Nouvelles (Ourliac)/Perdriel

Michel Lévy (p. 305-326).


PERDRIEL


Je marchais le long d’une grande avenue, assez éloignée du centre de Paris, mais où l’on voit encore, de loin en loin, quelques boutiques.

C’était le matin ; il faisait beau temps, nous étions au commencement de mai. J’allais nonchalamment, sans songer que j’étais sorti pour gagner de l’appétit par un vif exercice, et mes yeux tombèrent sur le vitrage d’un libraire qui donnait à lire des gazettes et des romans.

Je m’amusai à regarder les affiches ornées d’images qui annonçaient les ouvrages nouveaux ; la dernière surtout m’arrêta. C’était une grande figure de diable peinte au milieu des nuages et entourée d’autres petits diablotins. On voyait au-dessous je ne sais quel sujet allégorique, et puis à l’entour de la lithographie était écrit, s’il m’en souvient, en caractères d’imprimerie assez bizarres : physiologie du diable.

Diable ! me dis-je à moi-même, voilà qui est fort ! Jamais on ne prouva mieux, qu’à propos de l’esprit malin, qu’on ne parle de rien tant que de ce qu’on ne connaît point, il existe prodigieusement d’ouvrages sur ce sujet. On a beaucoup vu, beaucoup entretenu, beaucoup décrit le diable. On l’a fait parler, on l’a fait écrire. Mais combien les témoignages sont divers, combien singuliers, combien contradictoires ! Et quel dommage !

Et je me rappelai l’innombrable quantité de livres, qui de près ou de loin touchent à Satan.

Je considérai de nouveau le portrait de ce diable-ci. C’était la plus ancienne, la plus connue et la meilleure figure de diable. Deux yeux ronds et bridés, une bouche fendue jusqu’aux oreilles, un nez crochu, des cornes, des membres velus et bien musclés, des griffes aux pieds et aux mains, une longue queue qui serpentait dans le fond, l’air plutôt bête que méchant, mais surtout étonné… étonné je ne sais pourquoi… il en avait mille raisons… c’était peut-être un hasard de l’opération lithographique ; mais enfin la naïveté, l’ébahissement, la plus parfaite bonhomie se peignaient sur ce visage diabolique.

Il était bravement campé parmi les nues, comme j’ai dit, les bras et les jambes écarquillés dans une attitude de matamore, pour répondre aussi décemment que possible à l’idée que le peintre et le public devaient avoir de lui.

Les diablotins étaient faits à son image, mais on les avait visiblement moins soignés ; ils me parurent moins dangereux que ces bonbons emmaillotés de papier qui portent leur nom et qui donnent la colique aux enfants.

Je daignai à peine les examiner, et je reportai mes yeux sur le diable en chef.

Je réfléchis à tout ce qui s’appliquait, dans l’esprit des hommes, à cette figure chétive qui n’était que disgraciée ; je songeais à tout ce qu’on lui faisait dire ou faire, aux noires intrigues, aux rôles innombrables, aux méchancetés laborieuses dont il était accusé, à l’exécration générale et traditionnelle dont il était l’objet, aux malédictions dont on l’outrageait chaque jour ; et tout à coup, ramené à la physionomie débonnaire, à cette triste grimace, à cette pose contrainte que j’avais sous les yeux, je m’écriai :

— Ils en ont menti ! pure calomnie ! l’honnête homme de diable ! malheureuse créature ! honni soit le premier butor qui t’a posté dans cette attitude de rôtisseur d’hommes.

J’éprouvais dans toute leur force ces sentiments de retour et de tendresse qu’inspire un innocent longtemps accusé et qui sont, comme on sait, d’autant plus vifs et plus emportés, qu’on en avait de plus opposés.

Je m’en allai en rêvant à ce bon diable et je n’y rêvai pas longtemps. Le déjeuner suivit, et puis la lecture des journaux qui détournèrent ma commisération sur sept à huit assassinats et sur les écrivains qui les racontaient ; et puis enfin les occupations de la journée.

