Nouvelles (Ourliac)/Une anecdote littéraire

Michel Lévy (p. 285-302).


UNE ANECDOTE LITTÉRAIRE


Ceci est un détail biographique qu’on ne trouve pas dans les livres, et que nous tenons par hasard d’un bonhomme de Normandie, mort quelque temps avant la Révolution. Nous allons tâcher de l’écrire aussi simplement qu’il nous l’a conté.

C’était un soir où notre chaise vint à se rompre à deux lieues de la terre de M. le marquis. Il faisait un grand orage ; les chemins étaient inondés. On nous mena passer la nuit chez le maître d’école du lieu, dont la maison était la plus proche.

Après souper, comme nous feuilletions de vieilles reliures jetées en tas sur un rayon pour tuer ce temps si triste d’une soirée d’hiver en pleine campagne, le bonhomme soupira.

— Hélas ! nous dit-il, je n’ai là que des livres de piété ; vous n’y trouverez pas de quoi divertir des gens de votre condition : il vous faudrait des romans à la mode, des poèmes de galanterie ; mais je ne suis jamais sorti de ce village. Je ne sais pas ce qui se passe dans le monde du bel esprit ; je ne connais qu’un de vos poètes, le plus obscur, peut-être, le plus ignoré. — Peut-être n’y a-t-il plus au monde que moi qui le connaisse à présent ; car je ne sais pas s’il est jamais arrivé à cette gloire qu’il a tant aimée.

Et le brave homme, sans y prendre garde, s’engagea dans un récit que nous écoutâmes le coude sur la table, le menton dans la main.


J’étais alors, comme aujourd’hui, le maître d’école de ce village, et j’en étais aussi le médecin ; car il y a mille façons de faire le bien en ces pauvres pays ; seulement, j’étais plus ingambe et j’avais plus d’élèves. Je leur montrais le peu que je sais, quelque latin, le plain-chant, mais surtout leurs devoirs de bons chrétiens et de braves paysans. Vous ne sauriez croire comme il m’est doux, depuis quarante ans, de suivre, dans leurs états divers, ces jolis enfants que je voyais accourir le matin en mordant leur pain bis, et qui ont tant joué dans ce verger que voilà devant la fenêtre. J’en ai fait, je puis le dire, d’honnêtes gens que vous pourrez voir dans les environs : l’un est à cette heure clerc du tabellion, l’autre a doublé les fermages de son père, qui se repose, Marcel, à force de bons services et de probité, est devenu l’intendant de Monseigneur ; le meunier, là-haut sur la butte, et Pierre le maréchal, le plus savant dans son état à dix lieues à la ronde, sont encore de mes enfants ; mais le plus instruit de tous, le plus vif, le plus glorieux, — mon Dieu, que votre volonté soit faite ! — Tenez, c’est celui-là, je crois, dont je vous parlais. Figurez-vous donc, mes bons seigneurs, que j’avais ici le plus bel enfant, blond comme l’or, les yeux bleus, de l’esprit comme un ange, et qui étonnait pour son âge. Il s’est assis sur ce banc : il a touché à tous ces livres qu’il fourrageait sans cesse et qu’il savait couramment, certes bien mieux que moi. Ses parents étaient morts ou n’en valaient pas mieux pour lui, si bien qu’on me le donna tout entier et que ce fut mon véritable enfant à moi, mon enfant gâté.

Je ne vous ai pas dit son nom : il s’appelait Jacques. Une chose singulière, encore, c’est qu’il avait les pieds et les mains délicats, et qu’il ne s’était pas endurci comme les autres enfants du village, bien qu’il fût né comme eux à la campagne, de parents pauvres qui travaillaient à la terre. J’ai toujours considéré cela comme une marque des desseins de la Providence. Il était visible aussi qu’il était d’un entendement au-dessus de ses pareils. Il dévorait tous les livres qui lui tombaient sous la main, et je ne sais pas non plus d’où pouvait lui venir ce goût extraordinaire. Le croiriez-vous, Messieurs ? Je le surpris un jour qui rimaillait des vers à l’aide d’une vieille prosodie qu’il avait étudiée. Véritablement je ne les trouvai pas mal pour un bambin de cet âge ; néanmoins, je ne suis pas connaisseur, et je me méfiais de ma faiblesse pour cet enfant chéri. Je lui défendis de perdre son temps à des travaux qui veulent de si grands talents ; mais, à ma fête, et dans toutes les occasions, c’étaient de nouvelles poésies où il m’expliquait ses sentiments en son petit langage ; il n’y avait pas moyen de se fâcher.

