Nouvelles de nulle part/Chapitre 03

Traduction par Pierre Georget La Chesnais.
G. Bellais (p. 22-37).


CHAPITRE III

LA MAISON DES HÔTES ET LE DÉJEUNER QU’ON Y FIT


Je m’attardai un peu derrière les autres afin de contempler cette maison, qui, je vous l’ai dit, était située à la place même de ma vieille demeure.

C’était un bâtiment en longueur, sans pignon sur la rue, avec de longues fenêtres à petits carreaux, tombant assez bas, encastrées dans le mur qui nous faisait face. Il était très élégamment construit de briques rouges avec un toit de plomb ; et en haut, au dessus des fenêtres, courait une frise où des sujets à figures, en terre cuite, très bien exécutés, étaient dessinés avec une force et une certitude que je n’avais jamais remarquée encore en aucun ouvrage moderne. Quant aux sujets, je les reconnus de suite, ils m’étaient en effet tout particulièrement familiers.

Cependant, j’avais embrassé tout cela du regard en un instant ; nous étions maintenant à l’intérieur, debout dans une salle ; le sol était de mosaïque de marbre, le plafond était à charpente apparente. Il n’y avait pas de fenêtres sur le côté opposé à la rivière, mais, en bas, des arceaux conduisant à des chambres, dont une laissait entrevoir un jardin au-delà, et, au-dessus, une grande surface de mur couverte de peintures gaies (à la fresque, me sembla-t-il), avec des sujets analogues à la frise extérieure ; chaque chose en ce lieu était élégante et de matières solides ; et bien que ce ne fût pas très grand (peut-être un peu plus petit que Crosby Hall), on y goûtait ce sentiment joyeux de l’espace et de la liberté, que donne toujours à l’homme sans soucis, qui sait user de ses yeux, une architecture satisfaisante.

Dans cet endroit agréable, que je jugeai être la salle des Hôtes, trois jeunes femmes glissaient de-ci, de-là. Comme elles étaient les premières personnes de leur sexe que je voyais en cette matinée mouvementée, je les regardai naturellement avec beaucoup d’attention, et les trouvai au moins aussi belles que les jardins, l’architecture et les hommes. Bien entendu, je pris note de leur costume : elles étaient très décemment enveloppées de draperies, et non empaquetées dans des articles de mode ; elles étaient vêtues comme des femmes, non ajustées comme des fauteuils, ainsi que la plupart des femmes à notre époque. Bref, leur costume était à peu près intermédiaire entre l’ancien costume classique et les formes plus simples des vêtements du quatorzième siècle, bien qu’il ne fût évidemment une imitation d’aucun des deux ; la matière en était légère et gaie, connue il convenait à la saison. Quant aux femmes elles-mêmes, il était vraiment agréable de les voir, tant elles avaient une aimable expression de figure et un air heureux, tant elles étaient bien faites et harmonieuses de formes, avec un bel air de santé et de vigueur. Toutes trois étaient au moins avenantes, et l’une d’elles très belle, avec des traits réguliers. Tout de suite elles s’avancèrent vers nous gaiement et sans la moindre affectation de timidité, et me serrèrent la main comme si j’étais un ami arrivant d’un long voyage : pourtant je ne pus m’empêcher de remarquer qu’elles regardaient de travers mes vêtements ; je portais mon costume de la veille, et je n’étais rien moins que luxueusement habillé.

Robert, le tisserand, dit quelques mots, et elles se mirent en mouvement pour nous servir, puis vinrent nous prendre par la main pour nous conduire à une table dans le coin le plus agréable de la salle, où notre déjeuner était préparé ; lorsque nous fûmes assis, une d’elles sortit rapidement par les chambres dont j’ai parlé, et revint un moment après avec une grande botte de roses, bien différentes, comme grosseur et finesse, de celles que Hammersmith avait coutume de produire, et ressemblant beaucoup à des fleurs de quelque vieux jardin de la campagne. Puis elle se hâta d’aller à l’office, et elle en ressortit avec un vase d’un travail délicat, où elle mit des fleurs et qu’elle plaça au milieu de notre table. Une des autres, qui avait aussi couru dehors, revint ensuite avec une grande feuille de chou remplie de fraises, dont quelques-unes à peine mûres, et elle dit en les posant sur la table :

— Voici ; j’y pensais dès avant de me lever ce matin ; mais à regarder notre étranger qui se dirigeait vers notre barque, Dick, ça m’est sorti de l’esprit ; en sorte que quelques merles sont arrivés avant moi ; il y en a pourtant quelques-unes d’aussi bonnes qu’on puisse les trouver ce matin dans Hammersmith.

