemagne unifiée. L’ancien libéralisme s’émietta ; tandis que quelques esprits avancés, parmi les radicaux démocrates, s’orientaient déjà vers le socialisme, la grande masse des libéraux bourgeois ou bien retombait dans un indifférentisme politique complet, ou bien renonçait à ses anciennes aspirations révolutionnaires au profit de l’œuvre plus opportune de l’unité nationale. Ce fut dans ce dernier parti « national-libéral » que se refondit après 1848 l’opinion publique en Allemagne.

LES NATIONAUX-LIBÉRAUX ET LA RENAISSANCE ROMANTIQUE


Dans son « Histoire de la poésie allemande », dont la première édition remonte à 1835, Gervinus distinguait trois phases successives dans la vie morale et intellectuelle de l’Allemagne : une première phase religieuse, — une seconde phase littéraire, — une troisième politique. Avec la période classique de Weimar, disait-il, l’histoire littéraire est close : les seules questions qui puissent désormais intéresser la vie publique en Allemagne sont d’ordre politique : la constitution de l’unité allemande et le triomphe des idées constitutionnelles libérales. Mais, libéral autant que patriote, Gervinus gardait la haine du romantisme, où il voyait une aberration dangereuse. Les auteurs de cette génération ont rêvé une restauration factice et purement poétique du Moyen-âge ; ils ont glorifié la théocratie religieuse et il importe de prémunir la nouvelle génération contre ces dangereuses chimères. Le romantisme s’est mis en contradiction avec les besoins profonds du pays : aussi s’écroule-t-il déjà dans son propre néant. L’exemple de Novalis est particulièrement instructif. Les amis du poète « élevaient leurs regards fervents vers lui comme vers l’annonciateur divin du romantisme » (Geschichte der deutschen Dichtung, édit. Karl Bartsch, Leipzig, 1874, V, p. 654). Mais ce fut là une admiration factice, une sorte de mystification littéraire, par où on a essayé de surprendre l’opinion publique. La seule originalité de cet auteur réside dans sa maladie. « Si on nous demandait ce que nous pensons de ce roman (Henri d’Ofterdingen) et de l’homme à qui la jeune école a prêté tant d’importance, nous répondrions sans détour que, né au sein d’une famille piétiste, préparé à la poésie par son éducation (?), lecteur assidu de Zinzendorf, de Lavater, des mystiques et des néo-platoniciens, et surtout consumé par une phtisie précoce, il semble avoir vécu dans un état de perpétuelle agitation, dans un sentiment d’isolement et de tristesse, dont les expressions littéraires ne revêtent nullement à nos yeux ce caractère de profondeur qu’ont voulu y découvrir les amis du défunt » (ibid. p. 653). On trouverait en lui, si on allait au fond des choses, une nature foncièrement « prosaïque » (sic), un habile rhapsode, doublé d’un mystificateur. « Déjà la plupart des contemporains ne savent plus qu’il y ait eu un Novalis, ni ce qu’il a été » (ibid. p. 655).

Le jugement de Gervinus a fait école parmi un certain nombre d’historiens de la littérature de la même génération, chez qui les nouvelles aspirations nationales n’avaient pas encore transformé le vieux fonds de libéralisme doctrinaire. Gottschall (Die deutsche Nationallitteratur in der ersten Hælfte des 19ten Jahrhunderts, Breslau, 1855, I, p. 237 ss.) ne fait pas grand cas des écrits de Novalis. Il n’en souligne que l’aspect maladif, les caractères négatifs. Henri d’Ofterdingen, dit-il, est une œuvre manquée ; « l’auteur était incapable de créer une intrigue intéressante ou de développer un motif psychologique » (p. 240). Le roman contient pêle-mêle toutes les doctrines métaphysiques du romantisme, — de même que la Lucinde de Schlegel en résume les aspirations morales. « Sur cette confusion de l’imagination capricieuse et de la poésie, de la beauté artistique objective et de l’organe individuel qui sert à la produire, sur cette vague identification de l’imagination universelle et de la faculté productrice chez le poète, reposent les dogmes esthétiques fondamentaux du romantisme » (p. 239). Quant au fond moral c’est « un mélange d’aspiration séraphique et d’épicuréisme terrestre » (p. 237). — Plus dédaigneux encore est le jugement de Gœdeke, dont le Précis d’histoire littéraire paraissait à partir de 1857. « Ses écrits — dit-il à propos de Novalis — sont les rêveries d’un jeune malade, que l’école romantique a prises pour des paroles profondes, pour des oracles de sagesse, et les auteurs catholiques d’aujourd’hui (allusion sans doute à Eichendorff) se réclament toujours de ces bagatelles littéraires, écloses dans un cerveau malade, — comme si c’étaient paroles d’évangile. (Grundriss der Geschichte der deutschen Dichtung, Dresden, 1881, II, p. 29).

Cependant un effort de critique plus équitable apparaissait déjà chez certains historiens. L’ouvrage de Hillebrand (Die Deutsche Nationallitteratur, Hamburg u. Gotha, 1846. III) marque à cet égard un progrès sensible. L’auteur reconnaît que le romantisme s’est efforcé de populariser l’idéalisme artistique, préparé par la littérature classique, et qu’en se faisant ainsi le porte-parole d’une culture supérieure, il a sauvé la littérature du réalisme trivial et de la vulgarité morale (op. cit. p. 215). De plus les auteurs romantiques ont su éveiller la conscience populaire et nationale de l’Allemagne, sans perdre de vue la grande culture cosmopolite. Ils ont voulu opérer la synthèse de ces deux éléments, constituer une littérature à la fois « nationale » et « cosmopolite » et, par l’étude des caractères ethnographiques, préparer une véritable littérature universelle (op. cit. p. 214). Malheureusement l’étude sur Novalis (p. 315 ss.) n’apporte aucun élément original. Hillebrand continue à voir en lui un apôtre du catholicisme médiéval et au sujet de Henri d’Ofterdingen ne fait guère que répéter le jugement de Hegel. — Une monographie plus développée de Hettner sur l’École romantique, parue en 1850, a eu du moins le grand mérite de tracer clairement les devoirs de la nouvelle critique à l’égard du premier romantisme. « Il s’est établi chez nous une certaine définition courante du romantisme qui est due à ce fait que, dans notre développement religieux et politique, nous avons à lutter contre certaines tendances réactionnaires, issues d’abord et directement de l’école romantique. Cependant on a tort de confondre purement et simplement ces deux termes de romantique et de réactionnaire. Jadis c’était l’usage de ne parler du romantisme qu’incidemment et en passant. On le considérait comme une plante parasite et méprisable, comme une mauvaise herbe poussée dans le parterre de la littérature, à côté de Schiller et de Gœthe. À présent tout est changé. De jour en jour on voit s’accroître le nombre des publications sur cette matière. Mais ces publications alimentent la polémique du jour plutôt qu’elles n’enrichissent l’histoire littéraire. Elles sont écrites non pas d’un point de vue historique et objectif, mais avec des arrière-pensées tendancieuses. Les auteurs ne laissent pas cette école naître librement à son heure, ils ne la suivent pas, avec le regard calme de l’observateur, dans sa lente évolution ; ils nous présentent d’elle une image, tendancieusement déformée par les préoccupations de l’heure présente. Avec un superbe mépris de la chronologie ils transportent cette image aux origines mêmes de l’école, sans se préoccuper de savoir s’il ne se rencontre pas là des conceptions et des intentions exactement contraires » (Hettner. Die romantische Schule in ihrem Zusammenhang mit Gœthe und Schiller. — Braunschweig, 1850, p. 3 s.).