Il y avait en ce temps-là, tous les ans à Rouen, à Caen et dans d’autres villes de la province, des concours nommés palinods, ou l’on envoyait des noëls, des cantiques en l’honneur de la Sainte-Vierge, dont le meilleur remportait un prix. Jacques commençait à grandir. Il n’y eut pas moyen de l’empêcher de courir. J’étais secrètement flatté qu’un de mes élèves se présentât à cette solennité ; mais je crus devoir tout faire pour l’en détourner. J’étais si loin de prévoir le bonheur qui nous arriva ! Jacques fut couronné ; c’est-à-dire que ses vers avaient été jugés les meilleurs et qu’il était le garçon le plus savant de la province ! Les années suivantes, il se remit sur les rangs, et, chaque année, il remporta de nouveaux prix, en sorte que mon élève, à moi, pauvre magister, fut bientôt connu dans les environs, et, qu’on venait de très-loin le visiter dans cette misérable maison que voici. C’était quelquefois des gens considérables, et nous eûmes l’honneur de recevoir jusqu’au supérieur du séminaire de Rouen. À cette heure, je ne pouvais plus suivre les compositions de Jacques : elles étaient devenues trop profondes pour moi. Je n’ai retenu que le nom de son dernier travail, qui s’appelait le Génie de Virgile, et qui fut cause que beaucoup de personnages le pressaient d’aller à Paris.

Mon enfant répugnait à me quitter ; mais, un beau matin, il reçut une lettre d’un libraire de Paris en personne, qui avait ouï parler de son ouvrage, et qui lui proposait les meilleures conditions, s’il voulait le lui porter. Jacques essayait de me cacher sa joie ; je crus voir son bonheur et sa gloire dans cette proposition, et l’engageai moi-même à partir ; je fis de grands efforts, certes, car il m’en coûtait beaucoup ; mais je fis taire mon amitié et toute sorte de voix qui criaient au dedans de moi. Je prenais pour de l’égoïsme ce qui n’était peut-être que pressentiment… — Enfin, un lundi matin, après avoir bien pleuré, bien parlé dans les bras l’un de l’autre, après mille promesses et mille recommandations de nous écrire, de nous revoir, Jacques partit dispos, alerte, son petit paquet au bout d’un bâton, ses cheveux, flottants, son bel habit des dimanches sur les épaules et des rubans neufs à son chapeau. Je l’accompagnai et le vis se perdre dans le fond de la grande route.

Il était si content et marchait d’un pas si léger, qu’il voyagea toute la nuit, à ce qu’il m’écrivit, et, par un beau clair de lune, les cheveux au vent, les yeux levés vers le ciel étoilé, le cœur gonflé de joie et d’espérances, il récitait à haute voix sur les chemins ce passage de sa pièce des Planètes, couronnée l’an d’auparavant :

La terre suit ; Mars, moins rapide,
D’un air sombre s’avance et guide
Les pas tardifs de Jupiter ;
Et son père, le vieux Saturne,
Roule à peine son char nocturne
Sur les bords glacés de l’Éther.

Le cher enfant était ivre et croyait marcher à la conquête de tous ses rêves. Mon Dieu ! pourquoi-l’ai-je laissé partir ? Je ne vous dirai pas grand’chose de ses premières démarches à Paris ; car il me les cachait dans ses lettres, et personne n’a pu me donner de renseignements là-dessus. Il paraît cependant que les honoraires du libraire, qui s’appelait M. Lacombe, ne purent suffire longtemps à Jacques, et qu’il tomba peu à peu dans le besoin. Je ne devine que trop ses chagrins à cette époque et la douleur que dut lui causer le réveil de ses illusions. Ce que je sais pourtant, c’est que M. de Savine, ancien évêque de Viviers, le protégeait. — Dieu le lui puisse rendre ! — Et que, par l’entremise de ce digne prélat, il obtint une place de commis à l’économat dans l’hôpital Saint-Luc, fondé par un grand seigneur fort riche et fort charitable.