Il m’arriva même, ce jour-là, de faire une rencontre assez singulière, digne de toutes mes réflexions, et que je m’étais bien promis de noter ici.

Que dis-je ? je la trouve là tout au long décrite sur mon brouillon ; mais décidément je la passe par un reste de respect pour cette règle de l’unité que je vois partout méprisée à présent, et qui n’en est pas moins inséparable de toute composition passable. Réfléchissez-y comme moi, et vous finirez par découvrir qu’elle est pleine de sens, comme toutes les règles du monde.

Je réserve donc ma rencontre pour un autre endroit ; faites-m’en souvenir : c’est l’histoire d’une femme, d’un soldat et d’un ouvrier en casquette de peau de loutre, préconçue et rétablie à grand renfort d’inductions, comme un monstre fossile, d’après leur allure et leur contenance respectives, en passant à neuf heures et demie sur les boulevards. Car, pour dire toute la vérité, je ne fis que les entrevoir en passant. Ils allaient d’un côté et j’allais de l’autre.

Le soir je trouvai sur ma table de nuit, en rentrant, une liasse de vieux journaux froissés et crasseux, mais soigneusement repliés et rangés par ordre de dates.

J’allais jeter ces chiffons où il convenait, quand je me rappelai fort à propos la conversation que j’avais eue la veille avec M. Blondel, homme estimable, déjà mûr, encore garçon, qui mange en paix son petit revenu et qui m’honore de son amitié.

Il me dit tout à coup, je ne sais à quel sujet :

— Avez-vous lu le… ?

Il cita le titre d’un roman publié en guise de feuilletons et qui faisait fureur. Je répondis que non, comme il est vrai.

Il se fit dans la physionomie de cet honnête homme un changement que je renonce à peindre et dont je ne puis rien dire, sinon qu’il marquait le plus vif, le plus prompt, le plus compatissant étonnement.

Les sourcils, chassant devant eux les plis du front, remontèrent jusqu’à la racine de ses cheveux, sa bouche quitta la ligne horizontale pour la perpendiculaire, son cou s’allongea, son nez prit je ne sais quelle forme plus aiguë, et ses yeux s’arrondirent en me dardant un regard fixe et perçant.

— Vous n’avez pas lu le ?…

J’avoue que cet air, ce regard et cette parole me firent éprouver quelque confusion.

Je pensai que lui, qui parlait, n’avait peut-être pas lu tout Pantagruel et cela me consola.

Je suis tout à fait rassuré, surtout depuis que j’ai parcouru les feuilletons dont il parlait.

Il me lâcha là-dessus son flux de questions, interrogations douteuses qu’on pourrait indifféremment flanquer de points d’admiration.

— Mais comment !… mais pourquoi ?… tout le monde a lu ça ! etc., etc…

Il me fut absolument impossible, en effet, de dire pourquoi je n’avais pas cet ouvrage.

— J’ai la collection complète, je vous l’enverrai. Et je retrouvai sur ma table de nuit cette collection, que M. Blondel avait eu la bonté de m’apporter lui-même. Prévenant, gracieux, mais dangereux et irréfléchi prosélytisme !

Ma prière faite, je me couchai, et j’ouvris la liasse, me promettant bien de souffler à temps ma bougie.

Cette vieille et mauvaise habitude de lire tous les soirs dans mon lit fait l’unique tourment de ma bonne Desfontaines, qui compte chaque matin me trouver grillé sous mes draps, elle me l’a prédit cent fois. Il est vrai que je m’endors souvent sur mon livre, mais en vérité il n’y a pas toujours de ma faute.

Je me mis donc à lire…

Ô l’abominable lecture !… L’auteur, je pense, ne me saura pas mauvais gré ; je ne veux m’en prendre ici qu’au sujet.

J’avais à peine passé les premiers chapitres, que j’eus devant les yeux la vision récapitulative de tout ce qui s’est jamais écrit de plus rebutant sur la sanglante canaille des bagnes.

