Nouvelles de nulle part/Chapitre 12

Traduction par Pierre Georget La Chesnais.
G. Bellais (p. 130-138).


CHAPITRE XII

DE L’ORGANISATION DE LA VIE


— Eh bien, dis-je, au sujet de cette « organisation » dont vous avez parlé comme remplaçant le gouvernement, pourriez-vous m’en donner un aperçu ?

— Voisin, bien que nous ayons beaucoup simplifié nos vies en comparaison de ce qu’elles étaient, et que nous nous soyons débarrassés de bien des conventions et de bien des usages honteux qui donnaient à nos ancêtres beaucoup de tracas, notre vie est pourtant trop complexe pour que je vous raconte en détails par la parole comment elle est organisée ; il vous faut le découvrir en vivant parmi nous. Il est vrai que je peux mieux vous dire ce que nous ne faisons pas, que ce que nous faisons.

— Eh bien ? dis-je.

— Voici ce que je peux dire : nous avons vécu cent cinquante ans, au moins, à peu près selon notre mode actuel, et une tradition, ou habitude de vie, s’est établie en nous ; et cette habitude est devenue une habitude d’agir en somme pour le mieux. Il est facile pour nous de vivre sans nous voler les uns les autres. Il nous serait possible de nous disputer et de nous voler les uns les autres, mais cela nous serait plus pénible que de nous abstenir de la dispute et du vol. Telle est en résumé la base de notre vie et de notre bonheur.

— Tandis qu’aux temps anciens, il était très difficile de vivre sans lutte et sans vol. Voilà ce que vous voulez dire, n’est-ce pas, en me donnant le côté négatif de votre bonne situation ?

— Oui, cela était si difficile que l’on célébrait ceux qui agissaient bien avec leurs voisins comme saints et héros, et on les considérait avec le plus grand respect.

— Pendant leur vie ? demandai-je.

— Non, quand ils étaient morts.

— Mais aujourd’hui vous ne prétendez pas que personne ne transgresse jamais cette habitude de bonne camaraderie ?

— Certes non, dit Hammond, mais lorsque les transgressions se produisent, tout le monde, transgresseurs et tous, les reconnaît pour ce qu’elles sont, les erreurs d’amis, non les actions habituelles de personnes poussées à la haine contre la société.

— Je vois ; vous voulez dire que vous n’avez pas de classes « criminelles ».

— Comment pourrions-nous en avoir, puisqu’il n’y a pas de classe riche pour former des ennemis de l’État, au moyen de l’injustice de l’État ?

Je dis :

— J’ai cru comprendre, à un mot que vous avez laissé tomber tout à l’heure, que vous avez aboli le Code civil. Est-ce vrai, littéralement ?

— Il s’est aboli de lui-même, mon ami. Comme je l’ai dit déjà, les tribunaux civils étaient établis pour la défense de la propriété privée ; car personne n’a jamais considéré comme possible de contraindre les gens à se bien conduire les uns vis-à-vis des autres au moyen de la force brutale. Eh bien, la propriété privée étant abolie, toutes les lois et tous les « crimes » légaux qu’elle avait fabriqués ont pris fin. « Tu ne voleras pas » a dû être traduit par « Tu travailleras pour vivre heureusement ». Est-il nécessaire de fortifier ce commandement par la violence ?

— Bon, ceci est compris, et je suis d’accord là-dessus ; mais, et les crimes de violence ? Est-ce que leur existence (et vous reconnaissez que ces faits se produisent) ne rend pas nécessaire le Code criminel ?

— Dans votre sens du mot, nous n’avons pas non plus de loi criminelle. Considérons le sujet de plus près, et voyons d’où jaillissent les crimes de violence. Le plus grand nombre de beaucoup, aux temps passés, était le résultat des lois sur la propriété privée, qui interdisaient à tous, sauf quelques privilégiés, la satisfaction des plaisirs naturels, et de l’évidente contrainte générale, suite de ces lois. Cette cause de crimes violents a complètement disparu. En outre, bien des actes violents provenaient de la perversion artificielle des passions sexuelles, qui était cause de présomptueuses jalousies et d’autres misères. Eh bien, si vous y faites bien attention, vous trouverez que ce qu’il y avait au fond de ces misères était surtout l’idée (une idée créée par la loi), que la femme est la propriété de l’homme, qu’il soit mari, père, frère, ou n’importe quoi. Cette idée-là, bien entendu, a disparu avec la propriété privée, aussi bien que certaines folies sur ce que les femmes « se perdent » à suivre leurs désirs naturels d’une façon illégale, ce qui était naturellement une convention causée par les lois de la propriété privée.