Robert lui donna sur la tête une petite tape amicale ; et l’on se mit à manger ; les mets étaient simples, mais très délicats, et fort élégamment placés sur la table. Le pain était particulièrement bon, et il y en avait de plusieurs sortes, depuis la grosse miche de ferme, assez compacte, de couleur foncée, à la saveur sucrée, et qui était le plus à mon goût, jusqu’aux minces flageolets en croûte de froment, comme j’en ai mangé à Turin.

Tandis que je portais à ma bouche les premiers morceaux, mon regard s’arrêta sur une inscription gravée en lettres d’or sur le panneau placé derrière ce qu’on aurait appelé la Table Haute dans une salle de collège d’Oxford, et un mot familier me força à la lire complètement. Elle était ainsi conçue :

« Hôtes et voisins, sur l’emplacement de cette salle des Hôtes était autrefois située la bibliothèque des Socialistes de Hammersmith. Buvez un verre à ce souvenir ! Mai 1962. »

Il est difficile de vous exprimer ce que j’éprouvai en lisant ces mots, et je suppose que mon visage témoigna à quel point j’étais ému, car mes deux amis me regardèrent curieusement, et il y eut un silence entre nous pendant un moment.

Puis le tisserand, qui n’était pas, il s’en fallait, un homme d’aussi bonnes manières que le batelier, me demanda assez gauchement :

— Hôte, nous ne savons comment vous appeler : y a-t-il quelque indiscrétion à vous demander votre nom ?

— Mais, dis-je, j’ai moi-même quelques doutes à ce sujet ; mettons donc que vous m’appellerez Hôte, ce qui est un nom de famille, vous savez, et ajoutez-y William, si vous voulez.

Dick fit aimablement un signe d’acquiescement ; mais une ombre d’inquiétude passa sur la figure du tisserand, et il dit :

— J’espère que vous ne m’en voulez pas de mes questions, mais voudriez-vous me dire d’où vous venez ? J’ai de bonnes raisons pour être curieux de pareilles choses, des raisons littéraires.

Il était évident que Dick lui envoyait des coups de pieds sous la table ; mais il ne s’en troublait guère, et attendait ma réponse avec une sorte d’avidité. Moi, j’allais dire étourdiment : « Hammersmith », lorsque je réfléchis à l’enchevêtrement de contradictions où cela nous conduirait ; je pris donc mon temps pour inventer un mensonge bien combiné, renforcé d’un peu de vérité :

— Vous voyez, dis-je, j’ai été si longtemps hors d’Europe, que les choses me paraissent maintenant étrangères ; mais je suis né et j’ai été élevé sur la lisière de la forêt d’Epping, à Walthamstow et Woodford.

— Joli pays, interrompit Dick, très joli pays, maintenant que les arbres ont eu le temps de repousser, depuis le grand défrichage de maisons en 1955.

L’incorrigible tisserand reprit :

— Cher voisin, puisque vous avez connu la forêt autrefois, pourriez-vous me dire ce qu’il y a de vrai dans ce bruit qu’au XIXe siècle on étêtait tous les arbres.

C’était me prendre par mon faible, l’archéologie de l’histoire naturelle, et je tombai dans le piège, sans penser où j’étais, et dans quel temps ; je commençai donc, et une des dames, celle qui était belle, après avoir répandu de petites branches de lavande et d’autres herbes odoriférantes sur le plancher, s’approcha pour écouter ; elle se tint derrière moi, posant sur mon épaule sa main, qui tenait un peu de cette plante que j’appelais mélisse : sa forte odeur douce rappelait à mon souvenir les jours de ma première enfance dans le jardin potager de Woodford, et les grosses prunes bleues, qui poussaient sur le mur bordant le plant des herbes aromatiques, — association de souvenirs que tous les enfants comprendront tout de suite.

Je partis hardiment :

— Quand j’étais enfant, et longtemps après, sauf un bout du côté du pavillon de la reine Elisabeth, et la partie autour de High Beech, la forêt était presque entièrement composée de charmes étêtés, mêlés à des fourrés de houx. Mais lorsque la corporation de Londres l’occupa il y a environ vingt-cinq ans, l’étêtage et l’élagage, qui faisaient partie des vieux droits communaux, furent abolis, et on laissa pousser les arbres. Mais il y a maintenant bien des années que je n’ai vu l’endroit, sauf une fois, lorsque notre Ligue alla en partie de plaisir à High Beech. Je fus alors vivement affligé de voir combien tout cela était construit et changé ; et l’autre jour, nous avons entendu dire que les philistins allaient le transformer en parc. Mais quant à ce que vous disiez qu’on cesse de construire, et qu’on laisse les arbres pousser, ce ne sont que trop bonnes nouvelles ; … seulement vous savez…

Ici je me rappelai tout à coup la date de Dick, et je m’arrêtai court, assez confus. Le curieux tisserand ne prit pas garde à ma confusion, mais dit vivement, comme s’il eût été presque conscient de manquer aux bonnes manières :

— Mais, dites donc, quel âge avez-vous ?