Ce n’était qu’apparitions horribles, coups de stylet donnés dans l’ombre, mares de sang sur les grands chemins, cadavres traînés dans l’eau, débauches, crimes et supplices.

— Eh quoi ! dis-je, voilà donc pour aujourd’hui le livre à la mode. Cela était si frappant, si glacial, si épouvantable que je m’endormis paisiblement.

Comme j’étais dans le premier sommeil, on frappa deux petits coups à la porte de ma chambre.

Je r’ouvris à demi les yeux et j’entrevis à travers mes cils, il m’en souvient bien, la faible clarté de ma veilleuse.

Je ne pus croire qu’on eût laissé monter à cette heure et je me retournai sur mon oreiller.

Cette fois j’entendis deux nouveaux coups fort distinctement.

— Entrez ! criai-je.

La clé tourna dans la serrure, et je vis entrer un homme qui me fit fort poliment des excuses.

— Attendez, monsieur, lui dis-je, que je sache à qui j’ai l’honneur de parler ; mais cependant asseyez-vous de peur de vous cogner aux meubles.

L’homme balbutia de nouveau quelques politesses et ne bougea plus.

Tout à coup l’extrait le plus rapide, le plus lumineux, le plus substantiel de ma lecture me repassa comme un éclair dans l’esprit, et je sentis un frison, mais je surmontai cette faiblesse. Je saisis dans la boîte une de ces allumettes récemment inventées, si commodes, et qui causent tant d’incendies, je la frottai sur le couvercle de la boîte.

— Eh ! eh ! prenez garde, dit l’homme en se reculant, vous allez mettre le feu.

En effet, l’explosion de l’allumette fut si vive et si prolongée que j’en fus tout ébloui.

Cette explosion fut suivie d’une flamme étrangère comme si quelques papiers avaient pris feu. Le tout fut accompagné d’une odeur de soufre bien connue.

Je rallumai mes bougies et j’examinai mon visiteur. Je ne le connaissais point, mais je vis une figure bien capable de dissiper ma frayeur pour peu qu’il m’en fût resté.

C’était un homme d’environ soixante ans, de petite taille, assez replet, un peu chauve, avec un reste de cheveux grisonnants et mêlés d’un blond fade ; le teint rougeaud, le nez gros et retroussé, les sourcils plaisamment tirés l’un vers l’autre, et une bouche mal coupée qui laissait voir le vide laissé par deux dents incisives, ce qui était cause que la prononciation de cet homme était vicieuse. Il sifflait et zézayait en parlant.

Il portait sur le nez dont j’ai parlé, une belle paire de lunettes rondes à larges branches d’acier.

C’était enfin une physionomie ouverte, sereine, la plus bourgeoise du monde, et qui ressemblait en tout à celle d’un farceur célèbre aux boulevards.

Il était vêtu d’un habit marron fort propre et d’une forme un peu vieillie, d’un pantalon trop court et d’un gilet de piqué jaune. Une longue chaîne de montre se balançait au-dessus de son gilet et un grand col se déployait autour de ses oreilles, il tenait un parapluie à la main.

— Monsieur, me dit-il d’abord, je vous demande la permission de garder mon chapeau sur la tête ; j’ai les cheveux clairs, le cerveau fort délicat et je m’enrhume aisément.

— Monsieur, faites-moi le plaisir de vous asseoir. Est-ce qu’il pleut ?

— Je le craignais. Il est tombé quelques gouttes ; mais mon parapluie est sec. Je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous ?

— Il est vrai, monsieur.

— Avant tout je vous demande pardon de me présenter chez vous à pareille heure. Je ne puis sortir le jour sans souffrir des insolences de la part des petits polissons ; il n’est pas rare qu’on en vienne aux voies de fait, sous prétexte que mes habits sont anciens. Chacun tient à son goût et à son temps. Vous comprendrez ces avanies quand vous saurez qui je suis…

Je brûlais de le savoir. Il me regarda d’un air confiant.