Hettner lui-même s’efforcait de se conformer à ce programme. Mais en dépit de ses louables intentions, il s’appuyait sur une documentation insuffisante. Déjà Koberstein (Geschichte der deutschen Nationallitteratur, 1827. — 5te Aufl. von Karl Bartsch, 1873) faisait sortir le romantisme des cercles littéraires de Berlin, particulièrement des salons juifs, et méconnaissait ainsi tous les éléments nationaux, populaires ou religieux qui s’y trouvaient intimement mêlés (op. cit. 5te Aufl. IV, p. 552). Hettner de même ne voit dans le romantisme qu’une formule d’art, une « altitude » mondaine. « Pour l’activité proprement poétique de l’école, particulièrement pour les formes littéraires qu’elle a créées, cette influence (de la philosophie) est d’une importance secondaire ou même mille. » (Hettner, op. cit. p. 8). La philosophie ne fut pour cette génération qu’un jeu d’esnril ; la religion se réduisit à une prédilection d’artiste, elle devint un passe-temps distingué pour sceptiques blasés. Sans doute il s’était préparé en Allemagne vers cette époque une renaissance religieuse, dont les écrits d’Hamann, de Jung Stilling, apportent des témoignages irrécusables. « Mais ces aspirations restaient isolées, en dehors des grands courants de la littérature. Le catholicisme mystique des romantiques n’entra avec elles en aucun rapport suivi. Il fut bien l’enfant de prédilection d’une génération sceptique » (ibid. p. 148). Le romantisme doit donc s’expliquer uniquement par l’histoire littéraire, comme une exagération du classicisme qui l’a précédé. Classiques ou romantiques, « le mal dont ils souffrent tous, c’est qu’ils ne sont pas les porte-parole de leur époque, c’est qu’ils ne se sentent pas emportés et soutenus par elle, mais au contraire entrent avec elle en un conflit conscient. Ils ont tous en commun le même faux idéalisme » (ibid. p. 12 s.). C’est ce faux idéalisme esthétique qui reçoit dans Henri d’Ofterdingen son expression la plus parfaite. « Ici nous touchons le point culminant du romantisme. L’idéalisme exclusif ne s’est plus jamais exprimé si radicalement et ne s’est si résolument substitué à la réalité. Le monde réel n’existe pas pour Novalis ; il ne vit que dans le monde merveilleux de ses rêves. Toutes les formes s’évanouissent. Les chants lyriques les plus doux s’entremêlent aux plus froides abstractions, jusqu’à ce que, — s’il faut en croire les esquisses de la seconde partie du roman — le tout finisse en une allégorie unique et confuse, comme en un gouffre sans fond » (ibid. p. 84).

Ainsi par un long détour — la critique de Hettner aboutissait à la même solution négative. Cependant, en dépit des condamnations portées par la critique savante, il était une partie de l’œuvre de Novalis qui continuait à vivre dans l’âme populaire allemande, parce qu’elle en exprimait quelques-unes des aspirations les plus intimes, — c’était son œuvre lyrique et plus particulièrement ses poésies religieuses. « Oui, ces poésies — écrivait en 1850 Karl Barthel qui ne devaient être que les fragments d’un recueil de cantiques… ont inauguré dans l’hymnologie évangélique une époque nouvelle dont nous ressentons encore les effets. À une époque où l’hymne spirituelle avait été rabaissée jusqu’à n’exprimer plus que les lieux communs de la morale vulgaire et avait ainsi perdu tout contact avec la poésie, l’expression d’un sentiment si profond, si aimant, si pénétré de nostalgie a découvert de nouveau la source des émotions chrétiennes profondes… Et s’il faut reconnaître que certains de ces cantiques sont trop subjectifs pour pouvoir être chantés dans les églises… il n’en reste pas moins qu’ils apportent la fleur la plus délicate de la poésie chrétienne… » (Vorlesungen über die deutsche Nationallitteratur der Neuzeit, Gülerstloh, 1879, III, p. 15 s). — Les hymnes spirituelles devinrent — et sont restées jusqu’à aujourd’hui auprès d’une grande partie du public allemand — l’œuvre par excellence de Novalis. C’est d’elles que s’occupe principalement Julian Schmidt (Geschichte der deutschen Litteratur, Berlin, 1886, IV, p. 122 ss.) ; elles figurent dans presque toutes les anthologies et ont assuré le succès des éditions populaires des œuvres lyriques du poète, dont la première parut chez Reimer, à Berlin, en 1857 (Gedichte von Novalis, — Berlin, 1857). Ces hymnes constituent le fond populaire de l’œuvre de Novalis, — le fond sur lequel se sont appuyés, à une époque plus récente, les essais de réhabilitation, entrepris d’un point de vue religieux.