Dick et la jolie fille éclatèrent de rire tous les deux, comme si la conduite de Robert était excusable par son excentricité ; et Dick lui dit, tout en riant :

— Arrêtez, Bob ; ça ne va pas d’interroger ainsi les hôtes. Vraiment, trop d’étude vous gâte. Vous me rappelez les savetiers radicaux, dans les vieux romans grossiers, qui, selon les auteurs, étaient prêts à fouler aux pieds toutes bonnes manières dans la recherche du savoir utilitaire. Le fait est que je commence à croire que vous vous êtes tellement brouillé la tête avec les mathématiques, et en fouillant ces vieux livres stupides sur l’économie politique (hé, hé !) que vous savez à peine vous conduire. Vraiment, il est temps que vous vous mettiez à quelque travail de plein air, pour que vous vous débarrassiez de toutes les toiles d’araignée de votre cerveau.

Le tisserand ne fit que rire avec bonne humeur ; la jolie fille alla à lui, lui donna plusieurs tapes sur la joue, et dit en riant :

— Pauvre garçon ! Il est né comme ça.

Pour moi, j’étais un peu embarrassé, mais je riais aussi, un peu par entraînement, et un peu de plaisir, à voir leur insouciant bonheur et leur bon caractère ; et avant que Robert pût m’adresser les excuses qu’il était en train de préparer, je dis :

— Mais, voisins (j’avais ramassé ce mot), je ne fais pas la moindre difficulté de répondre à des questions, quand je le peux : posez-m’en tant que vous voudrez ; c’est un plaisir pour moi. Je vous raconterai tout sur la forêt d’Epping lorsque j’étais enfant, si vous voulez ; et quant à mon âge, je ne suis pas une jolie femme, eh bien, pourquoi ne vous le dirais-je pas ? j’ai tout près de cinquante-six ans.

Malgré la récente conférence sur les bonnes manières, le tisserand ne put s’empêcher de faire un long « uit » d’étonnement, et les autres s’amusaient tellement de sa naïveté, que la gaieté voltigeait sur leurs figures, bien qu’ils s’interdissent de rire en ce moment ; je les regardais l’un après l’autre avec embarras, et dis enfin :

— Dites moi, je vous prie, ce qu’il y a de mal : vous savez que vous devez m’instruire. Mais riez, je vous en prie ; dites moi seulement.

Et ils rirent en effet, et je me joignis encore à eux, pour les mêmes raisons. Enfin la belle femme dit d’une voix câline :

— Oui, oui, il est malhonnête, le pauvre garçon ! mais je ferai aussi bien de vous dire à quoi il pense : il trouve que vous paraissez plutôt vieux pour votre âge. Il n’est certes pas étonnant qu’il en soit ainsi, puisque vous avez voyagé, et évidemment, d’après tout ce que vous avez dit, dans des pays peu sociables. On a dit souvent, et sans doute avec vérité, que l’on vieillit très vite à vivre parmi des gens malheureux. On prétend aussi que le sud de l’Angleterre est un bon pays pour garder bonne mine. — Elle rougit un peu : — Quel âge croyez-vous que j’ai ?

— Eh bien, répondis-je, j’ai toujours entendu dire qu’une femme a l’âge qu’elle paraît, je dirai donc, sans vouloir vous offenser ni vous flatter, que vous avez vingt ans.

Elle rit de bon cœur :

— Me voilà bien récompensée de quêter des compliments ; il faut que je vous dise la vérité, qui est que j’ai quarante-deux ans.

J’ouvris de grands yeux, et provoquai encore la musique de son rire ; mais j’avais beau regarder, il n’y avait pas la moindre ride soucieuse sur son visage ; sa peau était aussi lisse que l’ivoire, ses joues pleines et rondes, ses lèvres rouges comme les roses qu’elle avait apportées ; ses beaux bras, qu’elle avait nus pour son ouvrage, étaient fermes et bien faits de l’épaule au poignet. Elle rougit un peu sous mon regard, bien qu’il fût clair qu’elle m’avait pris pour un homme de quatre-vingts ans ; et je dis pour en finir :

— Eh bien, vous voyez, le vieux dicton se vérifie encore, et je n’aurais pas dû vous laisser me provoquer à vous poser une question malhonnête.