— Je vous dois compte aussi du motif de ma visite. Vous avez, monsieur, devant les yeux l’exemple le plus illustre et le plus déplorable des méchancetés humaines, la victime des calomnies les plus noires, les plus anciennes, les plus répandues qui aient jamais souillé la face du monde, et, par conséquent, l’être le plus malheureux, le plus indignement persécuté et le plus impatient de sortir de cet état… Je viens implorer votre assistance… Je sais que vous vous mêlez d’écrire et je vous ai choisi entre tous vos confrères, non que vous ayez plus d’esprit et de talent… je ne suis pas en état d’en juger… mais parce que j’ai pour vous une estime particulière… et puis aussi parce que ce matin… vous souvenez-vous ?… ce matin… il vous est venu une pensée excellente, un mouvement de charité…

— Vous êtes bien bon, interrompis-je avec timidité.

— Vous n’y êtes pas ? reprit-il… Ce matin… dans cette grande allée qui mène… devant une image…

— Ah ! m’écriai-je, en me rappelant ma pancarte et mes réflexions sur le triste diable qu’on y avait peint.

Je ne laissai pas d’être étonné que mon interlocuteur fût si bien instruit d’une pensée que je ne me souvenais point avoir communiquée à personne dans le cours de la journée.

— Oui, reprit-il, vous êtes un brave homme, et vous avez entrevu la vérité sur mon compte par un effort de compassion : c’est la première fois que cela m’est arrivé. Ah ! que les bons cœurs font les grands esprits ! Je vous dirai donc, pour vous rassurer au plus tôt, que je m’appelle dans le monde M. Perdriel ; je demeure rue Vanneau, no 39.

— Dans ma rue.

— Précisément. Et voilà ce que je suis, du moins en apparence…

— Comment diable ! dis-je ; mais qu’êtes-vous en réalité ?

— Vous auriez peut-être peine à le croire… J’aurais voulu vous préparer…, et j’aimerais mieux vous dire ce que je ne suis pas… ; car je ne suis pas un homme comme vous.

— Ni une femme, apparemment ?

— Ni un ange, reprit-il en soupirant.

— Je ne l’aurais pas dit.

— Je ne suis pas un dieu, dit-il encore.

— Ah çà ! m’écriai-je en riant, vous êtes donc le diable ?

— Il est vrai, vous l’avez dit, répliqua-t-il avec un nouveau soupir ; c’est au moins le nom qu’on me donne.

Je pensai qu’il était fou, et je tombai dans une alarme tout autre que celle que l’on pourrait croire.

— Ah ! me dit-il, j’ai parlé trop tôt, je vais éveiller dans votre esprit toutes les folles idées qui courent le monde à mon propos, tandis que je viens vous les ôter et les ôter aux autres par votre moyen. Avant tout, voyez, monsieur, je vous prie, si j’ai la tournure admirable dont on vous a parlé ?… Hélas ! vous n’avez devant vous qu’un père de famille infortuné qui ose à peine se faire connaître à ses enfants et à ses meilleurs amis, un malheureux qu’on a calomnié de toutes parts et de toutes façons sans pouvoir obtenir justice. L’histoire de mes malheurs est aussi vieille que le monde et aussi mensongère que celle de tous les peuples réunis. Mais il faut vous dire pour qui l’on me donne avant d’exposer ce que je suis véritablement. Et d’abord, on m’a fait une réputation de méchanceté qui…, vous en jugerez, monsieur, car je m’indigne… Croiriez-vous, avant toutes choses, qu’on s’est imaginé de me déguiser en serpent à l’origine du monde pour tromper de pauvres gens dont je n’avais souci ? Cela ne valait pas le bruit que l’on a fait. J’ai un grand ami, serpent de paroisse à Palaiseau, et qui n’a que le défaut de boire, voilà tout. Après quoi l’on a dit en plusieurs pays que j’avais des pieds de bouc.