Parmi les écrits qui ont le plus contribué à préparer cette réhabilitation, il faut citer avant tout une étude de Dilthey sur Novalis, parue dans les « Preussische Jahrbücher (XV, p. 596 ss.) et l’ouvrage très documenté de Haym sur l’École romantique allemande (Die romantische Schule, ein Beitrag zur Geschichte des deutschen Geistes, Berlin, 1870). Ces deux auteurs se sont efforcés les premiers de dégager l’histoire littéraire du romantisme des légendes et des controverses doctrinales, qui jusqu’alors n’avaient abouti qu’à des jugements contradictoires et erronés. Pour cela ils ont voulu situer les œuvres qu’ils étudiaient dans l’ensemble des causes qui ont contribué à les produire. Le romantisme n’a pas été, pour eux, une simple doctrine littéraire, plus ou moins artificiellement élaborée dans le cerveau de quelques littérateurs ; il représente vraiment une étape dans la vie intellectuelle et morale de l’Allemagne, il offre un intérêt éducatif et historique. — « ein kultur-historisches Interesse » (Haym). Il faut comprendre d’abord les conditions historiques défectueuses dans lesquelles les auteurs de cette génération ont vécu, pour apprécier à sa juste valeur l’effort, malgré tout considérable, qu’ils ont fourni. « La première de ces circonstances — écrivait Dilthey dans son étude sur Novalis — et la plus importante, est d’espèce toute négative : c’est l’absence de toutes les impulsions puissantes, venues directement de la vie elle-même. Les sciences physiques se développent : mais il n’y a pas d’industrie pour en recueillir les résultats ; les découvertes ne coïncident avec aucun besoin pressant ; point de classe commerçante pour suivre avec intérêt les progrès de la science. Pareillement en face de la révolution philosophique se dressent comme des forces immuables la politique, l’éducation publique, la religion, et pourtant ce n’est qu’en agissant sur la vie sociale, morale et politique, que la spéculation peut se préserver comme une force saine… Une population pacifique, médiocrement fortunée, qui se contente, comme jamais aucune autre auparavant, d’une culture toute dirigée vers le dedans… Dans les limites étroites, où ils furent emprisonnés par toutes ces circonstances, les auteurs romantiques ont fourni un effort extraordinaire » (Preussische Jahrbücher, Berlin, 1865. — XV, p. 611).

Cet effort réellement encyclopédique n’apparut au grand jour que lorsque furent publiées successivement toutes les correspondances particulières de Tieck, de Schleiermacher, des frères Schlegel, de Schelling et de Novalis. Tout d’abord ces publications permirent d’apercevoir, derrière les œuvres, les hommes et les femmes du romantisme, tels qu’ils furent dans la réalité, et non tels que les avait défigurés la légende ou la polémique. De plus on aperçut nettement ce qu’avait déjà pressenti Hettner — que leurs préoccupations et leurs intentions avaient été bien différentes de celles qu’on leur avait prêtées et qu’à quelques années d’intervalle les mêmes mots ne signifiaient déjà plus les mêmes choses. On put voir alors qu’ignorant encore complètement toutes les formules de parti qui devaient bientôt après passionner l’opinion publique en Europe et s’entre-choquer dans une lutte acharnée, et du reste profondément dédaigneux des réalités positives et matérielles, ils n’avaient poursuivi réellement qu’un intérêt de culture générale et par là se rattachaient malgré tout à la grande tradition humaniste. « Tous ces jeunes novateurs — écrit M. Haym — se sont préoccupés non pas de poésie seulement, mais d’une culture générale nouvelle, dont la poésie constituait à leurs yeux le noyau seulement : c’est ce qui ressort nettement de toutes leurs affirmations, et la tendance universelle, encyclopédique, de leur idéalisme s’affirme si clairement que même l’ancienne critique, avec ses conceptions étroites, se voyait obligée de quitter le domaine de l’histoire littéraire proprement dite, pour faire sans cesse des incursions dans les avenues voisines de la spéculation philosophique, de la vie religieuse et morale… Les Allemands aussi ont eu leur Révolution. L’histoire de l’école romantique c’est l’histoire d’une révolution dans la littérature ; telle fut la véritable pensée qui animait cette génération et c’est par là qu’elle continue à agir aujourd’hui. » (Haym. op. cit. p. 7 et p. 14).

« Une tradition historique commune à tous les esprits cultivés n’a nas encore pu se constituer et se développer dans notre peuple à peine unifié », écrivait Treitschke dans l’Avant-propos de son Histoire de l’Allemagne au 19me siècle. C’est cette « tradition historique commune » qu’après le grand fait de la fondation de l’Empire allemand on s’est efforcé de constituer sur tous les domaines intellectuels et moraux : philosophie, religion, sciences historiques, littérature. À présent que tous les conflits d’idées semblaient devoir s’apaiser dans un enthousiasme national commun, rien ne s’opposait plus à une appréciation équitable et même sympathique du passé. Même les théologiens luthériens, auprès de qui le romantisme jouissait jusqu’alors d’un médiocre crédit, surmontèrent leurs antipathies. Dans une étude sur les « Reden » de Schleiermacher M. Alb. Ritschl constatait l’influence profonde qu’avaient eue sur les théologiens romantiques les aspirations artistiques du temps, et en même temps il notait que de cette interprétation profonde du sentiment religieux et du sentiment artistique par le romantisme date, à vrai dire, toute la renaissance des sciences théologiques au 19me siècle (Schleiermachers Reden über die Religion und ihre Nachwirkung auf die evangelische Kirche Deutschlands, Bonn, 1874). Une pensée analogue a inspiré un article plus récent de M. Friedr. Nitzsch « Die romantische Schule und ihre Einwirkung auf die Wissenschaften, namentlich die Théologie », article paru en 1894 dans les « Preussische Jahrbücher » (LXXV, p. 321 et suiv.). « Sous l’influence du romantisme, la théologie est entrée dans une direction tout-à-fait différente, qui partiellement fut un recul, mais qui pour une grande part aussi peut s’appeler un énorme progrès. » (Op. cit. p. 331). Le recul, on le devine, ce sont les sympathies artistiques pour le catholicisme et l’importance trop grande donnée aux besoins imaginatifs et esthétiques dans la vie religieuse. « Nous trouvons plus qu’une sympathie artistique pour le catholicisme dans la dissertation de Novalis sur la Chrétienté. Car ici la Réformation se trouve condamnée comme entreprise sacrilège contre l’unité de l’Église et par contre le catholicisme médiéval avec son fanatisme est porté aux nues » (p. 324 s.). Mais ces défectuosités ne doivent pas empêcher de voir les grands et réels progrès accomplis : « Les théologiens de l’Aufklærung » avaient profondément méconnu les droits historiques des différents âges, des différents peuples et des différents caractères, ils avaient fait de leur époque la mesure de toutes choses et la moitié des grandes figures historiques auraient été, d’après eux, mûres pour le cabanon… Si on fait abstraction de quelques précurseurs illustres on peut dire : c’est depuis le romamisme qu’il y a une théologie à la fois critique et compréhensive. Des hommes tels que Schleiermacher, de Wette, Hase et aussi les « schellingiens » Daub et Marheineke ont frayé la voie à une théologie de bon ton (geschmackvolle Theologie), formée à l’école de la psychologie et de l’art, capable de tirer parti de tous les éléments de culture et de se montrer à la fois respectueuse et critique. Mais ces esprits doivent une bonne part de leur culture à l’école romantique » (op. cit. p. 335 et p. 336).

