Nouvelles de nulle part/Chapitre 10

Traduction par Pierre Georget La Chesnais.
G. Bellais (p. 104-122).


CHAPITRE X

QUESTIONS ET RÉPONSES


— Eh bien, dit le vieillard, en changeant de position dans son fauteuil, il faut continuer vos questions, Hôte ; j’ai mis assez longtemps à répondre à cette première.

Je dis :

— J’ai besoin d’un ou deux éclaircissements sur vos idées en matière d’éducation ; bien que j’aie recueilli de la bouche de Dick, que vous laissez vos enfants courir à l’aventure et que vous ne leur enseignez rien, bref, que vous avez tellement perfectionné l’éducation que maintenant vous n’en avez plus.

— Alors vous avez recueilli maladroitement. Mais, bien entendu, je comprends votre point de vue sur l’éducation, qui est celui des temps passés, où « la lutte pour la vie », — c’était la formule, — (c’est-à-dire la lutte pour des rations d’esclaves d’un côté et pour une large part du privilège des maîtres d’esclaves de l’autre) réduisait « l’éducation » pour la plupart des gens, aux limites étroites de leçons d’une exactitude peu rigoureuse, quelque chose de propre à être absorbé par des commençants dans l’art de vivre, que cela leur plaise ou non, qu’ils en aient faim ou non, et qui a été mâché et digéré quantité de fois par des gens que cela n’intéressait pas, en vue de le servir à d’autres gens que cela n’intéressait pas davantage.

J’arrêtai par mon rire la colère montante du vieillard et dis :

— Mais, vous, du moins n’avez pas reçu un tel enseignement ; vous pouvez donc laisser passer un peu votre colère.

— C’est vrai, c’est vrai, dit-il en souriant. Je vous remercie de réprimer mon mauvais caractère : je m’imagine toujours vivre à l’époque dont nous parlons, quelle qu’elle soit. Mais cependant, pour m’exprimer plus posément, vous vous attendiez à voir jeter les enfants dans des écoles, lorsqu’ils ont atteint un âge supposé par convention l’âge convenable, quelles que puissent être leurs facultés et leurs goûts divers, pour y être soumis, avec le même mépris des faits, à un certain programme convenu « d’instruction ». Mon ami, ne voyez-vous pas qu’une telle manière de faire implique l’ignorance du fait de la croissance, tant physique que mentale ? Personne ne pourrait sans dommage sortir d’un tel moulin ; et ceux-là seulement pourraient éviter d’y être écrasés, en qui l’esprit de révolte serait puissant. Heureusement, il en a été ainsi de la plupart des enfants, dans tous les temps, sans quoi je ne sais pas si nous aurions jamais atteint notre présente situation. Vous voyez maintenant à quoi se réduit tout cela. Dans les vieux temps, tout cela était le résultat de la pauvreté. Au dix-neuvième siècle, la société était si misérablement pauvre, par suite du vol organisé sur lequel elle était fondée, qu’une véritable éducation était impossible pour qui que ce fût. Toute la théorie de leur soi-disant éducation était : qu’il est nécessaire de faire entrer un peu d’instruction dans un enfant, même par des procédés de torture, en l’accompagnant de bavardages que l’on sait inutiles, ou sinon il manquera d’instruction toute sa vie ; la hâte due à la pauvreté ne permettait rien d’autre. Tout cela est fini ; nous ne sommes plus pressés, et l’instruction est à la disposition de chacun, lorsque ses propres goûts le poussent à la rechercher. En cela comme en tout, nous nous sommes enrichis : nous avons le moyen de nous laisser le temps de la croissance.

— Bien, dis-je, mais supposez que l’enfant, le jeune homme, l’homme, ne désire jamais l’instruction, ne croisse jamais dans le sens que vous pouvez désirer : supposez, par exemple, qu’il ne veut pas apprendre l’arithmétique ou les mathématiques ; vous ne pouvez pas le forcer quand sa croissance est terminée ; ne pouvez-vous pas le forcer auparavant, et ne devriez-vous pas le faire ?