On tient absolument à ce que je ne puisse pas mettre d’escarpins ; en voici une paire, monsieur, que je porte depuis trois ans, je ne puis les user. Je vous recommande l’honnête homme qui me les fait. En d’autres lieux, on m’a dépeint sous je ne sais quelle forme de satyre. Il n’est pas un être bizarre ou malfaisant, un monstre réel ou imaginaire auquel on n’ait prêté mon nom. Il est vrai qu’en beaucoup de contrées on m’a fait l’honneur de m’adorer, mais sous des formes si burlesques et si disgracieuses, qu’en vérité l’on ne saurait en être flatté. Et pour qui veut-on me faire passer, s’il vous plaît ? Ne voilà-t-il pas de jolis magots que ces idoles de la soi-disant héroïque et raisonnable antiquité ! On vous a rebattu les oreilles de cette troupe de garnements : je m’abstiendrai de les qualifier. N’est-ce pas aussi quelque chose de rare que les têtes de chiens de l’Égypte, les mannequins millipèdes de l’Inde, les soliveaux mal taillés de l’Océan Pacifique et la ménagerie Scandinave ?

J’ai été plus touché du culte de Mahomet, en ce qu’il était plus spirituel. Luther et Calvin ont encore mieux déguisé l’hommage délicat qu’ils m’adressaient. J’aurais été surtout chatouillé des honneurs pompeux que le peuple français entreprit de me rendre, sous les beaux noms de Liberté et de déesse Raison, au moment qu’il se croyait le plus éclairé sur la politique et sur toutes choses ; mais, au fond, cela était-il encore si consolant, et n’avais-je pas tout lieu d’en être profondément dégoûté ? Et je ne vous montre là que le bon côté de ma malheureuse condition. Vous dire, mon bon monsieur, quel crédit on m’accorde dans ce monde et dans l’autre, cela est si extravagant qu’on ne saurait dire où cela s’arrête. Et si j’avais le moindre pouvoir, je commencerais par empêcher qu’on me hue aux quatre coins du monde et qu’on ne fasse peur de moi aux petits enfants ; car, vous le savez aussi bien que moi, mon cher monsieur, il n’est point d’injures ni de malédictions où mon nom ne se trouve mêlé. Il n’est point de charretier en colère qui ne s’en prenne à moi, s’il parle à ses chiens ou à ses chevaux. À tout propos on m’interpelle, on m’apostrophe, on m’accuse, on me prend à témoin dans les cas désespérés, et l’on me somme, avec une dérision particulièrement insultante, d’emporter tout ce qu’il y a dans le monde de mauvais, de maussade, d’ennuyeux et de maladroit.

Il n’est point de faiblesse, de faute, de crime dont on ne me charge. Si un homme forfait à l’honneur, si une femme déshonore sa famille, si le domestique trahit son maître, si les époux se trompent, si des butors font de mauvais livres, si le citoyen assassine son roi, si les ministres assassinent le peuple, si les magistrats prévariquent, si les marchands volent, on dit que je les ai tentés : cela est si commode ! Mais n’en croyez rien, monsieur, et comptez seulement que les hommes sont bien mauvais. Le domaine du mal s’est tellement agrandi sur la terre qu’il a fallu lui trouver un intendant, un gérant responsable, et c’est moi qu’on a choisi.

En l’écoutant parler, et surtout en ajoutant mes propres réflexions à ses paroles, je ne pus retenir plus longtemps cette détestable plaisanterie qui m’était venue naturellement vingt fois à la bouche, et qui m’échappa de la meilleure foi du monde.

— Pauvre diable ! soupirai-je. Je fus tenté de lui en demander pardon, mais il était trop animé pour y prendre garde.

