Nouvelles de nulle part/Chapitre 06

Traduction par Pierre Georget La Chesnais.
G. Bellais (p. 55-67).


CHAPITRE VI

EMPLETTES


Comme il parlait, nous arrivâmes tout à coup, au sortir des bois, dans une courte rue de maisons élégamment bâties, que mon compagnon me désigna aussitôt sous le nom de Piccadilly ; j’aurais appelé le rez-de-chaussée de ces maisons : boutiques, n’avait été que, autant que je pouvais comprendre, les gens ignoraient l’art d’acheter et de vendre. Des marchandises étaient disposées dans les devantures joliment aménagées, comme pour inviter les gens à entrer, et les gens restaient à regarder, ou entraient et sortaient avec des paquets sous le bras, tout à fait comme si c’était bien des boutiques. De chaque côté de la rue courait une arcade élégante pour protéger les piétons, comme dans quelques vieilles villes italiennes. Environ à mi-chemin, un vaste bâtiment du genre de ceux que maintenant je m’attendais à rencontrer, m’indiquait que ceci était encore une espèce de centre, qui avait ses bâtiments publics particuliers.

Dick me dit :

— Ici, vous voyez, c’est un autre marché sur un plan différent de la plupart des autres : les étages supérieurs de ces maisons servent de maisons des Hôtes ; car les gens de tout le pays aiment venir ici en grand nombre de temps en temps, parce que la population est très dense en cet endroit ; vous en voyez la preuve en ce moment, et il y a des gens qui aiment les foules ; je ne puis pas dire que ce soit mon cas.

Je ne pus m’empêcher de sourire en voyant comme une tradition peut durer longtemps. Ici le spectre de Londres s’affirmait encore comme un centre… un centre intellectuel, autant que je pouvais savoir. Pourtant, je ne dis rien, demandant seulement à Dick d’aller très lentement, parce que les objets en montre paraissaient extrêmement jolis.

— Oui, dit-il, c’est un très bon marché pour les jolis objets, et il est surtout tenu pour les beaux produits, parce que le marché du Palais du Parlement, où l’on expose des choux et des navets, en même temps que de la bière et les espèces de vin inférieures, est tout près.

Puis il me regarda curieusement, et demanda :

— Peut-être voudriez-vous faire quelques emplettes, comme on dit ?

Je regardai ce que je pouvais voir de mon grossier habit bleu, que j’avais amplement occasion de comparer avec les gais atours des citoyens que nous avions croisés ; et je pensai que si, comme il paraissait vraisemblable, je devais être une curiosité pour ce peuple d’apparence très peu affairée, j’animerais avoir un peu moins l’air d’un commissaire de marine congédié. Mais malgré tout ce qui était arrivé, ma main descendit encore dans ma poche, où, à mon effroi, je ne trouvai rien de métallique que deux vieilles clefs rouillées, et je me rappelai que, tout en causant dans la salle des hôtes à Hammersmith, j’avais sorti les espèces de ma poche pour les montrer à la belle Annie et les avais oubliées là. Ma figure exprima une baisse de cinquante pour cent, et Dick, me regardant, dit assez vivement :

— Hé ! Hôte ! qu’est-ce qu’il y a maintenant ? Une guêpe ?

— Non, dis-je, mais je l’ai perdu.

— Eh bien, dit-il, quoi que vous ayez perdu, vous pouvez le ravoir dans ce marché ici, ne vous en mettez donc pas en peine.

Cependant j’avais repris mes sens, et me rappelant les stupéfiants usages de ce pays, je ne me souciai pas d’une seconde conférence sur l’économie sociale et les monnaies d’Édouard III ; je me contentai donc de dire :

— Mes vêtements… Ne pourrais-je pas ? Vous voyez… Que pensez-vous que l’on y pourrait faire ?

Il ne sembla pas avoir la moindre intention de rire, mais dit très gravement :

— Oh ne prenez pas encore de nouveaux habits. Voyez-vous, mon arrière-grand-père s’intéresse aux antiquités, et il voudra vous voir précisément comme vous êtes. Et, vous savez, je ne voudrais pas vous conseiller, mais certainement ce ne serait pas bien de votre part d’enlever aux gens le plaisir d’étudier votre costume, en allant justement vous faire pareil à tous les autres. Vous sentez cela, n’est-ce pas ? dit-il sérieusement.