— Eh bien, vous a-t-on forcé à apprendre l’arithmétique et les mathématiques ?

— Un peu.

— Et quel âge avez-vous ?

— Mettons cinquante-six.

— Et qu’est-ce que vous savez maintenant en fait d’arithmétique et de mathématiques ? dit le vieillard, avec un sourire assez moqueur.

— Absolument rien, je regrette de le dire.

Hammond rit doucement, mais ne fit pas d’autre commentaire sur mon aveu, et j’abandonnai le sujet de l’éducation, voyant bien qu’il n’y avait rien à faire avec lui de ce côté.

Je réfléchis un peu, et dis :

— Vous avez parlé tout à l’heure de tenue de maison : cela a frappé mon oreille un peu comme des usages des temps passés : j’aurais cru que vous deviez vivre plus en commun.

— En phalanstères, hein ? Eh bien, nous vivons comme il nous plaît, et il nous plaît en général de vivre avec certains compagnons de maison, auxquels nous nous sommes habitués. Rappelez-vous encore que la pauvreté a disparu et que les phalanstères de Fourier, et toutes choses de ce genre, bien naturelles en leur temps, n’impliquaient rien d’autre qu’un refuge contre la pure indigence. Une manière de vivre comme celle-là n’a pu être conçue que par des gens qu’entourait la pire forme de pauvreté. Mais vous devez comprendre en même temps que si des maisons distinctes sont la règle ordinaire parmi nous, et si elles sont tenues de façons plus ou moins différentes, aucune porte n’est cependant fermée à une personne de bon caractère qui s’accommode de vivre comme les autres compagnons de maison : seulement, bien entendu, il ne serait pas raisonnable que quelqu’un s’introduisît dans une maison et invitât les gens à changer leurs habitudes pour lui être agréables, car il peut aller ailleurs, et vivre comme il lui plaît. D’ailleurs, je n’ai pas besoin d’en dire long là-dessus, puisque vous allez remonter le fleuve avec Dick, vous verrez par votre propre expérience comment ces choses s’arrangent.

Après un moment, je dis :

— Et vos grandes villes ? Qu’en faites-vous ? Londres, qui… dont j’ai lu qu’elle était la moderne Babylone de la civilisation, semble avoir disparu.

— Eh bien, mais, dit le vieux Hammond, peut-être, après tout, elle ressemble davantage à l’ancienne Babylone que la « moderne Babylone » du dix-neuvième siècle. Mais peu importe. Après tout il y a pas mal de population dans les endroits entre ici et Hammersmith, et vous n’avez pas vu encore la partie la plus dense de la ville.

— Dites-moi donc comment c’est vers l’est ?

— Il y a eu un temps où, si vous aviez monté un bon cheval et aviez couru tout droit depuis ma porte, ici, à une bonne allure, pendant une heure et demie, vous vous seriez encore trouvé en plein Londres, et la plus grande partie de tout cela était des « bouges », comme on les appelait ; cela veut dire des lieux de torture pour des innocents, hommes et femmes, ou pis, des maisons de prostitution, pour entretenir et élever hommes et femmes dans un avilissement tel que cette torture leur semblât la simple vie ordinaire et naturelle.

— Je sais, je sais, dis-je assez impatiemment. C’était ce que c’était ; dites-moi quelque chose de ce qui est. Rien de tout cela est-il resté ?

