Calmann Lévy, éditeur (p. 277-286).


VIII

LES BOIS

Dieu ! que ne suis-je assise à l’ombre des fortis !

Qui de vous, sans être dévoré de passions tragiques n’a soupiré, comme la Phèdre de Racine, après l’ombre et le silence des bois ? Ce vers, isolé de toute situation particulière, est comme un cri de l’âme qui aspire au repos et à la liberté, ou plutôt à ce recueillement profond et mystérieux qu’on respire sous les grands arbres. Malheureusement, ces monuments de la nature deviennent chaque jour plus rares devant les besoins de la civilisation et les exigences de l’industrie. Comme il se passera encore peut-être des siècles avant que les besoins de la poésie et les exigences de l’art soient pris en considération par les sociétés, il est à présumer que le progrès industriel détruira de plus en plus les plantes séculaires, ou qu’il ne donnera de longtemps à aucune plante élevée le droit de vivre au delà de l’âge strictement nécessaire à son exploitation. Déjà la forêt de Fontainebleau a souffert de ces idées positives, et des provinces entières se sont dépouillées, à la même époque, de leurs grands chênes et de leurs pins majestueux. Nous savons tous, autour de nous, des endroits regrettés où, dans notre jeunesse, nous avons délicieusement rêvé sous des arbres impénétrables au soleil et à la pluie, et qui ne présentent plus que des sillons ensemencés ou d’humbles taillis.

Ce n’est pas seulement en France que ces magnifiques ornements de la terre ont disparu. Dans nos voyages, nous les avons toujours cherchés et nous sommes convaincus que sur les grandes étendues de pays ils n’existent plus. On fait très-bien des journées de marche en France, en Italie et en Espagne, sans rencontrer un seul massif véritablement important, et, dans les forêts mêmes, il n’est presque plus de sanctuaires réservés au développement complet de la vie végétale.

Un des plus beaux endroits de la terre serait le golfe de la Spezzia, sur la côte du Piémont, si les grands arbres n’y manquaient absolument. Montagnes gracieuses et fières, sol luxuriant de plantes basses, mouvements de terrain pittoresques, couleur chaude et variée des terrains mêmes, crêtes neigeuses dans le ciel, horizons maritimes merveilleusement encadrés, tout y est, excepté un seul arbre imposant. La montagne et la vallée ne demandent cependant qu’à en produire ; mais, aussitôt qu’un pin vigoureux s’élance au-dessus des taillis jetés en pente jusqu’au bord des flots, la marine s’en empare, et même le jeune arbre, à peine grandi, est condamné à aller flotter sur le dos de la petite chaloupe côtière.

Si, de là, vous suivez l’Apennin jusqu’à Florence, et de Florence jusqu’à Rome, vous trouvez partout, au sein d’une nature splendide de formes, sa plus belle parure, la haute végétation, absente par suite de l’aridité des montagnes, ou supprimée par la main de l’homme, qui ne respecte que l’olivier, le plus utile, mais le plus laid des arbres, quand il n’est pas sept ou huit fois centenaire.

La campagne de Rome, jadis si riche de jardins et de parcs touffus, est désormais, on le sait, une plaine affreuse où l’œil ne se repose que sur des ruines ; mais, au sortir de cette campagne romaine, si mal à propos vantée, quand on a gravi les premières volcaniques des monts Latins, on trouve, dans les immenses parcs des villas et sur les routes (celle d’Albano est justement célèbre sous ce rapport), le chêne vert parvenu à toute son extension formidable. C’est un colosse au feuillage dur, noir et uniforme, au branchage tortueux et violent, que l’on peut regarder sans respect, mais qui ne saurait plaire qu’aux premiers jours du printemps, lorsque la mousse fraîche couvre son écorce jusque sur les rameaux élevés et lui fait une robe de velours vert tendre qui tranche sur sa feuillée sombre et terne. Toute la beauté de l’arbre est alors sur son bois, où le printemps semble s’être glissé mystérieusement à l’insu de son autre éternelle et lugubre verdure.

Dans cette région, les pins sont véritablement gigantesques. Ils se dressent fièrement au-dessus de ces chênes verts déjà monstrueux et, les dépassant de toute la moitié de leur taille, ils forment un second dôme au-dessus du dôme déjà si noir qu’ils ombragent.

Ces lieux sont magnifiques, car entre toutes ces branches étendues en parasol ou entre-croisées en réseaux inextricables, la moindre éclaircie encadre un paysage de montagnes transparentes ou de plaines profondes terminées par les lignes d’or de l’embouchure du Tibre, qui se confondent avec la nappe étincelante de la Méditerranée.