Une autre cause connexe de crimes de violence était la tyrannie familiale, qui a été le sujet de tant de romans et d’histoires du temps passé, et qui, elle aussi, était le résultat de la propriété privée. Naturellement, tout cela est fini, puisque les familles ne sont unies par aucun lien de contrainte, légal ou social, mais seulement par le goût et l’affection mutuels, et l’on est libre d’aller ou de venir, comme il plaît à chacun ou à chacune. Et encore, nos étalons d’honneur et d’estime publique sont très différents des anciens ; réussir à surpasser ses voisins est un chemin vers la renommée maintenant fermé, espérons-le, pour toujours. Chaque homme est libre d’exercer ses facultés particulières de tout son pouvoir, et chacun l’encourage à le faire. En sorte que nous nous sommes débarrassés de l’envie au regard torve, accouplée par les poètes avec la haine, certes avec raison ; des montagnes de malheur et d’animosité ont été ainsi amoncelées qui, chez les hommes irritables et passionnés, — c’est-à-dire les hommes énergiques et actifs, — ont souvent conduit à la violence.

Je ris, et dis :

— En sorte que maintenant vous retirez votre concession, et vous dites qu’il n’y a pas de violence parmi vous ?

— Non, dit-il, je ne retire rien ; comme je vous l’ai dit, ces choses arrivent. Le sang chaud s’égare parfois. Un homme peut en frapper un autre, et l’homme frappé frapper à son tour, et le résultat peut être un homicide, pour mettre les choses au pis. Et puis après ? Allons-nous, nous les voisins, rendre les choses pires encore ? Allons-nous prendre les uns des autres une si mesquine opinion, que de supposer que l’homme tué nous somme de le venger, alors que nous savons que, s’il avait été blessé, il aurait, une fois redevenu de sang-froid et capable de peser toutes les circonstances, pardonné à celui qui l’avait blessé ? Ou bien la mort du meurtrier rendrait-elle la vie au mort, ou guérirait-elle le malheur que sa perte a causée ?

— Bien, mais réfléchissez ; est-ce que la sécurité de la société ne doit pas être sauvegardée par quelque punition ?

— Voilà, voisin ! dit le vieillard un peu triomphant. Vous avez mis dans le mille. Cette punition, dont les hommes parlaient si sagement et usaient si stupidement, qu’était-elle, sinon l’expression de leur crainte ? Et ils avaient bien à craindre, puisqu’ils — je veux dire les maîtres de la société — demeuraient comme une troupe armée en pays ennemi. Mais nous, qui vivons parmi nos amis, n’avons ni à craindre ni à punir. Certainement, si, par crainte d’un rare homicide éventuel, d’une brutalité éventuelle, nous devions solennellement et légalement commettre homicide et violence, nous ne pourrions être qu’une société de féroces couards. Ne le croyez-vous pas, voisin ?

— Oui, je le crois, quand je me mets à envisager les choses de ce côté.

— Vous devez pourtant comprendre, dit le vieillard, que, lorsqu’une violence quelconque est commise, nous comptons que le coupable lui-même fera toute la réparation qui lui sera possible, et lui-même y compte. Mais, là encore, réfléchissez si la destruction ou un dommage grave infligé à un homme momentanément dominé par la colère ou la folie peut être une réparation pour la communauté ? Évidemment, cela ne peut être pour elle qu’un dommage de plus.

Je dis :

— Mais supposez qu’un homme ait l’habitude de la violence,… qu’il tue un homme par an, par exemple ?

— Pareille chose est inconnue. Dans une société où il n’y a pas de punition à éviter, pas de loi à tourner, le remords suivra certainement la faute.

— Et les moindres éclats de violence, demandai-je, comment les traitez-vous, car jusqu’à présent nous avons parlé des grandes tragédies, je crois.