Non moins sympathique dans son ensemble est le jugement porté sur le romantisme par l’historien Treitschke. Il ne méconnaît pas les éléments morbides qui se sont trouvés mêlés à cette effervescence littéraire, — l’hypertrophie vaniteuse du moi, les singularisations pathologiques, la recherche de ce qui est rare, curieux, de l’originalité à tout prix, le dilettantisme hypercritique, la confusion des styles. Mais à côté de ce romantisme un peu morbide il y a eu un romantisme sain et fécond. C’est avec lui qu’est né le sens historique. « Les idées et les intuitions des romantiques dans le domaine de la philosophie de l’histoire ont directement produit les conceptions historiques et politiques de Niebuhr et de Savigny ». Après s’étre affiné dans l’étude des civilisations étrangères, lointaines ou disparues, ce sens historique s’est tourné vers le passé national allemand. Et puis surtout le romantisme a préparé une renaissance de l’idéalisme religieux, qui à son tour a frayé la voie à l’idée nationale moderne. Tel est le sens caché par où s’interprètent, d’après Treitschke, les « Reden » de Schleiermacher et même l’« Europa » de Novalis (Deutsche Geschichte im 19ten Jahrhundert, Leipzig, 1894, I, p. 211).

Les mêmes préoccupations nationalistes ont inspiré M. Ad. Bartels, dans sa toute récente Histoire de la littérature allemande. Ce qui domine, d’après lui, l’histoire de l’Allemagne, dans les dernières années du 19me siècle, c’est la rupture avec l’ancien libéralisme. Le libéralisme est un produit d’importation étrangère, inassimilabie au peuple allemand. « Notre peuple est en vérité foncièrement romantique et, si Dieu veut, restera toujours tel… Pour nous, nous voyons dans le romantisme véritable la seule forme poétique appropriée à l’esprit germanique, tout en reconnaissant que la réalisation suprême de notre idéal est encore dans l’avenir. » (Geschichte der deutschen Litteratur, Leipzig, 1902, II, p. 117 et p. 113). Ce qu’on appelle communément « romantisme » — (c’est-à-dire l’école littéraire qui a reçu ce nom) — a disparu et devait disparaître. Trop d’éléments de décadence s’y trouvaient mêlés. Les véritables continuateurs de cette tendance ont été en Allemagne non les partis réactionnaires auxquels on réserve généralement la dénomination de « romantiques », mais les écrivains de la « Jeune Allemagne », qui en ont poussé à bout les paradoxes moraux et artistiques (op. cit. p. 38). Cependant à côté du faux romantisme, issu de l’idéalisme métaphysique et de l’individualisme génial — « si on entend par là, non la Renaissance nationale, mais le produit excentrique d’une culture artificielle et excessive » (op. cit. p. 132) — il y a un romantisme sain et riche d’avenir, un « romantisme réaliste », selon M. Bartels, c’est-à-dire qui plonge profondément dans les réalités sociales et ethnographiques de la vie nationale. L’essentiel est de faire entre les deux la juste démarcation : Beaucoup s’y laissent tromper. Particulièrement attrayante à cet égard, et dangereuse aussi, est la personnalité de Novalis. « Tandis que peu de gens aiment et admirent aujourd’hui Hœlderlin, le plus grand des deux comme poète — Novalis a trouvé de nouveau une chapelle de fidèles. Ses aspirations d’au-delà, qui le portaient vers le symbole et la fleur bleue… sa manière de composer, sans rien de plastique, mais riche en émotion, avec de grandes et étranges synthèses d’idées et de vocables, sa prédilection pour le fragment, pour l’aphorisme, tout cela a séduit une génération, qui, fatiguée du réalisme, mais incapable de créer une forme véritable, est allée elle aussi vers le symbole pour exprimer le monde confus de ses rêves et de ses sentiments et qui en Nietzsche, son éducateur, a retrouvé un mélange de Hœlderlin et de Novalis. Mais cette jeunesse n’était pas assez robuste pour recueillir l’image totale de la personnalité d’un Hardenberg, ni pour enfanter à nouveau le monde qu’il portait en lui. Elle s’est attachée surtout à ce qu’il y avait chez lui de maladif, à ses tendances occultistes, nous dirons même à sa luxure mystique, — car, il faut bien le reconnaître, c’était là un élément où vivait sa pensée, mais non le seul, ni l’essentiel… » (op. cit. p. 201).

Ces lignes font allusion à de nouvelles aspirations littéraires, qui se sont donné carrière dans les dix dernières années du 19me siècle, un peu partout en Europe, et qui, sous le nom de symbolisme ont amené une renaissance partielle du premier romantisme allemand. « Avant toutes choses, le symbolisme fut la réaction contre le naturalisme, qui avait fait la part trop petite à l’« âme » et qui avait voulu tuer le lyrisme. On l’a défini plus tard un « néo-romantisme », et en effet il procède de quelques auteurs parmi les premiers romantiques, tels que Novalis, — avec cette différence toutefois que le premier romantisme a été un produit sain de l’âme populaire, tandis que le symbolisme, né d’une culture artificielle et excessive, est resté purement esthétique » (Bartels, op. cit., p. 685). Les mêmes symptômes étaient observés par le critique libéral, M. Jentsch, dans un article sur « l’ancien et le nouveau romantisme », paru en 1901 dans les « Grenzboten » (1901, I, p. 561 ss). Déjà quelques années auparavant l’auteur avait signalé de nombreuses analogies entre le nouveau « prophète » Nietzsche et l’ancien « prophète » Novalis et il déclarait, pour sa part, préférer l’ancien. « Et en effet, en Novalis j’ai retrouvé tout Nietzsche, mais un Nietzsche qui a su concilier toutes les contradictions en une calme et sereine mélancolie » (Grenzboten, 1898. IV, p. III). Quant à la Renaissance romantique, elle restera, d’après l’auteur, un produit purement artificiel. Des causes pour ainsi dire chronologiques ont surtout contribué à la produire. Le retour, à un siècle d’intervalle, des anniversaires du romantisme a déterminé en faveur de celui-ci une disposition festivale particulière — « eine Jubilæumsstimmung ». Mais c’est là un intérêt factice. Les auteurs de cette génération littéraire n’ont jamais été vraiment populaires. « Il n’y a pas chez eux un Tout bien organisé, directement assimilable, sans connaissances historiques préalables. Il nous faut exhumer, au milieu d’une masse inerte, les quelques parcelles de beauté, qui ont conservé quelque harmonie et quelque vie ; pour faire revivre, le reste une initiation est nécessaire, qui manque à la plupart… Pour comprendre encore ces auteurs il faudrait se replacer dans leur époque : aucune de leurs œuvres n’est devenue populaire » (Grenzboten, 1991. I, p. 563).