— Pas un pouce ; mais quelque souvenir en est demeuré, et j’en suis heureux. Une fois par an, au premier mai, nous tenons une fête solennelle dans ces communes de l’est de Londres, pour célébrer le « Défrichement de la Misère », comme on l’appelle. Ce jour-là, nous avons musique et danse, et des jeux joyeux, et un heureux festin sur l’emplacement de l’un des pires vieux bouges, dont nous ayons conservé le traditionnel souvenir. À cette occasion, l’usage est que les plus jolies filles chantent plusieurs des vieux chants révolutionnaires, et ceux qui étaient les gémissements des mécontents, jadis si désespérés, sur les lieux mêmes où ces terribles crimes de meurtre de classe étaient journellement commis il y a tant d’années. Pour un homme comme moi, qui ai si assidûment étudié le passé, c’est un spectacle curieux et touchant : sur quelque tertre — où était autrefois le plus misérable semblant de maison, une tanière dans laquelle hommes et femmes entassés parmi les ordures comme sardines en baril, vivaient une telle vie qu’ils ne pouvaient l’endurer, comme je le disais tout à l’heure, que parce qu’ils étaient avilis au dessous de l’humanité, — l’on voit une belle jeune femme, délicieusement vêtue et couronnée de fleurs des prairies voisines, debout au milieu du peuple heureux d’entendre des paroles terribles de menace et de lamentation sortir de ses belles lèvres douces ; elle est inconsciente de leur vraie signification : on l’entend, par exemple, chanter la chanson de la Chemise, de Hood, et l’on pense tout le temps qu’elle ne sait pas bien de quoi il est question, tragédie devenue incompréhensible pour elle et ses auditeurs. Pensez-y, si vous pouvez, et pensez combien glorieuse la vie est devenue !

— Vraiment, dis-je, il m’est difficile d’y penser.

J’étais assis à regarder l’éclat de ses yeux et comme la nouvelle vie semblait briller dans sa figure, et j’admirais qu’à son âge il pût penser au bonheur du monde, ou seulement à autre chose qu’à son prochain dîner.

— Dites-moi en détail, dis-je, ce qu’il y a maintenant à l’est de Bloomsbury ?

— Il n’y a que peu de maisons entre ici et les limites de l’ancienne cité ; mais dans la cité nous avons une population dense. Nos ancêtres, au premier défrichement des bouges, ne se sont pas hâtés d’abattre les maisons dans ce qu’on appelait, à la fin du dix-neuvième siècle, le quartier des affaires de la ville, et ce qui plus tard fut connu sous le nom d’Escroc-ville. Vous comprenez, ces maisons, bien qu’elles fussent hideusement serrées sur le sol, étaient grandes, solidement construites et propres, parce qu’on ne s’en servait pas pour y vivre, mais uniquement comme maisons de jeu ; en sorte que les pauvres gens des bouges défrichés les prirent comme logement, et habitèrent là jusqu’au moment où les hommes de ces temps-là eurent le temps de penser à quelque chose de mieux pour eux ; les constructions furent donc abattues si progressivement, que les gens se sont habitués à vivre en groupes plus denses, là, que dans la plupart des endroits ; aussi c’est encore la partie la plus populeuse de Londres et peut-être de toutes ces îles. Mais c’est très agréable, en partie à cause de la splendeur de l’architecture qui va plus loin que ce que vous verrez ailleurs. Pourtant, cette densité, si on peut l’appeler ainsi, ne dépasse pas une rue appelée Aldgate, dont vous avez peut-être entendu parler. Au-delà, les maisons sont largement disséminées parmi les prairies, qui sont très belles, surtout quand vous allez de ce côté vers la charmante rivière Lea (où le vieil Isaak Walton allait prêcher, vous savez), vers les endroits qu’on appelle Strat Ford et Old Ford, noms que vous ne connaissez pas, bien entendu, quoique les Romains les aient occupés autrefois.

Je ne les connaissais pas ! pensais-je. Comme c’est étrange ! que moi, qui avais vu détruire le dernier reste du charme de ces prairies le long de la Lea, je dusse en entendre parler comme ayant repris leur charme à pleine mesure.