Cet hôpital était desservi par une confrérie de pieuses filles ; mais l’administration en avait été confiée à des laïques, et particulièrement à un économe que le fondateur avait mis à cette place, parce qu’il l’avait vu naître et qu’il était le fils de son cocher. Retenez bien, Messieurs, que cet horrible homme, si dur dans ses fonctions, était le fils d’un cocher. Quant à celui-là, j’ai pris mes informations, je le connais bien, et je suis encore à comprendre comment un digne seigneur avait pu placer quelque confiance en un tel sujet ; mais il est vrai que cet économe était un monstre d’hypocrisie et de servilité. Il faut vous détailler un peu son caractère, afin de vous faire comprendre ce qu’en a dû souffrir mon pauvre élève.

Il s’appelait Lecamus. C’était un grand et gros homme, bouffi et blafard, le front étroit et de petits yeux faux sans couleur et sans éclat, perdus derrière de grands verres de lunettes : rien de ce qui donne un peu d’ouverture et de noblesse au visage. Je pourrais vous le peindre d’un mot, car j’ai beau chercher parmi les vices, il ne lui en manquait aucun. Ce sont des monstruosités que de pareils hommes, et ils sont moins rares qu’on ne croit.

J’ai pensé, depuis, que les assassins, qui ont du moins assez d’énergie pour pousser certaines passions à l’excès, pouvaient bien n’être pas aussi complètement scélérats.

M. Lecamus s’était avancé dans les bureaux à force de basses complaisances pour ses chefs qu’il ne se faisait pas faute de décrier quand il pouvait et de diffamer dans leurs plus secrètes affaires. Gagnant déjà d’assez gros appointements et tirant autant que possible sur le bien du prochain, s’aidant même autour de lui de petites escroqueries plus avilissantes que le vol véritable, usant de tout à sa portée pour ne rien acheter, se refusant ces plaisirs qui plaisent aux jeunes gens un peu généreux ou se les procurant par des moyens honteux, il était parvenu à faire quelques épargnes, et, sous le masque de la religion, il s’était fait donner la main d’une fille avare et disgraciée comme lui, qui l’avait achevé d’établir au-dessus des gens de sa sorte. Vous voyez bien que c’était un de ces hommes qui ne sauraient manquer de faire leur chemin, et cela est bien honteux pour la société.

M. Lecamus se développa tout à son aise dans sa charge d’économe. Jaloux de faire sentir son autorité dans les moindres choses, comme un homme qui n’y est point accoutumé, incapable et paresseux sous une apparence de zèle, il chargeait ses bureaux de besogne dont il se glorifiait auprès de ses chefs, toujours le même avec eux humble et servile, mais prenant sa revanche avec ses inférieurs ; accessible d’ailleurs aux plus détestables flatteries et dupé par les plus méprisables de ses administrés.

Que vous dire de plus ? il était hâbleur, pédant, vantard, lâche quand on parlait ferme, fourbe et retors quand il en voulait à quelqu’un ; les travaillant en sous-main et finissant toujours par les perdre ; faux dévot avec les grands personnages qui l’employaient, obscène et dissolu dans ses paroles avec les hommes du jour, abusant de son autorité en cent façons et ensevelissant bien des scélératesses dans cette administration impénétrable d’un homme en qui l’on a confiance.

Si ces choses-là étaient dans un livre, on ne les croirait pas. Je sais qu’un pareil tableau paraît toujours trop chargé ; mais, malheureusement, il n’est jamais ainsi. On ne saurait creuser trop avant dans la corruption humaine, et tout ce qu’on peut dire de ces caractères odieux est au-dessous de la réalité.

M. Lecamus comprit d’abord que Jacques était un ennemi. Il fut étonné de cette douce et noble physionomie. Je ne sais comment le bruit vint jusqu’à lui qu’il avait écrit des vers. Il le détesta d’abord pour son talent et sa bonne mine, et fut comme ravi de pouvoir du moins rabaisser à son aise ce mérite qu’il enviait.