— Et puis, monsieur, est venue, brochant sur le tout, la bruyante cohue des écrivassiers qui a étendu le scandale. Tout récemment encore, un homme de réputation a voulu me parodier après tant d’autres sous le nom de Méphistophélès ; mais ce Méphistophélès n’est qu’un pédant et qu’un sot, un diable littérateur, imaginé par un homme de lettres endiablé. Nous n’avons pas, nous autres, tant d’esprit que cela, Dieu merci ; on nous en prête prodigieusement pour perdre les hommes, cela est bien inutile, les hommes se perdent bien tout seuls, ils ne demandent pas mieux. Rassemblez donc tous vos souvenirs sur mon compte, et rabattez-en. Eh quoi ! monsieur, est-ce que le cœur ne vous le dit pas, que l’idée qu’on a de moi dans le monde est trop vieille pour ne point avoir subi quelques changements ? Les hommes de bon sens ne sont-ils pas las de cette figure qu’on me fait faire depuis tant de siècles ? Est-ce que mon empire n’a pas dû passer comme les autres ? Est-ce que vous ne sentez pas que mon influence a dû nécessairement s’affaiblir avec le progrès de toutes choses ? Et d’abord, rappelez dans votre esprit les hideuses images qu’on fait de moi ; remettez-vous devant les yeux ces cornes, ces griffes, ces caricatures monstrueuses, et dites-moi si je ressemble le moins du monde à ce portrait ?

En disant ces mots, mon visiteur se leva et tourna deux fois sur lui-même, d’un air piteux, pour me faire voir toutes les grâces inoffensives de sa personne. J’étais plus que convaincu de sa bonhomie, de sa franchise, et j’admirai de l’avoir deviné dès le matin même.

— Et quant à ma condition présente, reprit-il, elle est au grand soleil, il ne tient qu’à vous de la vérifier. Je demeure ici près, je vous l’ai dit ; je suis rayé des contrôles de la garde nationale parce que mon âge m’a de droit dispensé de ce service, mais je remplis avec zèle tous mes autres devoirs de citoyen, je paye régulièrement mes petites impositions.

Je professe en toutes choses les opinions les plus modérées. Informez-vous dans le quartier, je n’ai pas un sou de dettes. J’ai désormais borné mes désirs aux jouissances de la vie privée et de la famille. Je vis tout doucement de quelques économies amassées dans le commerce des esprits. Je jouis en outre d’une petite pension de retraite obtenue après quinze ans de service au ministère de l’instruction publique. Mes concitoyens ont honoré mon repos de leur confiance. Je suis membre du bureau de bienfaisance et mon portier vous dira que je mène la vie la plus régulière et la plus discrète. Je rentre pour l’ordinaire à neuf heures et demie en toute saison.

Il s’arrêta, et lisant sans doute sur mon visage les objections sans nombre qui s’élevaient dans mon esprit contre mon premier avertissement :

— Ce n’est pas, reprit-il que je prétende absolument démentir des traditions universelles et si respectables par leur ancienneté, les arguties des hérétiques et des pédants les plus subtils viennent se briser contre les autorités de ce genre. Moi-même je n’y saurais mordre. Ce n’est point que je veuille passer pour un saint. Il y a du bon dans ce qu’on a dit : il est bien vrai que j’ai pris beaucoup de peine à peupler cet enfer dont on vous parle légèrement, mais je vous assure à ce propos que c’est un vilain et ennuyeux endroit.

Il suffit de vous dire que tous les mauvais écrivains et la plupart des savants s’y trouvent. Il est bien vrai que j’y ai passablement réussi. Mais il y a de cela des siècles.