Quoi qu’il en soit de ces pronostics, incontestablement cette orientation nouvelle de la littérature, alors même qu’elle semble affecter un caractère essentiellement « ésotérique » et aristocratique, a cependant contribué à approfondir la connaissance du premier romantisme et particulièrement de Novalis. Outre les études de détail — qu’on trouvera mentionnées plus loin, à propos des problèmes soulevés par l’œuvre du poète on rencontre des publications d’un intérêt général. En 1898 paraît une édition nouvelle des écrits de Novalis et l’éditeur, M. Meissner, dans son Avant-propos en explique ainsi l’opportunité : « La critique artistique n’a pas dit son dernier mot sur notre auteur et des indices toujours plus nombreux annoncent que l’intérêt qui s’y rattache va croissant aujourd’hui. Une jeune génération littéraire tourne de nouveau ses regards avec piété vers les romantiques, particulièrement vers Novalis. Elle lui est apparentée, par ses qualités et par ses défauts. Le même manque d’organisation limpide, de puissante intuition poétique, la même aspiration à transcender le symbole par-delà toute réalité » (Novalis sæmmtliche Werke, édit. Carl Meissner, 1898, I, p. III). Dans une « Introduction » à la même édition, M. Bruno Wille prophétisait une sorte de naturalisme romantique. « Si on ne fait pas du naturalisme une étiquette de parti, mais si on y voit une peinture sincère de tout ce qui existe réellement, il n’y a aucune difficulté à l’adopter, car il se confond avec l’art même, véridique et sincère. Mais alors la conséquence logique c’est que la peinture du monde subjectif, de la vie idéale du « Gemüt » romantique, doit, elle aussi, être remise en honneur. Les images d’une vérité troublante, qu’un Brentano ou un Bœcklin ont tirées du monde des rêves, des pressentiments, des aspirations idéales de l’âme, sont donc du naturalisme, dans la meilleure acception du terme. Il faut espérer que le naturalisme s’élargira et fera siennes les conséquences, qu’une élite parmi ses représentants a déjà su en tirer. Qu’il me suffise de mentionner l’auteur de « Hannele » et de « la Cloche engloutie » (ibid. p. XVII).

En 1901 M. Heilborn publiait, une autre édition des Œuvres de Novalis et, grâce aux sources nouvelles qu’il eut à sa disposition, grâce à un travail de minuutieuse comparaison, il donnait enfin au public le texte original et définitif. En même temps sa monographie « Novalis der Romantiker » achevait de dégager la biographie du poète de toutes les déformations que lui avaient fait subir la légende ou le parti-pris. « Je ne m’en cache pas — écrivait-il — les dispositions d’âme que Novalis a fait naître et qui ont un nouvel attrait pour nous, sont grosses de dangers pour la littérature et la pensée. Mais précisément pour cela il est nécessaire, de les exposer dans leur relativité historique. Et puis ces dispositions éveillent dans notre cœur un je ne sais quoi, comme un air de fête, qui y subsiste à bon droit. Il me semble aussi que Novalis ait une mission à remplir auprès de notre époque. Il revient à nous, pour nous appeler à rentrer en nous-mêmes » (Novalis der Romantiker, Berlin, 1901. p. 18).