Jacques avait accepté cette place pour ne pas mourir de faim, et souffrait déjà beaucoup des travaux qu’elle comportait. Il avait besoin plutôt de consolations et d’encouragements. M. Lecamus commença par doubler ses charges avec la dernière rigueur, déguisant ses reproches en des plaisanteries mal feintes ; car j’avais oublié, parmi ses lâchetés, cette façon d’agir qui lui était familière. Il n’osait lancer son venin qu’à couvert, même à un inférieur. Jacques, timide d’abord et ne soupçonnant pas de telles noirceurs, se résigna. Lecamus s’avança sur ce terrain, croyant pouvoir tout oser ; mais Jacques lui parla haut, l’économe eut le dessous, et voilà comment fut déclarée entre eux une haine d’autant plus ardente qu’on la cachait.

M. Lecamus desservait son commis sourdement et n’éclatait contre lui qu’en paroles détournées. Celui-ci affectait une politesse froide ; mais il se révoltait de certaines injustices commises dans la maison, et ne s’en cachait pas. La haine de l’économe s’accrut de la frayeur que lui inspirait un pareil censeur. Dès lors vous ne sauriez imaginer ce qu’inventa sa profonde méchanceté, qui se déguisait de cent façons ; car il redoutait, je ne sais pourquoi, cette supériorité qu’il devinait. Cependant, tout en riant et badinant, selon sa misérable coutume, il commença par rogner peu à peu les honoraires de Jacques, car il circonvenait les chefs à sa guise. Il obtint des règlements plus sévères dans le service des bureaux. S’il y avait des reproches à essuyer, quelques tracasseries à subir, c’était Jacques qu’il choisissait, il en vint jusqu’à mépriser directement son talent d’écrivain et à le plaisanter bassement sur le bruit qu’il en avait voulu cacher. Jacques, qui pénétrait cet homme jusqu’à la dernière fibre, et qui le voyait agir tout le long du jour, admirait comment il pouvait exister un assemblage si parfait de tout ce qu’il y a de mauvais et de vil sans que personne en fût frappé. Il y avait sans doute d’autres victimes, mais des hommes grossiers qui ne devinaient rien, qui s’emportaient, et l’on se plaignait simplement de M. Lecamus comme d’un mauvais supérieur ordinaire. D’ailleurs, à force de renvois et de sourdes mesures, il avait su inspirer une grande crainte.

Jacques s’était ménagé des relations au dehors, dans l’espoir de sortir un jour de cet état. À mesure que ce moment approchait, il prenait plus de libertés, et l’économe baissait le ton, mais n’en travaillait que plus ardemment à se délivrer de lui. Déjà, par ses soins, Jacques était perdu auprès de ses patrons. C’était un paresseux, un débauché, un philosophe, un homme dangereux. Une étincelle fit éclater cette mine.

On avait recueilli dans l’hôpital une jeune et jolie fille malade, et dans le dernier dénûment. Jacques s’intéressait à sa position et profitait de son emploi pour lui procurer quelques douceurs. Elle commençait à peine à se rétablir quand l’économe la renvoya tout à coup, sans lui donner les secours qu’on accordait en pareil cas. Jacques demeura confondu de cette mesure. Cette fille vint le trouver tout en larmes, et lui laissa entendre que l’économe lui avait tenu je ne sais quel odieux discours qu’elle avait refusé d’écouter. Jacques ne put se retenir en cette occasion : il laissa voir son opinion, et, comme l’économe descendait à discuter, il s’emporta au point de lui faire sentir qu’il savait tout. M. Lecamus comprit qu’il y allait de son salut ; il se hâta de prévenir le coup auprès des chefs, tourna sa honteuse action contre Jacques, l’accusa de relations avec cette fille, et leur mit hypocritement le marché en main, disant qu’après ce qui s’était passé, l’on n’avait plus qu’à choisir entre lui, l’économe, et un simple commis déjà si mal famé. Jacques fut renvoyé. Il savait les menées de son adversaire, la renommée qu’il lui avait faite ; il dédaigna de se justifier et quitta fièrement la maison.

Il sembla que la Providence le protégeait en cette occasion ; car, à peine eut-il fait quelques démarches pour améliorer sa position, qu’un de ses poèmes fut imprimé avec grand succès dans le Mercure de France, et qu’un illustre académicien, M. Marmontel, crut pouvoir pronostiquer à mon élève les plus belles destinées littéraires.