Je ne sentais pas du tout que ce fût mon devoir de me poser en épouvantail parmi ces gens épris de beauté, mais je vis que je m’étais heurté contre quelque préjugé indéracinable, et que cela ne m’avancerait à rien de me disputer avec mon nouvel ami. Je me contentai donc de répondre :

— Oh, certainement, certainement.

— Eh bien, dit-il aimablement, vous pourriez voir l’intérieur de ces boutiques : pensez à quelque chose que vous voulez avoir.

— Pourrais-je avoir un peu de tabac et une pipe ?

— Bien entendu ; à quoi pensais-je, de ne pas vous demander d’abord ? Bob me dit toujours que nous autres, non fumeurs, sommes un tas d’égoïstes, et j’ai bien peur qu’il n’ait raison. Mais venez : voici justement l’endroit.

Là-dessus, il tira les rênes et sauta, et je le suivis. Une très belle femme, splendidement vêtue de soie brochée, passait lentement, en regardant les devantures sur son chemin. Dick s’adressa à elle :

— Jeune fille, voulez-vous être assez aimable pour tenir notre cheval pendant que nous entrerons un instant ?

Elle nous fit un signe de tête avec un aimable sourire, et se mit à tapoter le cheval avec sa jolie main.

— Quelle belle créature, dis-je à Dick en entrant.

— Qui ? le vieux grison ? dit-il, avec une grimace maligne.

— Non, non ; les cheveux d’or… la dame.

— Oui, c’est vrai. C’est une bonne affaire qu’il y en ait tant, que chacun puisse avoir sa chacune : autrement je crains bien qu’on se battrait pour elles. Et, ajouta-t-il devenu très grave, je ne dis pas que ça n’arrive pas encore quelquefois. Car vous savez que l’amour n’est pas chose très raisonnable, et la perversité et l’obstination sont plus communes que ne le pensent quelques-uns de nos moralistes. Il ajouta, d’un ton encore plus sombre :

— Oui, il n’y a qu’un mois il est arrivé un malheur là-bas, chez nous, qui a fini par coûter la vie à deux hommes et à une femme, et, pour ainsi dire, nous a caché la lumière du soleil pour un temps. Ne m’interrogez pas là-dessus pour le moment ; je vous le raconterai plus tard.

À ce moment nous étions dans la boutique, qui avait un comptoir et des rayons sur les murs, le tout très bien tenu, quoique sans prétention à l’effet, d’ailleurs pas très différent de ce à quoi j’étais habitué. Il y avait là deux enfants, un garçon d’environ douze ans, à la peau brune, qui était assis à lire un livre, et une jolie petite fille d’un an à peu près plus âgée, qui était aussi assise et lisait derrière le comptoir ; ils étaient visiblement frère et sœur.

— Bonjour, petits voisins, dit Dick. Mon ami que voici voudrait du tabac et une pipe ; pouvez-vous les lui donner ?

— Oh oui, certainement, dit la fillette avec une sorte d’agilité modeste qui était amusante. Le garçon leva les yeux et se mit à regarder mon costume étranger, mais aussitôt rougit et tourna la tête, comme s’il avait conscience qu’il ne se conduisait pas bien.

— Cher voisin, dit la fillette, avec la physionomie la plus solennelle d’un enfant qui joue à tenir boutique, quel tabac est-ce que vous désirez ?

— Du Latakié, dis-je, avec l’impression d’assister à un jeu d’enfant, et me demandant si j’aurais autre chose qu’une illusion.

Mais la fillette prit un délicieux petit panier sur un rayon derrière elle, alla à un bocal, d’où elle sortit une masse de tabac, et posa le panier plein devant moi, sur le comptoir, et je pus à la fois sentir et voir que c’était d’excellent Latakié.

— Mais vous ne l’avez pas pesé, dis-je, et… et qu’est-ce que je vais en prendre ?

— Oh, dit-elle, je vous conseille de bourrer votre blague, car vous pouvez aller dans des endroits où on ne trouve pas de Latakié. Où est votre blague ?

Je me fouillai de tous côtés, et enfin sortis mon morceau de coton imprimé qui remplit pour moi l’office de sac à tabac. Mais la fillette le regarda avec quelque dédain, et dit :

— Cher voisin, je peux vous donner quelque chose de bien mieux que ce chiffon de coton.

Elle traversa légèrement la boutique et revint aussitôt, et, lorsqu’elle passa près du garçon, elle lui souffla quelque chose a l’oreille ; il fit un signe de tête, se leva et sortit.