Cette mission nouvelle du premier romantisme, Mme Ricarda Huch l’a éloquemment exposée dans son remarquable ouvrage : « Die Blüthezeit der Romantik » (Leipzig, 1901). L’auteur a voulu faire revivre les hommes et les femmes du romantisme ; sous leurs attitudes familières elle a épié les secrets de leur âme ; elle a tracé un tableau brillant de cette société littéraire d’Iéna où, dans le choc des idées jaillissait l’étincelle du paradoxe, elle a évoqué surtout cette atmosphère magique, chargée d’effluves subtiles, où les mots fatidiques flamboyaient. Là s’est préparée une « Renaissance pareille à celle du 15me siècle » (p. 360), là ont été jetées à foison des semences qui commencent à peine aujourd’hui à lever et à se produire au grand jour. « C’est une chose étrange pour le lecteur d’à présent, que de voir combien ces feuilles (de l’Athenæum) ont peu vieilli. Des pensées innombrables s’y rencontrent qui, de nos jours, conscientes de leur nouveauté et de leur singularité, osent à peine s’exprimer en un langage aussi libre, aussi franc qu’alors » (p. 68). L’émancipation de la femme, la théorie du surhomme, l’esthétique wagnérienne et symboliste, tout s’y trouve à l’avance formulé. On a parlé d’obscurantisme ? Sans doute ce reproche peut s’adresser au romantisme dégénéré, à celui qui a renoncé à la lutte, qui s’est renié lui-même, qui a capitulé en la personne de Frédéric Schlegel — mais non à ces combattants de la première heure, à ces vaillants paladins qui ont livré, avec les seules armes de la pensée, « la grande bataille des esprits sur les rives de la Saale » (p. 227). — Et pourtant ce livre attrayant est, à plus d’un égard, incomplet et contestable. Nous ne discuterons pas les doctrines philosophiques de l’auteur. Le type mixte de l’« androgyne », dont il est si souvent parlé, est-il bien le type normal et sain de l’humanité future ? Comment définir cette « magie » nouvelle, où se fondent les aspirations scientifiques, philosophiques et religieuses de l’humanité ? Faut-il voir dans la confusion romantique des genres, des arts différents et de leurs moyens d’expression, l’idéal vers lequel s’orientera l’esthétique de l’avenir ? Ce sont là des problèmes qui dépassent les limites d’un exposé historique. Le principal défaut du livre de Mme Huch — qui en fait aussi un des grands attraits — c’est que l’auteur a voulu écrire sur le romantisme un livre vraiment « romantique », c’est-à-dire pénétré de l’esprit et des méthodes romantiques. Or, un des axiomes fondamentaux de cette philosophie c’est que la poésie et la légende sont plus vraies que la réalité et l’histoire, c’est que le rêve et l’illusion géniale sont préférables à l’observation méthodique et scientifique des faits. Ce principe, défendable en spéculation et en art, aboutit inévitablement dans la pratique à de graves contradictions, dont la pensée et la vie même des auteurs du premier romantisme nous fourniraient plus d’un exemple. — Et ces contradictions apparaissent aussi dans l’étude de Mme Ricarda Huch. Elle nous présente d’abord ces jeunes révolutionnaires, pareils « aux blonds Germains, fiers aventuriers, sûrs de la victoire, portant au cœur l’orgueil sacré de leur coutume et de leur vie, jetant à bas, avec un sourire hautain et méprisant, l’édifice branlant de l’ancienne civilisation » (p. I). — Mais force lui est bien de reconnaître qiue, vus de plus près, ces fougueux conquérants sont de chétifs personnages, des caractères faibles et indécis. « En cela consiste le manque de virilité (diese Unmænnlichkeit) qui était propre à la plupart, des romantiques » (p. 133). — Il nous est parlé de leur « optimisme d’aigles » (Adler-Optimismus) de leur foi inébranlable (p. 112), — mais nous voyons bien qu’au fond c’étaient des âmes inquiètes, troublées, incapables d’un effort prolongé, aussi bien dans la production artistique que dans la vie ordinaire. Très justement l’auteur les appelle les « hommes crépusculaires » (Dæmmerungsmenschen), c’est-à-dire des âmes féminines, un peu maladives, qui aiment à s’exalter dans des ivresses factices, à s’isoler dans des paradis artificiels (p. 103). — Ils ont au cœur un idéal d’amour mystique et d’éternelle fidélité, — mais ils se plaisent aux liaisons problématiques et passagères (p. 264). — Ils ont voulu donner leur « moi » comme contenu à leur art et à leur philosophie — mais ce « moi » ils l’ont cherché sans cesse, sans jamais le trouver ; il leur manquait « une habitation aux assises solides » pour abriter leur âme, et leur lyrisme même, comme aussi leur pessimisme, n’est parfois qu’une forme distinguée du cabotinage : « ce n’est pas un simple hasard, si la manie du théâtre a pris un caractère épidémique à l’époque du romantisme » (p. 137). — Il y a ainsi dans l’histoire du romantisme deux parts très distinctes — le rêve et la réalité, la légende et les faits, la théorie et la pratique. Mme Ricarda Huch en a eu certainement l’intuition. Mais elle a résolument opté pour le rêve et la légende, laissant à d’autres la tache plus ingrate, mais non inutile, de retrouver sous cette légende poétique la réalité historique et psychologique complète.

Il nous reste encore — avant d’aborder les problèmes particuliers qu’a soulevés l’œuvre de Novalis — de passer rapidement en revue les jugements portés sur celle-ci par quelques représentants de la Critique étrangère.

LA CRITIQUE ÉTRANGÈRE


En Angleterre Novalis a été présenté par le grand initiateur aux études germaniques, Carlyle (Miscellanies, London, 1847. II, p. 27 ss.). Les préfaces de Tieck ont été la principale source où celui-ci a puisé : c’est dire que nous nous trouvons en présence de la légende romantique. Mais cette légende a subi chez Carlyle quelques modifications caractéristiques. Novalis est devenu une sorte de puritain mystique, un apôtre « de la grande doctrine du Renoncement ». Carlyle ne veut pas attribuer à l’amour, dans la destinée du jeune poète, l’importance que lui avait prêtée Tieck, lorsqu’il écrivait sa notice biographique. « Que toute l’existence philosophique et morale d’un homme, tel que Novalis, ait été façonnée et déterminée par la mort d’une jeune fille, presque d’une enfant, qui n’avait, semble-t-il, de remarquable que sa beauté — qualité bien éphémère à tout prendre — c’est là une conjecture qui paraîtra à tout le monde singulière… Pour des esprits tels que Novalis le bonheur terrestre n’a pas une douceur assez persuasive et assez égale pour ne pas leur enseigner tôt ou tard la grande doctrine du Renoncement… » (op. cit. p. 14).

Ce que Carlyle admire ensuite le plus en Novalis, ce sont ses facultés de métaphysicien. « Nous dirons que la qualité maîtresse de Novalis à nos yeux c’est l’extraordinaire subtilité de son intelligence, ses facultés d’abstraction intense, qui lui permettent de poursuivre, avec des yeux de lynx, les idées les plus obscures et les plus insaisissables, à travers tout leur enchevêtrement, jusqu’aux extrêmes limites de la pensée humaine. Il était très versé dans les mathématiques et, nous le croyons volontiers, très épris de cette science ; mais il réalisait une forme d’esprit bien plus subtile que celle qu’exigent les mathématiques, où la pensée est soutenue par des symboles visibles et s’aide d’instruments matériels… Cette puissance de méditation abstraite, lorsqu’elle atteint à une pareille précision et à une pareille lucidité, est d’une espèce plus haute et plus rare : son élément propre, ce ne sont pas les mathématiques, mais bien plutôt cette mathesis, dont on a dit que plus d’un calculateur l’ignorait totalement » (ibid. p. 52). — Par contre le puritain anglais se sent peu de sympathie pour la Sehnsucht romantique, pour toutes ces dispositions sentimentales et un peu maladives de l’âme germanique, et même aux poésies religieuses de Novalis il reproche leur manque de concision et de vigueur dans l’expression. « Son principal défaut nous semble être une mollesse excessive, un manque de concision énergique, quelque chose que nous appellerions du nom de passivité et qui s’étend à toute sa pensée et jusqu’à son caractère. Il y a dans cette physionomie une expression de suavité, de pureté, de transparence qui fait songer à une femme ; mais il lui manque à tous les degrés l’emphase, la décision, la robustesse d’un caractère viril » (op. cit. p. 53).