Hammond continua :

— En descendant vers la Tamise, vous arrivez aux docks, qui sont des travaux du dix-neuvième siècle, et sont encore en usage, quoique moins encombrés qu’ils ne l’étaient autrefois, car nous déconseillons la centralisation tant que nous pouvons, et nous avons depuis longtemps abandonné la prétention d’être le marché du monde. Autour de ces docks, il y a un certain nombre de maisons qui pourtant ne sont habitées de façon permanente que par peu de monde ; je veux dire que ceux qui s’en servent vont et viennent beaucoup, l’endroit étant trop bas et marécageux pour être agréable à habiter. Passé les docks, à l’est, du côté de la terre, c’est tout en pâturages, pays plat, autrefois marais, sauf un petit nombre de jardins, et il y a là très peu d’habitations permanentes : à peine quelques cabanes et maisonnettes pour les hommes qui vont veiller aux grands troupeaux de bétail qui y paissent. Mais cependant, avec les bêtes et les hommes, et les toits de tuiles rouges épars, et les grandes meules de foin, ce n’est pas une fête à dédaigner de prendre un poney tranquille et d’aller chevaucher par là par une après-midi d’automne ensoleillée, voir le fleuve et les navires qui montent et descendent, et jusqu’à Shooters’ Hill et aux hautes terres du Kent, puis tourner vers la grande mer verte du bas pays d’Essex, avec la vaste étendue de ciel et le soleil bas éclairant le large espace d’un flot de lumière paisible. Il y a un endroit appelé Canning’s Town et, plus loin, Silvertown, où les belles prairies sont les plus belles : c’étaient certainement autrefois des bouges, et assez misérables.

Les noms m’écorchaient les oreilles, mais je ne pouvais lui expliquer pourquoi. Je dis donc :

— Et au sud du fleuve, comment est-ce ?

— Vous trouveriez que cela ressemble beaucoup au pays du côté de Hammersmith. Au nord, encore, le pays monte, et il y a une ville agréable et bien bâtie, appelée Hampstead, qui est l’extrémité de Londres de ce côté-là. Elle domine l’extrémité nord-ouest de la forêt que vous avez traversée.

Je souris.

— Voilà donc ce qui a été Londres, dis-je. Maintenant, parlez-moi des autres villes du pays.

— Quant aux lieux sombres qui étaient autrefois, comme nous savons, les centres manufacturiers, ils ont disparu comme le désert londonien de briques et de mortier ; seulement, comme ils n’étaient des centres de rien, que de « manufactures », et n’avaient d’autre objet que le marché du jeu, ils ont laissé moins de traces de leur existence que Londres. Bien entendu, le grand changement dans l’emploi de la force mécanique rendait cela facile, et ils auraient probablement cessé d’être des « centres », même si nous n’avions pas changé nos habitudes ; mais, étant ce qu’ils étaient, aucun sacrifice ne nous a paru trop grand pour nous débarrasser des « districts manufacturiers », comme on les appelait. D’ailleurs, tout le charbon et le minerai dont nous avons besoin est extrait et envoyé là où on en a besoin avec aussi peu de saleté et de désordre que possible, et sans autant troubler la vie de gens tranquilles. On serait tenté de croire, d’après ce qu’on a lu sur l’état de ces districts au dix-neuvième siècle, que ceux qui les tenaient en leur pouvoir tourmentaient, salissaient et avilissaient les hommes par méchanceté préméditée ; mais il n’en était pas ainsi : comme la fausse éducation dont nous avons parlé tout à l’heure, cela venait de leur effrayante pauvreté. Ils étaient obligés d’endurer n’importe quoi, et même d’assurer qu’ils étaient contents ; tandis que nous pouvons maintenant en user largement avec tout, et refuser de marcher quand ça ne nous plaît pas.

J’avoue que je n’étais pas fâché de couper court par une question à sa glorification de l’époque dans laquelle il vivait. Je dis :

— Et les petites villes ? Je pense que vous les avez balayées complètement ?