La fillette tenait entre le pouce et l’index une blague en maroquin rouge, avec de gaies broderies :

— Voilà, je vous en ai choisi une, et vous allez la prendre : elle est jolie et tient beaucoup.

Puis elle se mit à la bourrer de tabac et la posa près de moi :

— Maintenant, la pipe : il faut que vous me laissiez aussi vous la choisir, il y en a trois jolies qui viennent d’arriver.

Elle disparut encore et revint avec une pipe à gros fourneau, sculptée dans quelque bois dur avec beaucoup de soin et montée en or parsemé de petites pierres. Bref, c’était le joujou le plus joli et le plus gai que j’eusse jamais vu, quelque chose comme la meilleure espèce de travail japonais, mais en mieux.

— Mon Dieu ! dis-je, quand j’eus jeté les yeux dessus, ceci est trop magnifique pour moi et pour n’importe qui, excepté l’empereur du monde. D’ailleurs, je la perdrai : je perds toujours mes pipes.

L’enfant avait l’air un peu décontenancée, et dit :

— Ne l’aimez-vous pas, voisin ?

— Oh si, dis-je, évidemment je l’aime.

— Eh bien, alors, prenez-là, et ne vous inquiétez pas de la perdre. Qu’est-ce que ça fait si vous la perdez ? Quelqu’un la trouvera certainement et s’en servira, et vous pourrez en prendre une autre.

Je la lui pris des mains pour la regarder, et, ce faisant, oubliai ma circonspection, et dis :

— Mais comment pourrai-je jamais payer un objet comme celui-ci ?

Dick posa sa main sur mon épaule pendant que je parlais ; je me retournai et vis dans ses yeux une expression comique qui me mettait en garde contre toute nouvelle manifestation d’une moralité commerciale disparue ; je rougis donc et me tus, tandis que la fillette me regardait simplement avec la plus profonde gravité, comme un étranger qui patauge en parlant, car elle ne m’avait évidemment pas compris le moins du monde.

— Je vous remercie mille fois, dis-je enfin avec effusion en mettant la pipe dans ma poche, non sans la crainte pénible de me trouver tout à l’heure devant un magistrat.

— Oh, vous êtes tout à fait le bienvenu, dit la petite fille avec les manières d’une grande personne, ce qui était très drôle. C’est un vrai plaisir de servir de bons vieux messieurs comme vous ; surtout quand on peut voir tout de suite que vous êtes venu de loin au-delà de la mer.

— Oui, ma chère, dis-je, j’ai été un grand voyageur.

Comme je proférais ce mensonge par pure politesse, le garçon rentra, portant un plateau sur lequel je vis une longue bouteille et deux beaux verres.

— Voisins, dit la fillette, qui parlait seule, — son frère étant évidemment très timide, — je vous prie de boire un verre pour nous avant de partir, car nous n’avons pas tous les jours des Hôtes tels que vous.

Là-dessus le garçon posa le plateau sur le comptoir et solennellement versa un vin couleur paille dans les flutes. Sans hésiter, je bus, car la chaude journée me donnait soif ; et je pensai que j’étais encore de ce monde, et que les raisins du Rhin n’avaient pas perdu leur bouquet, car si je bus jamais de bon Steinberg, ce fut bien ce matin-là ; mentalement je pris note de demander à Dick comment on s’y prenait pour fabriquer de bon vin, puisqu’il n’y avait plus d’ouvriers contraints à boire du tord-boyaux au lieu du bon vin qu’eux-mêmes fabriquent.

— Ne boirez-vous pas un verre pour nous, chers petits voisins ? demandai-je.

— Je ne bois pas de vin, dit la fillette, je préfère la limonade ; mais, à votre santé !

— Et moi, j’aime mieux la bière au gingembre, dit le petit garçon.

Bon, bon, pensai-je, les goûts des enfants n’ont pas beaucoup changé. Et là-dessus nous leur souhaitâmes le bonjour et sortîmes de la boutique.

Je fus désappointé, comme d’une transformation dans un rêve, de voir un grand vieillard qui tenait notre cheval à la place de la belle femme. Il nous expliqua que la jeune fille n’avait pu attendre, et qu’il avait pris sa place ; et il nous cligna de l’œil et se mit à rire en voyant nos figures déçues, si bien qu’il ne nous restait qu’à rire aussi.

— Où allez-vous ? demanda-t-il à Dick.

— À Bloomsbury.

— Si vous ne tenez pas à être tous deux seuls, j’irai avec vous, dit le vieillard.