Jacques remonta au plus haut de sa fortune ; il fut admis dans de bonnes maisons, et les libraires retournèrent lui offrir de l’argent. Le cher enfant s’enivra de ce triomphe et sa première pensée fut d’en écraser son persécuteur ; il croyait venger avec lui mille infortunés, et la société tout entière en démasquant un pareil monstre.

À peine établi dans sa nouvelle liberté, il écrivit contre lui un pamphlet brûlant d’indignation. Ce fut une grande faute, je le sais, bien que le plus pur amour de l’humanité respirât dans cet écrit. De sages amis lui conseillèrent de le supprimer, mais ne le purent obtenir. La plaie était trop saignante et Jacques était trop jeune. Le pamphlet parut et fit un bruit énorme. La conduite et le caractère de cet horrible homme y étaient peints en traits de feu ; tout Paris apprit à le connaître, et ce fut pour lui comme le fer rouge du bourreau. Il ne bougea point de son ombre ; mais il serait impossible de dire la fureur et l’effroi qui cuvaient dans cette vilaine âme. Malheureusement, tout en châtiant ce misérable, le pamphlet ne fit pas du bien à l’auteur.

On n’accorde jamais grande faveur à un écrit de ce genre. Des gens dévots et que je ne veux pas juger, crurent avoir affaire à un faiseur de scandales, si bien que M. Lecamus, qui, du reste, alla gémir partout, demeura dans sa place.

Cependant Jacques fut accueilli à bras ouverts parmi des confrères recommandables ; il travaillait, et on le payait honorablement ; mais parmi ses connaissances il s’en rencontra de mauvaises. Je ne suis pas fort au courant de ce qu’il faisait alors. On a voulu m’insinuer qu’il avait trempé dans la débauche, et qu’il dépensait facilement son gain avec des amis peu délicats et des femmes sans conduite. Oh ! bon Dieu ! ce ne serait qu’une raison de plus de plaindre mon pauvre enfant, qui était trop généreux. Ce qui est certain, c’est que ses complaisances et son bon cœur l’induisirent en de folles prodigalités. On lui prenait à la fois son temps et son argent ; les libraires ne le payaient plus ; des rivaux plus heureux l’obscurcirent ; les protections lui manquèrent. Il m’écrivait cependant de temps en temps pour me rassurer. Une banqueroute acheva de le ruiner. Il se trouva tout à coup accablé de dettes, sans ressources et abandonné de ses faux amis qui l’avaient dépouillé.

Bientôt je ne reçus plus de lettres ; je m’informai, je ne pus rien apprendre de tous ces malheurs que je sus plus tard, et, d’ailleurs, quel secours lui pouvais-je porter, moi qui n’étais point capable d’entreprendre ce long voyage de Paris ?

Mon enfant, harcelé par les créanciers, s’était réfugié à Passy, un petit village près de Paris, où il se tenait caché sous le nom de Laforêt. Mon Dieu, si j’avais su cela, je crois que j’aurais vendu cette pauvre maison qui m’a vu naître, et ces vieux livres où je lui ai appris à lire, pour l’aller retrouver. Mais il était si fier ! il voulait cacher sa misère et son talent méprisé.

Ce fut une tapissière, honnête femme, à laquelle il devait quelque argent, qui parvint à le découvrir. Dans quel état ? — Je n’y puis songer sans frémir ! — Il était couché sur un grabat, dans un grenier ouvert à tous les vents, sans feu, sans eau et sous la garde d’une vieille femme, qui grondait sans cesse de ce qu’il ne la payait pas. Le pauvre jeune homme se mourait, car le chagrin, le travail, la pauvreté l’avaient accablé de maladies. La tapissière, qui s’appelait madame Lanoue — je retiendrai ce nom-là toute ma vie — le trouva si faible et si ruiné, qu’ils eurent peine à se reconnaître l’un l’autre. La bonne femme, qui l’avait vu jeune et plein d’espérance, fut si touchée de cette situation, qu’elle faillit se trouver mal. Jacques essayait de parler ; mais madame Lanoue, au lieu de réclamer sa dette, se pencha sur le lit, prit la main du malade, et lui dit ces propres paroles, mes bons messieurs, que je n’oublierai jamais :

— Venez chez moi, mon cher enfant ; je ne suis pas riche, mais je ne me pardonnerais pas d’abandonner un chrétien dans le dénûment où vous êtes.