C’était en des temps de vigueur et de sainteté, dès le premier âge du christianisme, quand je vis succéder au badinage du paganisme la loi pure et sévère du fils de Dieu. Alors, je l’avoue, je conçus de terribles inquiétudes. La ferveur des premiers chrétiens m’étonna. Le flambeau de la vérité rayonnant dans les mains des pères de l’Église et jetant de tous côtés sur le monde ses magnifiques clartés, me menaçait jusque dans mes antres de ténèbres. Les solitaires me donnaient aussi bien de l’occupation. Ces enragés de chrétiens ne cédaient pas aisément, il fallut batailler. Je ne puis vous dire combien de fois je me brûlai les doigts aux flammes des bûchers, tant de martyrs expiraient en chantant les louanges de Dieu, je crus un moment mon procès perdu. Un peu plus tard encore, quand je vis s’achever, sous l’inspiration chrétienne, ce magnifique édifice de l’Europe ; quand je vis mettre en vigueur les principes naturels et véritables des sociétés, quand je vis le mouvement lent et grave de la science seconder la religion et menacer de l’étendre jusqu’aux dernières limites de l’univers, je l’avoue encore, je me démenai diablement. Je ne veux renier ici aucune des horribles formes sous lesquelles il plut au moyen-âge de me représenter dans ses peintures et ses légendes. C’était encore le temps des saint Bernard, des saint Dominique, je n’avais point à perdre une minute non plus qu’à choisir mes moyens. Des hommes comme Charlemagne et saint Louis ne me laissaient point amuser.

Les croisades surtout m’épouvantèrent et je crus un moment qu’on allait m’ôter le croissant qui était mon seul os à ronger. C’est à peine dans ce travail si j’attrapais par-ci, par-là l’âme de quelque moine hypocrite, de quelque prince libertin et imbécile qui entendait la religion à sa manière et croyait tout arranger par de vaines pratiques. C’est à peine si je suscitais quelques petites hérésies dans de pauvres têtes et si je détournais çà et là dans l’erreur quelque cervelle enthousiaste et orgueilleuse. Encore, Dieu le sait, cela me coûtait-il assez ; car le fond du peuple était bon, nous nous tenions alors dans les bibliothèques. Il est incroyable combien nous avons soufflé d’âmes sur les marges des in-folios ; j’atteignis ainsi, vivant au jour le jour malgré mes efforts, la fin du quinzième siècle.

Mais dès que j’eus glissé par bonheur dans le cœur de Luther le goût du vin et de la débauche, dès qu’il eut impunément exprimé sa doctrine, dès qu’il eut des sectaires et des imitateurs, tout changea de face, je commençai à respirer, je vis mes affaires se rétablir à vue d’œil, sans que j’eusse à l’avenir le soin de m’en mêler. L’imprimerie me servit pour le moment. Le relâchement se glissa de lui-même dans les États, les conséquences d’une première révolte se développèrent admirablement dans tous les esprits. Les rois s’accoutumèrent à ne plus dépendre que d’eux-mêmes, les peuples à ne plus dépendre des rois. Tous les droits et tous les devoirs furent contestés. La décadence prit le mors aux dents. Je n’avais plus qu’un coup d’épaule à donner de temps à autre, car c’est à peine si quelques grands hommes, quelques corps religieux résistaient à mes progrès. Une compagnie célèbre qui s’éleva dans ce péril me fit trembler un moment et me disputa chèrement la victoire ; mais j’avais des amis dans les parlements, à la cour, dans le clergé. Je fus vainqueur successivement sans efforts, dans une multitude de petits combats, et enfin éclata la révolution française.

Mais depuis ce temps-là je n’ai plus absolument rien à faire ; on a pourvu à tout. Et tout était si bien préparé à l’avance, que la révolution s’est faite sans moi. Le jour où l’on a tranché la tête au roi Louis XVI, sous ce prétexte si connu qu’il était bon mais faible, je faisais la haie sur le passage du cortège avec trois cent mille modérés comme moi qui n’avaient osé s’en dispenser. À la vérité j’aurais pu désirer pour tout le mal que je désirais aux hommes, que le gouvernement de 93 durât longtemps ; mais vous reconnaîtrez en examinant ce qui s’en est suivi que je n’ai pas perdu au change. En effet, monsieur, considérez les régimes qui se sont succédé, examinez nos institutions et la société en laquelle nous vivons. Qu’aurais-je à faire là-dedans ? non-seulement on fait le mal, mais on a perdu même l’idée du bien. Autrefois nous livrions bataille à la probité d’un homme politique, aujourd’hui ils n’en ont plus.