Elle rit de nouveau :

— Eh bien, mes garçons, vieux et jeunes, dit-elle, il faut que j’aille à mon ouvrage maintenant. Nous allons être assez occupées ici ; et je veux avoir bientôt fini ; j’ai commencé hier à lire un joli vieux livre, et je veux le continuer ce matin ; adieu donc pour le moment.

Elle nous salua de la main, et descendit légèrement la salle, et son départ (comme dit Scott) enlevait au moins une partie du soleil à notre table.

Lorsqu’elle fut partie, Dick reprit :

— Et maintenant, Hôte, est-ce que vous ne poserez pas à notre ami une question ou deux ? Ce ne serait que juste, que vous ayez votre tour.

— Je serai très heureux d’y répondre, dit le tisserand.

— Si je vous pose quelques questions, monsieur, dis-je, elles ne seront pas bien difficiles ; mais puisque j’entends que vous êtes tisserand, j’aimerais vous demander quelque chose sur cette profession, à laquelle je m’intéresse… ou m’intéressais.

— Oh, dit-il, j’ai peur de ne pas vous être d’un grand secours à ce sujet. Je ne fais que le genre de tissage le plus mécanique, et ne suis guère qu’un pauvre professionnel, bien inférieur à Dick. Et puis, outre le tissage, je m’occupe un peu d’impression à la machine et de composition, bien que je m’y connaisse peu dans les impressions fines ; de plus, l’impression est en train de disparaître, à mesure que décroît cette plaie de faire des livres, en sorte que j’ai dû me retourner vers d’autres choses pour lesquelles j’avais du goût, et je me suis mis aux mathématiques ; et je suis en train d’écrire une sorte de livre d’antiquités, sur l’histoire paisible et privée, pour ainsi dire, de la fin du dix-neuvième siècle, — plutôt pour arriver à donner un tableau du pays avant le commencement de la bataille, que pour autre chose. C’est pourquoi je vous ai posé ces questions sur la forêt d’Epping. Vous m’avez assez embarrassé, je l’avoue, bien que votre renseignement soit très intéressant. Mais plus tard, j’espère, nous en reparlerons, lorsque notre ami Dick ne sera pas là. Je le sais bien, il trouve que je suis une sorte de rabâcheur, et il me méprise parce que je ne suis pas très adroit de mes mains : c’est ainsi à présent. D’après ce que j’ai lu de la littérature du dix-neuvième siècle (et j’en ai lu pas mal), il est évident pour moi que ceci est une sorte de revanche contre l’absurdité de cette époque, où l’on méprisait tous ceux qui savaient se servir de leurs mains. Mais, Dick, mon vieux, ne quid nimis ! N’exagérez pas.

— Allons, voyons, fit Dick, est-ce mon cas ? Ne suis-je pas l’homme le plus tolérant du monde ? Ne suis-je pas parfaitement satisfait, du moment que vous ne me faites pas apprendre les mathématiques ou pénétrer dans votre nouvelle science, l’esthétique, et que vous me laissez faire un peu d’esthétique pratique avec mon or et mon acier, le soufflet et le joli petit marteau ? Mais, attention ! voici un autre questionneur qui vous arrive, mon pauvre Hôte. Dites, Bob, il faut que vous m’aidiez à le défendre maintenant.

— Ici, Boffin, cria-t-il, après une pause ; nous voici, si c’est là ce que vous voulez !

Je regardai par-dessus mon épaule, et je vis quelque chose luire et étinceler à la lumière du soleil qui remplissait la salle ; je me tournai tout à fait, et, à ma joie, je vis une forme magnifique s’avancer lentement sur le plancher ; un homme dont le surtout portait des broderies aussi abondantes d’élégantes, en sorte que le soleil brillait sur lui, comme s’il eût été vêtu d’une armure d’or. L’homme lui-même était grand et extrêmement beau, ses cheveux noirs, et bien que sa figure n’eût pas une expression moins bienveillante que les autres, il marchait avec ce port quelque peu hautain que parfois la grande beauté donne aux hommes comme aux femmes. Il vint s’asseoir à notre table, la figure souriante, étendit ses longues jambes, et posa son bras sur le dossier de la chaise, avec le geste lent gracieux que des hommes grands et bien faits peuvent avoir sans affectation. C’était un homme à l’aube de la vie, mais il avait l’air heureux comme un enfant qui vient de recevoir un nouveau jouet. Il s’inclina vers moi avec grâce, et dit :