Jacques la remercia d’un regard, et, en effet, elle donna quelque monnaie à la vieille, qui ne demandait pas mieux que d’être débarrassée ; elle enveloppa le malade de ses couvertures, et l’amena chez elle dans une chaise. — Elle était établie en boutique près de l’église Saint-Thomas d’Aquin. — Son mari ne fut pas peu surpris de la voir revenir avec son débiteur en cet état ; mais la charité de cette excellente femme l’emporta sur toutes les représentations qu’il put faire.


Ici le bonhomme s’arrêta, comme il avait déjà fait plusieurs fois, pour essuyer ses yeux. Puis il reprit :


Jacques fut couché dans un bon lit en haut de la maison où restait une chambre dont on n’avait pas besoin, il eut le médecin de la famille et les remèdes qu’exigeait sa maladie. Madame Lanoue montait vingt fois le jour pour veiller à ce qu’il ne lui manquât rien. Elle mettait plus souvent la poule au pot, afin qu’il eût toujours de bon bouillon. Elle lui procurait des livres qu’il n’avait pas la force de lire, et les douceurs qui conviennent à un malade. Elle le fournissait de linge, d’autant plus méritoire en ces soins maternels qu’elle en avait mille peines, qu’elle prenait sur ses épargnes et se cachait de son mari, lui faisant entendre que cela ne coûtait rien, et qu’il ne fallait point se priver d’une bonne action à si bon marché.

Ce dernier était un brave homme, mais bourru et incapable de ces délicatesses. Cette maladie lui semblait bien longue ; il se récriait de temps en temps sur ce qu’on ne connaissait pas bien ce jeune homme, qui ne méritait peut-être pas tant d’égards. Il découvrit bientôt que sa femme passait de longues heures auprès de lui, et, comme dans sa maladie Jacques conservait une physionomie touchante qui avait je ne sais quoi de remarquable, il craignit sans doute que sa femme ne finît par y prendre trop d’intérêt. Il n’osa, pas toutefois lui en parler, rougissant lui-même de ses appréhensions ; car elle ne lui avait jamais donné le moindre sujet de plainte ; mais, un jour, n’y tenant plus, il saisit le moment où elle était en provision, et monta dans la chambre du malade. Jacques était dans un accès de fièvre. Le tapissier lui expose la gêne qu’il occasionne, et l’engage à demander lui-même de quitter la maison. Jacques l’entendit sans doute, mais il n’eut pas la force de répondre, et tomba dans un profond évanouissement. Le tapissier se hâte d’en profiter, fait monter deux crocheteurs avec une civière, les charge du malade, et leur dit ces deux mots qui ne réveillèrent pas mon pauvre enfant :

— À l’hôpital Saint-Luc !

Voilà de ces événements qui feraient douter de la Providence ; il semblerait que l’esprit du mal les dispose pour le triomphe de ses enfants sur tout ce qu’il y a de beau et de bon sur la terre ; mais Dieu permet sans doute qu’ils arrivent pour la plus grande perfection de ceux qui sont à lui, comme aussi pour le complet aveuglement de ceux qu’il abandonne sans retour. Il est plus sévère pour un de ses fidèles un moment égaré que pour des méchants à jamais perdus. Malheureux les gens qui ne cherchent point en toute chose une preuve de sa justice ! Mais il me siérait bien de ne pas imiter mon enfant, qui dut souffrir comme un martyr, et qui néanmoins s’anéantit devant la divine volonté, ainsi que vous le verrez.

On le déposa dans une cour, et, comme on levait la couverture pour les formalités d’usage, l’air vif le ranima. Il regarda autour de lui la grande façade du bâtiment et un triste bouquet d’acacias que le vent berçait sous ses froides murailles. Il s’agitait comme un homme qui rêve, et semblait chercher le sens d’une inscription en grosses lettres qu’il y avait devant lui au-dessus d’une arcade. Il se retourna enfin vers un monsieur habillé de noir qui se tenait debout à ses côtés et retomba sur ses matelas en poussant une plainte. C’était M. Lecamus, qui l’avait d’abord reconnu. Les porteurs, n’ayant pas d’autre instruction, déclarèrent que le malade s’appelait Laforêt ; mais l’économe, les reprenant alors, s’écria d’un air de triomphe :

— Vous vous trompez, braves gens.