— Non, non, il n’en a pas été ainsi. Au contraire, on a peu éclairci, quoique beaucoup rebâti, dans les petites villes. Il est vrai que leurs faubourgs, quand elles en avaient, ont disparu et pris l’aspect général du pays, et que leur centre a gagné de l’espace et s’est mis à l’aise ; mais les villes ont encore leurs rues, leurs places et leurs marchés ; en sorte que c’est au moyen de ces petites villes que nous, hommes d’aujourd’hui, pouvons nous faire quelque idée de ce qu’étaient les villes de l’ancien monde, — je veux dire, en mieux.

— Prenez Oxford, par exemple, dis-je.

— Oui, je crois qu’Oxford était beau, même au dix-neuvième siècle. Maintenant il présente cet intérêt de conserver encore un grand nombre de constructions de l’époque précommerciale, et c’est un endroit magnifique, bien qu’il y ait beaucoup de villes qui sont devenues à peine moins belles.

— En passant, puis-je demander si c’est encore un lieu d’études ?

— Encore ? dit-il en souriant. Mais il est revenu à quelques-unes de ses meilleures traditions ; vous pouvez donc vous représenter combien loin il est de sa situation au dix-neuvième siècle. C’est la véritable étude, la science poursuivie pour elle-même, — bref, l’Art de la Science, — que l’on y cultive, et non l’étude commerciale du passé. Mais peut-être vous ne savez pas qu’au dix-neuvième siècle Oxford et sa sœur moins intéressante, Cambridge, devinrent définitivement commerciales. Toutes deux, et particulièrement Oxford, étaient les lieux où l’on élevait une classe particulière de parasites, qui se donnaient à eux-mêmes le nom de gens cultivés ; ils étaient vraiment plutôt cyniques, comme étaient généralement les classes soi-disant instruites de l’époque ; mais ils affectaient une exagération de cynisme, afin de se faire passer pour savants et sages selon le monde. Les classes moyennes riches (elles n’avaient aucun rapport avec les classes laborieuses) les traitaient avec cette sorte de tolérance méprisante qu’un baron du moyen-âge témoignait à son bouffon, bien que, il faut le dire, ils ne fussent nullement aussi agréables que les anciens bouffons : en fait, ils étaient l’ennui de la société. On en riait, on les méprisait…, et on les payait. Et c’était tout ce qu’ils voulaient.

Hélas ! pensai-je, comme l’histoire s’entend à révoquer les jugements contemporains. Certainement, les pires d’entre eux étaient aussi mauvais que cela. Mais je dois reconnaître que pour la plupart ils étaient des fats, et qu’ils étaient bien commerciaux. Je dis à voix haute, mais plutôt à moi-même qu’à Hammond :

— Oui, mais comment auraient-ils pu être meilleurs que l’époque qui les avait faits ?

— C’est vrai, mais leurs prétentions étaient plus hautes.

— Plus hautes ? dis-je en souriant.

— Vous me poussez dans mes retranchements, dit-il, souriant à son tour. Laissez-moi dire, du moins, qu’elles étaient une pauvre suite aux aspirations de l’Oxford « du barbare moyen-âge ».

— Oui, cela suffira.

— Et que ce que j’ai dit d’eux est vrai en gros. Mais continuez !

— Nous avons parlé de Londres et des districts manufacturiers, et des villes ordinaires ; et les villages ?

Hammond dit :

— Vous devez savoir que, vers la fin du dix-neuvième siècle, les villages étaient presque détruits, excepté là où ils étaient devenus de simples annexes des districts manufacturiers, ou même des sortes de districts manufacturiers secondaires. On laissait les maisons se dégrader et tomber en ruines ; on y coupait les arbres pour les quelques shillings que les pauvres branches pouvaient rapporter ; la construction y était devenue inexprimablement pauvre et laide. La main-d’œuvre était rare ; mais le salaire baissait quand même. Tous les humbles arts de la campagne, qui autrefois s’ajoutaient aux petits plaisirs des campagnards, étaient perdus. Les produits de la campagne qui passaient par les mains des cultivateurs n’atteignaient jamais jusqu’à leur bouche. Une incroyable misère et une âpre gêne régnaient sur les champs qui, malgré l’agriculture grossière et négligente de cette époque, étaient si complaisants et si productifs. Aviez-vous quelque idée de tout cela ?

