Nouvelles Lettres d’un voyageur/3/1

Calmann Lévy, éditeur (p. 309-312).


I

NÉRAUD PÈRE


Nous venons de perdre un de ces hommes rares qui ont traversé les vicissitudes de notre vie politique sans y rien laisser flétrir de leur noble caractère. Le vieillard probe et sage que nous avons conduit ces jours-ci à son dernier lit de repos, a parcouru sa longue carrière, sinon avec éclat, du moins avec honneur. C’est une de ces gloires modestes qui restent dans le cercle de la famille, mais qui l’agrandissent au point d’y faire entrer tout ce qu’il y a d’honnête dans une province. C’est un de ces exemples qui demeurent pour l’encouragement ou pour la condamnation des hommes publics appelés à leur succéder.

Magistrat de sûreté durant la Révolution, à l’époque d’une réaction antiroyaliste, il n’usa de sa dictature qu’avec indulgence et générosité. Plus tolérant que la lettre des lois, il ne voulut entendre ni punir bien des plaintes vives et bien des regrets imprudemment exprimés.

Sous l’Empire, fidèle à un profond sentiment de son indépendance et de sa dignité, nous l’avons vu blâmer avec force et franchise, en présence de ses supérieurs, l’insupportable tyrannie qui trouvait alors tant d’agents fanatiques ou cupides. Sous la Restauration, poursuivant de ses railleries spirituelles les prétentions d’une génération surannée, nous l’avons encore vu lutter tranquillement contre les tendances du pouvoir.

Quoique haï personnellement par M. de Peyronnet, quoique dénoncé maintes fois et tourmenté dans l’exercice de ses fonctions, il fut l’allié sincère du parti national et favorisa toujours l’opposition libérale de son vote. Sous la Convention comme sous l’Empire et comme sous la Restauration, il fut donc toujours le même, ferme, bon et tolérant.

Il eut une vertu, grande chez un magistrat : il resta homme, il crut au repentir des coupables. Entre ses mains, l’accusation demeura sobre de poursuites, délicate dans les moyens, décente et modérée dans l’invocation des châtiments.

Le trait dominant de son caractère, c’était une grande bienveillance pour les hommes, une gaieté railleuse pour leurs vices et leurs travers.

Son enjouement aimable et sa douce philosophie le conservèrent jeune dans un âge avancé. Pendant ses dernières années, sa tête s’affaiblit, mais son cœur resta jusqu’à la fin affectueux et simple. Il avait oublié le nom et la demeure de ses amis ; mais, lorsqu’il les rencontrait, son regard et son sourire attestaient que leur image ne s’était point effacée de son âme.