L’ouvrage plus récent de M. Boyesen (Essays on german Litterature, London, 1892) apporte en Angleterre une nouvelle étude sur « Novalis et la Fleur bleue », qui ne marque pas un sensible progrès sur l’Essai de Carlyle. L’auteur ne partage pas l’enthousiasme de ce dernier pour la philosophie de Novalis. Les hommes pratiques et raisonnables de l’Angleterre, dit-il, ne prendront jamais au sérieux de si abstruses et incompréhensibles rêveries. « Il est vraiment regrettable — lisons-nous — qu’un homme en qui jaillissaient des sources si abondantes de poésie lyrique, ait gaspillé sa vie en des recherches stériles sur la « pluralité interne » ou les rapports des mathématiques avec la vie émotionnelle » (op. cit. p. 317). Un des premiers aussi l’auteur signale le problème pathologique dans les Hymnes à la Nuit : malheureusement toutes ces assertions ne sont motivées en aucune manière et l’ouvrage laisse l’impression d’un travail de vulgarisation facile, approprié au goût et aux préjugés d’un public un peu borné.

En France Novalis a d’abord été présenté au public par Mme de Staël (De l’Allemagne, IVe partie, chap. IX, De la, contemplation de la Nature). L’illustre écrivain, qui consacre une page enthousiaste au Sternbald de Tieck, ne mentionne même pas Henri d’Ofterdingen. Elle ne voit en Novalis que le poète religieux et surtout le contemplateur religieux de la Nature et elle donne, à cette occasion, la traduction d’une page entière du Disciple à Saïs sur les rapports de l’homme avec la nature. — En 1835 un jeune écrivain, Lerminier, affilia à la secte saint-simonienne, rendait compte d’un voyage d’études en pays allemand. La spéculation romantique allemande avait produit une profonde impression sur son esprit : il croyait y découvrir les éléments d’une religion nouvelle de l’humanité, analogue au Christianisme nouveau qu’avait déjà prêché Saint-Simon. « Comme l’idéalisme grec a préparé le christianisme, l’idéalisme germanique prépare la religion qui succédera au christianisme » (Au delà du Rhin, Paris, 1835, II, p. 146 s.). Les termes dans lesquels il annonce cette Révolution religieuse, opérée par les sciences de la nature surtout, rappellent à s’y méprendre les prophéties de Novalis, dans son Europa. Et en effet c’est aussi en Novalis que Lerminier salue un des premiers apôtres de la religion future. « Abreuvé de panthéisme, amant de l’humanité, républicain rêvant d’une démocratie royale (sic), triste avec l’ancien Évangile (?), possédé d’une allégresse enthousiaste au pressentiment d’un Évangile nouveau de bonheur et de félicité, Novalis a été dans notre siècle le Christ de l’idéalisme » (op. cit. p. 132 s.).

Si Lerminier voit dans Novalis le précurseur d’une religion nouvelle de l’humanité. Montalembert, dans un article de l’Avenir que nous avons déjà cité (v. p. 26), en fait un annonciateur de la restauration catholique en Allemagne, une sorte de « de Maistre allemand ». Le jeune poète avait, dit-il, « l’ardente dévotion d’un lévite » ; son cœur était « fervent et pur comme celui d’une vierge catholique » (Montalembert, Œuvres complètes, Paris, 1861, VI, p. 396). Les secondes fiançailles de Novalis, qui suivirent de si près la mort de celle qui devait remplir son existence entière, jettent, il est vrai, une note discordante dans cette séraphique symphonie. Montalembert finit par en trouver cependant une interprétation très bizarre. Novalis, selon lui, aurait « obéi au vœu de ses parents, sans cesser d’être fidèle à celle qui absorbait ses souvenirs comme ses espérances, comptant bien que la mort viendrait assez à temps pour le rendre à ses anciens serments » (p. 295) ! On ne saurait rien imaginer de plus invraisemblable et de plus faux !

Une étude plus sérieuse a été publiée par M. Saint-René Taillandier en 1851 dans la Revue de l’Académie des Sciences et Lettres de Montpellier (Mémoire de la Section des Lettres, 1834, p. I ss.). Novalis n’est ni un réactionnaire, ni un rationaliste, c’est un « illuminé », pour qui la philosophie et la religion se ramènent à une extase tout intime et individuelle. « Le résultat du mysticisme de Novalis, c’est l’enthousiasme et, disons-le franchement, le délire de la poésie » (op. cit. p. 14). M. Taillandier donne une longue et intéressante étude de Henri d’Ofterdingen. « La fleur bleue de Novalis, dit-il, — c’est le calice céleste dans lequel repose ce qu’il y a de plus élevé, de plus sacré au monde, l’amour, la poésie, l’intelligence claire et complète de tous les secrets de l’Absolu » (p. 27). Très finement le critique français compare la composition du roman à une partition musicale. « Les motifs légèrement indiqués dans l’Ouverture vont se répéter, se développer et remplir bientôt la partition tout entière » (p. 27). Par contre le Mærchen de Klingsohr et surtout la seconde partie projetée du roman lui paraissent relever de la pathologie mentale, plus que de la critique littéraire (p. 35, p. 36). — Cependant, dans l’ensemble, cette étude marquait un progrès, non seulement sur ce qui avait paru jusqu’alors en France, mais même sur la plupart des travaux allemands contemporains concernant le romantisme. « L’Allemagne actuelle — écrivait en terminant M. St-René Taillandier — ne juge pas Novalis : elle se venge. Irritée d’avoir succombé aux énervantes séductions du mysticisme, elle renie les maîtres qu’elle aimait hier. On reviendra nn jour sur ce jugement passionné » (p. 38).

À une époque récente seulement et presque contemporaine les idées romantiques allemandes ont pénétré on France dans la littérature du jour, — à la suite de la musique de Wagner, de la philosophe de Nietzsche et des drames de M. Hauptmann. Nombreuses sont du reste les affinités entre les Symbolistes français et les premiers romantiques allemands. La tradition spirituelle qui relie secrètement ces deux époques littéraires apparut mieux, lorsqu’en 1895 M. Maeterlinck publia une traduction des Disciples à Saïs et des fragments de Novalis, précédée d’une étude sur le jeune mystique allemand. Cette introduction, très symptomatique et, en un certain sens, initiatrice, ne donne cependant qu’une idée très imparfaite et, à certains égards, même fausse du poète romantique. M. Maeterlinck a vu Novalis à travers les préfaces de Tieck et l’Essai de Carlyle. Cette figure de légende il s’est travaillé à la rendre plus vaporeuse, plus incolore, plus irréelle encore. Il n’a voulu reconnaître en Novalis ni le philosophe, ardent disciple de Fichte, ni l’artiste, épris d’art gœthien, mais seulement l’auteur de quelques fragments mystiques, — âme incohérente, sans flamme et sans passion, qui promène sur le monde un regard étonné et doucement extravague. « C’est un mystique presqu’inconscient et qui n’a pas de but… Il sourit aux choses avec une indifférence très douce et regarde le monde avec la curiosité inattentive d’un ange inoccupé et distrait par de longs souvenirs… Il vit dans le domaine des intuitions erratiques, et rien n’est plus ondoyant que sa philosophie… C’est un Pascal un peu somnambule, qui n’entre que très rarement dans la région des certitudes où se complaît son frère ». (Les Disciples à Saïs et les Fragments de Novalis, traduits de l’Allemand et précédés d’une introduction, par Maurice Maeterlinck, Bruxelles, 1895). Certes on reconnaît difficilement dans ce portrait le fonctionnaire scrupuleux de Weissenfels, l’ingénieur très préoccupé d’améliorations techniques, — le jeune philosophe, lecteur passionné de la « Wissenschaftslehre », qui rêvait de mettre l’Absolu en logarithmes et de découvrir pour l’invention artistique et les procédés de composition littéraire une méthode algébrique universelle, — l’auteur de Henri d’Ofterdingen enfin, qui, de son roman, projetait de faire une Encyclopédie universelle, le document des « années d’apprentissage d’une nation tout entière ». Et s’il se rencontrait dans sa personne quelque tendance à l’incohérence mentale, il convient de reconnaître pourtant que M. Maeterlinck l’a très délibérément exagérée.