— J’ai entendu dire qu’il en était ainsi, dis-je ; mais quelle fut la suite ?

— Le changement, qui, en ces matières, se produisit dès les premiers temps de notre époque, fut d’une rapidité très singulière. Les gens envahirent les villages de la campagne, et, pour ainsi dire, se jetèrent sur la terre libérée comme une bête sauvage sur sa proie ; et, en un temps très court, les villages d’Angleterre furent plus peuplés qu’ils n’avaient été depuis le quatorzième siècle, et grossirent rapidement. Naturellement, cette invasion de la campagne fut une affaire malaisée à traiter, et aurait causé beaucoup de misère si le peuple eût été encore sous la servitude du monopole de classe. Mais au point où l’on en était, les choses s’arrangèrent bientôt. Les gens trouvèrent l’occupation qui leur convenait, et renoncèrent à essayer de se mettre à des métiers où ils devaient nécessairement échouer. La ville envahit la campagne ; mais les envahisseurs, comme les envahisseurs guerriers des temps anciens, cédèrent à l’influence de leur entourage, et devinrent campagnards ; et à leur tour, lorsqu’ils furent devenus plus nombreux que les hommes des villes, ils influencèrent ceux-ci ; en sorte que la différence entre la ville et la campagne alla en diminuant ; et c’est bien ce monde de la campagne, vivifié par la pensée et l’esprit alerte des gens élevés dans les villes, qui a produit cette vie heureuse, pleine de loisir, active pourtant, dont vous avez eu une première idée. Je le répète, bien des fautes ont été commises, mais nous avons eu le temps de les réparer. Beaucoup est resté à faire pour les hommes du temps de ma jeunesse. Les idées confuses de la première moitié du vingtième siècle, à l’époque où les hommes étaient encore courbés sous la crainte de la pauvreté, et ne faisaient pas assez attention au plaisir présent de la simple vie journalière, détruisaient en grande partie ce que l’époque commerciale nous avait laissé de beauté extérieure : et je reconnais que les hommes ne se sont relevés que lentement des torts qu’ils se sont faits à eux-mêmes, même après qu’ils furent devenus libres. Si lentement que soit venu le relèvement, il est du moins venu ; et plus vous nous verrez, plus clairement vous apparaîtra que nous sommes heureux, que nous vivons parmi la beauté, sans aucune crainte de devenir efféminés ; que nous avons beaucoup à faire, et, en somme, avons plaisir à le faire. Que pouvons-nous demander de plus à la vie ?

Il s’arrêta, comme cherchant les mots pour exprimer sa pensée. Puis il dit :

— Tel est notre état. L’Angleterre a été autrefois un pays d’éclaircies parmi les bois et les déserts, avec un petit nombre de villes disséminées, qui étaient des forteresses pour l’armée féodale, des marchés pour le peuple, des centres d’artisans. Elle est devenue ensuite un pays d’immenses et sales boutiques et de plus sales cavernes de jeu, entourées de fermes mal tenues, rongées de misère et mises au pillage par les maîtres des boutiques. Elle est maintenant un jardin où rien n’est pillé, rien abîmé, avec les habitations, hangars, boutiques nécessaires, répandus par tout le pays, le tout soigné, coquet, joli. Car, vraiment, nous aurions trop honte de nous-mêmes, si nous acceptions que la fabrication des denrées, même sur une grande échelle, comportât seulement l’apparence de la désolation et de la misère. Eh bien ! mon ami, ces ménagères dont nous parlions tout à l’heure, nous enseigneraient mieux que cela.

Je dis :

— Certes, sous cet aspect, tout est changé pour le mieux. Mais, bien que je doive bientôt voir quelques-uns de ces villages, dites-moi en deux mots comment ils sont, rien que pour me préparer.