— Très bien ; dites-moi quand vous voudrez descendre, et j’arrêterai. Montons.

Nous voilà repartis ; je demandai si c’étaient en général des enfants qui servaient le monde dans les marchés.

— Assez souvent, quand il ne s’agit pas de denrées très pesantes, mais pas toujours. Les enfants aiment à s’amuser à cela, et c’est bon pour eux, parce qu’ils manient une masse de produits, et cela les instruit ; ils apprennent comment ces produits sont faits, d’où ils viennent, et ainsi de suite. En outre, c’est un travail si facile que n’importe qui peut le faire. On dit que dans les premiers temps de notre époque, il y avait pas mal de gens qui étaient affligés par hérédité d’une maladie appelée paresse, parce qu’ils étaient les descendants directs de ceux qui, aux temps mauvais, obligeaient les autres à travailler pour eux… vous savez, les gens qu’on appelle maîtres d’esclaves ou employeurs dans les livres d’histoire. Eh bien, ces gens frappés de paresse passaient tout leur temps à servir dans les boutiques, parce qu’ils étaient propres à si peu de chose. Je crois même que, pendant un temps, ils furent positivement astreints à faire quelque travail de ce genre, parce qu’ils devenaient tellement laids, surtout les femmes, et produisaient des enfants tellement laids, si on ne traitait pas énergiquement leur maladie, que les voisins ne pouvaient y tenir. Pourtant, je suis heureux de dire que tout cela a disparu maintenant ; la maladie s’est éteinte, ou bien existe sous une forme tellement atténuée, qu’un court traitement de médecine apéritive la fait disparaître. On l’appelle maintenant les diables bleus. Drôle de nom, n’est-ce pas ?

— Oui, dis-je, plongé dans mes réflexions.

Mais le vieillard interrompit :

— Oui, tout cela est vrai, voisin ; et j’ai vu quelques-unes de ces pauvres femmes devenues vieilles. Mais mon père en a connu plusieurs quand elles étaient jeunes ; et il disait qu’elles ressemblaient aussi peu que possible à des jeunes femmes : elles avaient les mains comme des jeux de brochettes, et de pauvres petits bras comme des baguettes, et des tailles grandes comme des verres de montre, des lèvres minces, des nez pointus, et les joues pâles ; et elles avaient toujours l’air d’être offensées de tout ce qu’on leur disait ou de ce qu’on faisait. Ce n’est pas étonnant si elles portaient de vilains enfants, car personne que des hommes pareils à elles n’aurait pu en tomber amoureux… les pauvres !

Il s’arrêta et parut rêver de sa vie passée, puis il dit :

— Et savez-vous, voisins, qu’autrefois on était encore inquiet au sujet de cette maladie de la paresse : un moment nous nous sommes donné beaucoup de mal pour en guérir les gens. Vous n’avez lu aucun des livres de médecine sur ce sujet ?

— Non, dis-je, car le vieillard s’adressait à moi.

— Eh bien, dit-il, on croyait dans ce temps-là que c’était un reste de la vieille maladie du moyen-âge, la lèpre : il semble que c’était très bien vu, car beaucoup des gens qui en étaient atteints vivaient très retirés et étaient servis par une classe spéciale de personnes malades habillées de façon bizarre, en sorte qu’on pouvait les reconnaître. Elles portaient, entre autres vêtements, des culottes en velours de laine, l’étoffe qu’on appelait peluche il y a quelques années.

Tout cela me paraissait très intéressant, et j’aurais aimé faire parler le vieillard plus longtemps. Mais Dick supportait assez impatiemment tant d’histoire ancienne ; d’ailleurs, je crois qu’il désirait me garder aussi novice que possible pour son arrière-grand-père. Il finit donc par éclater de rire, et dit :

— Pardonnez-moi, voisins, mais je ne peux m’en empêcher. Imaginer des gens qui n’aiment pas travailler ! c’est trop risible. Toi-même, mon vieux, tu aimes travailler… de temps en temps, — dit-il, en tapotant le vieux cheval affectueusement avec son fouet. Quelle étrange maladie ! On peut bien l’appeler les diables bleus.

Et il se remit à rire très bruyamment ; un peu trop, pensai-je, pour ses bonnes manières habituelles ; et je ris avec lui, pour lui tenir compagnie, mais du bout des dents seulement ; car, moi, je ne voyais rien de drôle à ce que des gens n’aiment pas travailler, comme vous pensez bien.