Mais, pour chérir exclusivement cette végétation méridionale, il faut n’avoir pas aimé auparavant celle de nos latitudes plus douces et plus voilées. Tout est rude sous l’œil de Rome. Les pâles oliviers y sont durs encore par leur sèche opposition avec les autres arbres trop noirs. Les bosquets splendides de buis, de lauriers et de myrtes sont noirs aussi par leur épaisseur, et leurs âcres parfums sont en harmonie avec leur inflexible attitude. Le soleil éclate sur toutes ces feuilles cassantes qui le reçoivent comme autant de miroirs ; il glisse ses rayons crus sous les longues allées ténébreuses et les raie de sillons lumineux trop arrêtés, parfois bizarres. Il ne faut point être ingrat, cela est parfois splendide, surtout quand les rayons tombent sur des tapis de violettes, de cyclamens et d’anémones qui jonchent la terre jusque dans les coins les plus sauvages, ou sur les ruisseaux cristallins qui sautent, écument et babillent entre les grosses racines des arbres ; mais, en général, l’œil, comme la pensée, est en lutte contre la lumière et contre l’ombre qui, trop vigoureuses toutes deux, se heurtent plus souvent qu’elles ne se combinent et ne s’associent.

Sans aller si loin, il y a autour de nous, en France, quand on les cherche et que l’on arrive à les trouver, des aspects d’une beauté toute différente, il est vrai, mais plus pénétrante et plus délicate que cette rude beauté du Latium. Aimons l’une et l’autre, et que chaque école d’artiste y trouve sa volupté. Pour nous, il faudra toujours garder une secrète préférence pour certains coins de notre patrie. En dehors du sentiment national, que l’on ne répudie pas à son gré, il est des jouissances de contemplation que nous n’avons point trouvées ailleurs. Certains recoins ignorés dans la Creuse et dans l’Indre ont réalisé pour nous le rêve des forêts vierges. Dans des localités humides et comme abandonnées, nous avons pénétré sous des ombrages dont l’épaisseur admirable n’ôtait rien à la transparence et au vague délicieux. Là, tout aussi bien que dans la forêt fermée de Laricia et sur les roches de Tivoli, les plantes grimpantes avaient envahi les tiges séculaires et s’enlaçaient en lianes verdoyantes aux branches des châtaigniers, des hêtres et des chênes. La mousse tapissait les branches, et la fougère hérissait de ses touffes découpées le corps des arbres, de la base au faîte. Dans leur creux, des touffes de trèfle forestier semblaient s’être réfugiées et sortaient en bouquet de chaque fissure. Les blocs granitiques, embrassés et dévorés par les racines, étaient soulevés et comme incrustés dans le flan des arbres. Enfin, ce que j’ai en vain cherché en Italie, ce que je n’ai remarqué que là, en plein midi, le soleil, tamisé par le feuillage serré mais diaphane, laissait tomber sur le sol et sur les fûts puissants des hêtres, des reflets froids et bleuâtres comme ceux de la lune.

En résumé, les arbres à feuillage persistant ont plus d’audace et d’étrangeté dans leur attitude ; mais ils manquent tout à fait de cette finesse de tons et de cette grâce de contours qui caractérisent les essences forestières de nos climats. Les cyprès monumentaux de la villa Mandragone, à Frascati, ont, à coup sûr, un grand caractère ; mais ces plantes à centuple tige, réunies en faisceau comme des colonnettes sarrasines, ressemblent trop à de l’architecture. Ils sont si noirs qu’ils font tache dans l’ensemble. La brise ne les caresse point, la tempête seule les émeut. Aussi, quand, aux approches du Clitumne et de l’Arno, on revoit les peupliers et les saules, on croit reprendre possession de l’air et de la vie. En Provence, on se croit encore un peu trop en Italie et pas assez en France ; mais, quand on gagne nos provinces du Centre, moins riches de grands mouvements du sol, on est dédommagé par l’abondance et la tranquille majesté de la végétation. Les noyers énormes des bords de la Creuse sont mille fois plus beaux que les beaux orangers de Majorque, et il semble que, dans la variété harmonieuse de nos arbres indigènes, les tilleuls, les érables, les trembles, les aunes, les charmes, les cormiers, les frênes, etc., il y ait quelque chose qui ressemble à l’intelligence étendue et profonde des artistes féconds, comparée au génie étroit et orgueilleux des poëtes monocordes.

Quant à la beauté des lignes, si vantée par les amants exclusifs de la nature méridionale, nous l’avons goûtée aussi, mais sans pouvoir la trouver supérieure à celle de nos forêts de France. Il y a, dans l’effet magistral de nos grandes avenues, des masses plus harmonieusement disposées et vraiment mieux dessinées par la structure des arbres qui les composent. Enfin, nous nous résumerons en disant que l’éternelle verdure des climats chauds est inséparable d’une éternelle monotonie, non-seulement de couleur, mais de formes dures qui excluent la grâce touchante et peut-être la véritable majesté.