— Je vois clairement que vous êtes l’Hôte dont Annie vient de me parler, qui êtes arrivé de quelque pays lointain qui ne nous connaît pas, ni notre manière de vivre. Je pense donc que vous voudrez bien répondre à quelques questions ; car, voyez-vous…

Dick l’interrompit :

— Non, je vous en prie, Boffin ! assez pour le moment. Naturellement, vous voulez que l’Hôte soit heureux et confortable ; et comment le serait-il, s’il faut qu’il se dérange pour répondre à toutes sortes de questions, alors qu’il est encore déconcerté des nouvelles habitudes et des nouvelles gens qui l’entourent ? Non, non, je vais l’emmener là où il pourra lui-même poser des questions et obtenir des réponses, c’est-à-dire vers mon arrière-grand-père, à Bloomsbury : et je suis sûr que vous n’aurez rien à dire là-contre. Au lieu de l’ennuyer, vous feriez donc bien mieux d’aller chez James Allen, et de m’avoir une voiture, et je le conduirai moi-même ; et dites à Jim, vous prie, de me donner le vieux cheval gris, car je sais conduire un canot bien mieux qu’une voiture. Allons, debout, mon bon, et ne regrettez rien ; notre Hôte se sera pas perdu pour vous et vos histoires.

Je regardai Dick ; car j’étais très surpris de l’entendre parler si familièrement, pour ne pas dire sèchement, à un personnage de si noble apparence ; car je pensais que ce M. Boffin, malgré son nom bien connu dans Dickens, devait être pour le moins un sénateur chez ces gens étranges. Pourtant il se leva, et dit :

— Très bien, vieux rameur, tout ce que vous voudrez ; aujourd’hui n’est pas un de mes jours de travail ; et bien que (avec une inclinaison courtoise vers moi) le plaisir d’une conversation avec cet Hôte instruit soit différé, je reconnais qu’il devrait voir votre digne aïeul aussitôt que possible. Peut-être, d’ailleurs, lorsqu’on aura répondu à ses questions, sera-t-il plus capable de répondre aux miennes.

Et là-dessus il se leva et sortit de la salle.

Quand il fut tout à fait parti, je dis :

— Est-il mal de demander qui est M. Boffin, dont le nom, soit dit en passant, me rappelle bien des heures agréables passées à lire Dickens ?

Dick rit.

— Oui, oui, dit-il, comme nous. Je vois que vous saisissez l’allusion. Son vrai nom, naturellement n’est pas Boffin, mais Henry Johnson ; nous l’appelons Boffin par plaisanterie, tant parce qu’il est boueur, que parce qu’il s’habille de façon si voyante et porte sur lui autant d’or qu’un baron du moyen-âge. Mais pourquoi pas, si ça lui plaît ? Seulement nous sommes ses amis intimes, voyez-vous, et naturellement nous plaisantons avec lui.

Après cela, je retins ma langue quelque temps ; mais Dick continua :

— C’est un excellent garçon, et on ne peut s’empêcher de l’aimer ; mais il a une faiblesse : il passe son temps à écrire des romans réactionnaires, et il est très fier d’attraper la couleur locale, comme il dit ; et comme il pense que vous arrivez de quelque coin oublié de la terre, où les gens sont malheureux, et par conséquent intéressants pour un conteur, il suppose qu’il pourrait obtenir de vous quelques renseignements. Oh, là-dessus, il ira droit de l’avant avec vous. Vous n’avez qu’à vous garer pour votre tranquillité !

— Mais, Dick, dit le tisserand d’un ton bourru, il me semble que ses romans sont très bons.

— Naturellement, il vous semble, repartit Dick ; oiseaux de même plume volent ensemble ; les mathématiques et les romans d’antiquités poussent à peu près dans le même terrain. Mais le voici qui revient.

Et en effet, de la porte de la salle, le boueur doré nous appelait ; nous nous levâmes tous, et allâmes sous le porche, devant lequel se tenait prête pour nous, attelée à un vigoureux cheval gris, une voiture que je ne pus m’empêcher de remarquer. Elle était légère et commode, et n’avait rien de l’écœurante vulgarité que j’avais connue inséparable des voitures de mon temps, particulièrement des « élégantes », elle était au contraire gracieuse et agréable de lignes comme un wagon de Wessex. Nous y entrâmes, Dick et moi. Les dames, qui étaient venues sous le portail pour nous voir partir, agitèrent les mains ; le tisserand fit un signe de tête aimable ; le boueur s’inclina avec autant de grâce qu’un troubadour ; Dick secoua les rênes, et nous partîmes.