Et il leur dit tout au long les noms et prénoms de Jacques.

— Parbleu ! ajouta-t-il, je le connais bien !

Jacques fit signe qu’il voulait parler et confirma aux porteurs qu’en effet, cet homme avait raison et que le nom qu’il avait dit était le sien.

M. Lecamus était dans cet état où les plus grands désirs sont dépassés. Il ne lui restait rien à faire. Sa vengeance, si raffinée qu’il la voulût, allait encore au delà de ce qu’il eût rêvé. Il était pour ainsi dire embarrassé de sa victoire, et se contentait de considérer Jacques avec un sourire qui était bien le comble de la haine assouvie et le pire des tourments qu’il pût imaginer. Enfin il voulut bien désigner la salle et le lit où l’on devait porter le malade.

Je ne sais si les médecins déclarèrent aussitôt que la maladie était mortelle et si l’économe se regarda comme pleinement satisfait ; mais il faut lui rendre cette justice, qu’il ne fit pas subir à Jacques les mille cruautés qu’il avait à sa disposition. Mon pauvre élève fut aussi bien traité qu’un mendiant ordinaire. Il eut son lit et sa soupe et ses ordonnances comme tous les malades. Seulement M. Lecamus, sous prétexte de faire sa ronde, passait tous les matins devant son lit avec son impitoyable sourire, et Jacques l’entendait souvent qui disait aux gens qui l’accompagnaient :

— Voilà ce que c’est que de faire des vers contre les honnêtes gens. Cela ne porte pas bonheur.

Jacques détournait le visage comme Notre-Seigneur quand on lui présenta le vinaigre et le fiel, et se cachait en priant dans ses couvertures. Ce supplice dura deux mois ; Dieu seul a pu savoir ce qu’il étouffa dans son cœur de douleurs, d’orgueil révolté et d’illusions les plus chères, les plus opiniâtres, durant cet espace de temps. Mais il sentait que sa fin était proche. Les médecins, voyant qu’il avait du courage, ne lui cachaient pas son état. Il s’entretenait tous les jours avec l’aumônier, se purifiant peu à peu, et se détachant comme un vrai chrétien des choses de ce monde. Ce fut alors qu’il m’écrivit sa dernière lettre, que je reçus, mon Dieu ! quand il n’était déjà plus. Cependant une pensée le troublait encore, et il demandait tous les jours à Dieu la force d’accomplir un dernier sacrifice. Enfin, un matin, — ce fut sans doute une inspiration du ciel, — après de longues méditations qui durent être une lutte suprême, il se leva sur son séant et demanda qu’on envoyât chercher l’économe.

L’aumônier était à ses côtés.

M. Lecamus se présenta d’un air gauche, et comme embarrassé. Jacques l’accueillit avec un sourire aimable et rayonnant.

— Monsieur, lui dit-il, je vous ai bien offensé : Je m’en vais paraître devant Dieu, qui prendra pitié de moi, je l’espère, et je ne veux pas laisser de ressentiment parmi les hommes ; n’imiterez-vous pas sa bonté ? Je vous prie de me pardonner comme je vous pardonne ici, du profond de mon cœur. Voulez-vous me donner votre main ?

L’économe, confus, hésita ; mais Jacques l’aidait avec tant de douceur et d’égards, qu’il lui livra sa grosse main, que le malade serra dans les siennes.

Jacques se sentit soulagé, murmura encore quelques paroles, quelques noms où le mien sans doute se trouva mêlé, et expira, les yeux fixés sur le crucifix qui était au pied de son lit.

Le maître d’école ayant fait un effort pour achever, se mit à pleurer.

— C’était le 6 mars 1767, ajouta-t-il ; je reçus, quinze jours après, son extrait mortuaire et beaucoup de ses papiers, qui sont là dans une cassette.

— Mais, s’écria l’un de nous, quel était donc ce poète ?

— Oh ! dit le bonhomme, il y eh a beaucoup qui sont morts ainsi.

— Comment donc s’appelait celui-ci ?

— Vous l’appellerez, si vous voulez, comme il se faisait appeler, Jacques-Charles-Louis Clinchamp de Malfilâtre.