— Peut-être avez-vous vu quelque peinture supportable de ces villages, tels qu’ils étaient avant la fin du dix-neuvième siècle. Il en existe.

— J’ai vu plusieurs peintures de ce genre, dis-je.

— Eh bien, dit Hammond, nos villages ressemblent au meilleur de ces endroits, avec l’église ou maison de réunion des voisins comme bâtiment principal. Remarquez seulement qu’il ne s’y trouve aucune trace de pauvreté : aucun délabrement pittoresque ; ce dont, à dire vrai, l’artiste profitait souvent pour dissimuler son incapacité à dessiner l’architecture. Ces choses ne nous plaisent pas, même lorsqu’elles ne prouvent pas la misère. De même que ceux du moyen-âge, nous aimons que tout soit propre et coquet, et ordonné, et brillant ; tous ceux, d’ailleurs, qui ont quelque sentiment de la puissance de l’architecture, savent qu’ils peuvent tirer de la nature ce qu’il leur faut, et dans leurs rapports avec elle se gardent de toute absurdité.

— Outre les villages, y a-t-il des maisons de campagne éparses ? demandai-je.

— Oui, en quantité, dit Hammond ; de fait, sauf dans les terres incultes et les forêts, et sur les dunes (comme à Hindhead, en Surrey), il est difficile de ne pas être en vue d’une maison ; et là où les maisons sont très disséminées, elles sont grandes et ressemblent plus aux anciens collèges qu’aux maisons ordinaires, telles qu’elles étaient autrefois. Cela est fait par sociabilité, car un grand nombre de gens peuvent habiter dans ces maisons-là, et ceux qui habitent à la campagne ne sont pas nécessairement des agriculteurs ; bien que presque tous apportent leur aide par moments. La vie qui s’écoule dans ces grandes demeures de la campagne est très agréable, d’autant mieux que plusieurs des hommes les plus instruits de notre temps y vivent ; bref, on y trouve une grande variété d’esprit et d’humeur, et la vie y est brillante et animée.

— Je suis assez surpris, dis-je, de tout cela, car il me semble qu’après tout le pays doit être passablement peuplé.

— Certainement, la population est à peu près la même qu’à la fin du dix-neuvième siècle ; nous l’avons dispersée, voilà tout. Naturellement, nous avons aidé aussi à peupler d’autres pays,… où l’on avait besoin de nous et où on nous demandait.

— Une chose, il me semble, ne va pas avec votre mot de « jardin », pour caractériser le pays. Vous avez parlé de terres incultes et de forêts, et j’ai vu moi-même le commencement de votre forêt de Middlesex et d’Essex. Pourquoi conservez-vous cela dans un jardin ? N’est-ce pas vraiment fâcheux ?

— Mon ami, nous aimons ces morceaux de nature sauvage, nous pouvons nous les permettre, et nous les avons ; d’ailleurs, quant aux forêts, nous avons besoin de beaucoup de bois de charpente, et nous pensons qu’il en sera de même de nos fils et de nos petits-fils. Si le pays est un jardin, j’ai entendu dire qu’on avait autrefois des plantations d’arbres et de rochers dans les jardins ; et moi qui n’aimerais guère les rochers artificiels, je vous assure que plusieurs des rochers naturels de notre jardin méritent d’être vus. Allez vers le Nord, cet été, voir ceux du Cumberland et du Westmoreland, où, entre parenthèses, vous verrez des troupeaux de moutons, en sorte qu’ils ne sont pas aussi déserts que vous pouvez croire ; moins déserts que des champs de culture intensive hors de la saison, il me semble. Allez jeter un coup d’œil sur les parcs à moutons le long des pentes entre Ingleborough et Pen-y-gwent, et vous me direz si vous croyez que nous abîmons le pays en ne le couvrant pas de manufactures pour faire des choses dont personne n’a besoin, ce qui était la principale occupation du dix-neuvième siècle.

— Je tâcherai d’y aller.

— Ce ne sera pas bien difficile.