Hammond dit :

— Si celui qui agit mal n’est pas malade ou fou (auxquels cas il doit être mis à l’écart jusqu’à ce que sa maladie ou sa folie soit guérie), il est évident que la douleur et l’humiliation doivent suivre la mauvaise action ; et la société en général saura manifester cette évidence aux yeux de celui qui agit mal, si d’aventure il y était peu sensible ; et, par là encore, une sorte de réparation s’ensuivrait, tout au moins un témoignage public de douleur et d’humiliation. Est-il si pénible de dire : « Je vous demande pardon, voisin » ? Eh oui, quelquefois c’est pénible, et voilà tout.

— Vous croyez que cela suffit ? demandai-je.

— Oui, et de plus c’est tout ce que nous pouvons faire. Si par surcroît nous torturons l’homme, nous transformons sa douleur en colère, et l’humiliation qu’autrement il éprouverait de sa mauvaise action est étouffée par un espoir de se venger de notre mauvaise action envers lui. Il a payé la pénalité légale, et peut « aller et pécher de nouveau » à son aise. Faudra-t-il donc commettre pareille folie ? Souvenez-vous que Jésus avait obtenu la remise de la pénalité légale avant de dire : « Allez et ne péchez plus. » Sans compter que, dans une société d’égaux, vous ne trouverez personne pour jouer le rôle de tortureur ou de geôlier, tandis que vous trouverez beaucoup de monde pour se faire garde-malade ou médecin.

— Alors, vous considérez le crime comme une pure maladie spasmodique, qui ne demande à être traitée par aucun code de lois criminelles ?

— À peu près ; et comme, ainsi que je vous l’ai dit, nous sommes en général un peuple sain, il n’est pas probable que nous soyons beaucoup dérangés par cette maladie-là.

— Bon, vous n’avez ni code civil, ni code criminel. Mais n’avez-vous pas de lois du marché, si je puis dire, aucun règlement pour l’échange des produits ? Car vous devez faire des échanges, même n’ayant pas de propriété.

Il dit :

— Nous n’avons pas d’échange individuel courant, comme vous l’avez vu ce matin quand vous avez fait des emplettes ; mais, bien entendu, il y a des règlements des marchés, qui varient selon les circonstances et suivant l’usage général. Mais comme ce sont des sujets de consentement universel, auxquels personne ne rêve de faire objection, nous n’avons pas pris la précaution de les renforcer : c’est pourquoi je ne les appelle pas lois. Dans la loi, qu’elle soit criminelle ou civile, l’exécution suit toujours le jugement, et quelqu’un doit pâtir. Quand vous voyez le juge sur son siège, vous voyez à travers lui, aussi clairement que s’il était de verre, l’agent mettre en prison et le soldat tuer quelque personne actuellement vivante. De pareilles folies feraient un charmant marché, n’est-ce pas ?

— Certes, dis-je, ce serait transformer le marché en un vrai champ de bataille, dans lequel bien des gens pâtiraient autant que, dans un champ de bataille, de boulets et de bayonnettes. Et, d’après ce que j’ai vu, je croirais plutôt que les opérations du marché, grandes et petites, sont conduites d’une manière qui en fait une occupation agréable.

— Vous avez raison, voisin. Bien qu’il y ait tant de gens, en fait de beaucoup le plus grand nombre parmi nous, qui seraient malheureux s’ils n’étaient pas occupés des objets qu’ils fabriquent, objets qui deviennent magnifiques entre leurs mains, il y en a beaucoup aussi, comme les ménagères dont je parlais, dont le plaisir consiste dans l’administration et l’organisation, pour employer des mots à longues queues, c’est-à-dire des gens qui aiment rassembler les choses, éviter le gaspillage, veiller à ce que rien ne reste en magasin inutilement. De telles gens sont complètement heureux dans leur travail, d’autant plus qu’ils s’occupent de faits présentant un intérêt actuel et non simplement d’inventaires destinés à prévoir quelle part leur reviendra dans la taxe levée par les privilégiés sur les gens utiles, ce qui était l’occupation des gens de commerce aux temps passés. Eh bien, qu’allez-vous me demander ensuite ?