C’est dans l’ouvrage du critique danois, M. Georg Brandes, qu’on trouverait la politique la plus radicale et la plus tendancieuse du romantisme allemand (Die Hauptstrœmungen der Litteratur des 19ten Jahrhunderts, Jubilæumsausgabe, Leipzig, 1897. II, « Die romantische Schule in Deutschland »). Le but franchement avoué de l’auteur est de combattre la réaction politique et religieuse dans son propre pays, — réaction dont les auteurs romantiques allemands ont été les ancêtres et les promoteurs plus ou moins responsables (op. cit. p. 6). — Assurément la critique du passé, inspirée par les nécessités et les préoccupations de l’heure présente, est, à certaines heures, légitime et même indispensable : elle avait été entreprise à l’endroit du romantisme, en Allemagne même, par les libéraux de 1830. Mais il n’en est par moins à craindre que, sous l’empire persistant de préoccupations exclusivement polémiques, l’image du passé ne se déforme peu à peu. C’est ainsi que M. Brandes identifie dès le début les termes de « romantisme » et de « réaction politique et religieuse ». Cependant il est obligé de reconnaître lui-même au cours de son étude que cette identification ne se justifie en Allemagne que pour une période postérieure au premier romantisme — la période qui a suivi les guerres de l’indépendance — et que, même dans les « Burschenschatften », les aspirations romantiques, libérales et révolutionnaires se trouvaient souvent confondues (op. cit. VI, « Das junge Deutschland », p. 19 ss.). — Malgré cela il se trouve amené à prêter aux premiers romantiques des intentions et des arrière-pensées qu’ils n’ont jamais eues et par suite à défigurer tendancieusement leur pensée véritable. — En Novalis M. Brandes reconnaît un « de Maistre allemand », plus sentimental, moins passionnément logicien, moins équilibré et moins robuste surtout que le grand réactionnaire français. L’histoire de sa vie et de sa pensée n’est qu’un long reniement de l’idéal révolutionnaire, qui avait enthousiasmé sa jeunesse. « Novalis, qui dans ses lettres de jeunesse se déclare ouvert à toutes les forces intellectuelles de progrès, qui appelle de ses vœux une St-Barthélemy du despotisme, qui professe des sympathies républicaines, qui écrit au sujet du procès d’athéisme intenté à Fichte : « Le brave Fichte combat à vrai dire pour nous tous » (entre parenthèses, la phrase n’est pas de Novalis mais elle est tirée d’une lettre d’Aug. Wilh. Schlegel, voir : Raich. Novalis Briefwechsel, p. 99). « Novalis finit par saluer dans le roi l’image terrestre du Destin, il en arrive à condamner le protestantisme comme une force révolutionnaire, à glorifier la puissance temporelle du pape et à présenter l’apologie du jésuitisme » (op. cit. II, p. 6). Ailleurs l’auteur esquisse un parallèle -— quelque peu poncif — entre le poète aristocrate, le fonctionnaire loyaliste de Weissenfels, et les va-nu-pieds de la Révolution, qui couraient à la frontière en chantant la Marseillaise (ibid. p. 202). Ou bien encore il oppose Novalis au poète révolutionnaire Shelley. « Pour Novalis la Vérité s’appelait Poésie et Rêve, pour Shelley elle s’appelait Liberté. Novalis la cherchait dans une Église immuable et puissante, Shelley dans une hérésie militante. Le premier la faisait s’asseoir sur le trône et sur le siège pontifical ; le second secouait le joug de toute autorité » (ibid. p. 221).

Est-il besoin de signaler, non seulement ce qu’il y a d’artificiel dans de pareils parallèles, qui isolent les hommes de leur entourage et de leur époque, — mais aussi ce qu’il y a d’excessif et même de complètement erroné dans ce réquisitoire brillant ? M. Brandes, pour les besoins de la cause, attribue vraiment une importance exagérée aux aspirations révolutionnaires du jeune étudiant, qui se réduisaient à quelques tirades sonores, Combien cette conception d’une « évolution » politique chez Novalis paraît invraisemblable si on songe qu’en 1792. au moment où il était encore en pleine effervescence révolutionnaire, il songeait cependant très sérieusement à prendre service dans les armées qui devaient combattre les phalanges républicaines sur le Rhin ! — Que Novalis ait appartenu par sa naissance à un milieu aristocratique, on ne saurait, en bonne justice, l’en rendre responsable. Mais qu’il ait été un « aristocrate » dans le sens où M. Brandes prend le mot, c’est inexact. L’aristocratie qu’il rêvait, comme les autres romantiques de son temps, c’était une aristocratie de culture et d’intelligence ou, plus exactement, une aristocratie d’artistes, et il s’est représenté lui-même sous les traits du poète Henri d’Ofterdingen, fils d’un humble artisan d’Eisenach. — De même on peut se demander dans quelle œuvre Novalis a glorifié « la puissance temporelle du pape ». Le pamphlet religieux d’Europa aboutit à une conclusion précisément opposée et sur ce point encore M. Brandes a profondément méconnu les véritables aspirations religieuses et philosophiques du romantisme primitif. — Ce sont ces problèmes particuliers, soulevés par l’interprétation de l’œuvre de Novalis, que nous allons à présent encore passer en revue.