— Pourquoi tenterions nous un officier public de voler ? Il n’achète sa charge que dans ce but. Mon plus grand obstacle était l’éducation qu’on donnait aux enfants dans les pays chrétiens. Les universités, à l’heure qu’il est, leur enseignent tout doucement des dogmes dont je serais jaloux. Les mauvais germes déposés partout, se développent admirablement sans moi. Les principes politiques sont si bien pris à rebours qu’il y a des lois pour consacrer certains désordres. Le trouble est dans les familles, sauf meilleur avis, pour vingt ou trente générations. Tous les crimes, toutes les folies que je goûtais fort sont en honneur, en pleine et libre activité. On a réduit la religion à tel point, que ceux qui en ont conservé quelque pratique, s’en cachent avec soin comme d’une faiblesse. Ai-je besoin, je vous prie, de rien souffler à vos écrivains ? J’admire plutôt le mal inattendu qui coule de source sous leurs plumes. J’en connais surtout de petits qui m’étonnent ; ils ne savent point encore la grammaire qu’on les voit déraisonner comme de vieux coquins.

Six cents journaux, trois cents théâtres, tous les bras, toutes les têtes se chargent de corrompre le peuple à ma place.

Enfin, monsieur, je vous le répète, ma tâche est remplie, j’ai pris ma retraite, je me suis tout à fait rangé, et je suis depuis cinquante ans, je l’ose dire, le plus honnête homme du royaume. Je suis désormais, et depuis longtemps, un bon rentier, excellent citoyen, membre de diverses associations philanthropiques et souffrant plus que je ne saurais dire de ces calomnies inutilement poursuivies à mon sujet. Je viens vous demander votre appui. Je sais, monsieur, que votre plume compatissante s’est exercée déjà sur quelques malheureux injustement flétris par des préjugés. Répandez donc les vérités qui me concernent et qu’on me laisse enfin tranquille !

Je le plaignis avec franchise, et je lui marquai mon intérêt en lui offrant de se rafraîchir, lui laissant voir que je ne dédaignerais pas de boire avec lui. Je suis homme à souper avec le bourreau, de peur de le désobliger.

— Maintenant, monsieur, reprit-il, s’il vous faut encore quelques détails, je vous apporterai mes papiers, je ne crains point que l’on sache comment je vis : je n’y puis que gagner l’estime des âmes honnêtes.

— Touchez-là, dis-je, les bonnes gens s’entendent à demi mot.

— Voici donc, monsieur, le service que je vous demande. Si vous vous intéressez véritablement à ma position, parlez pour moi, écrivez, faites cesser cet état ridicule, détruisez ces calomnies en ce temps de paradoxes ; il me semble, ou je ne m’y connais pas, que c’est là une bonne fortune pour un écrivain, et je m’étonne même que personne n’y ait encore songé.

— Ne mentez pas à votre cause, repris-je. Il s’agit d’une belle et bonne vérité et je ne manquerai pas de la répandre.

— Monsieur, je vous devrai la vie ! commencez donc ; je reviendrai vous voir, et je fournirai à mesure tous mes documents. Il est déjà tard, adieu ; permettez-moi de serrer la main loyale qui va prendre ma défense.

— De grand cœur. Ma servante est couchée, mais je vais vous éclairer moi-même.

— Je ne souffrirai pas que vous vous dérangiez. Il me serra la main et disparut avant que je fusse levé. Le lendemain, comme un cri partait auprès de mon lit, je me réveillai en sursaut, et je vis ma pauvre Desfontaines qui rangeait, frottait, nettoyait en frappant des mains et en grondant tout bas, ce qui lui est assez ordinaire pour que je ne doive plus m’en alarmer.

— Monsieur, me dit-elle…

— Laissez-moi, dis-je, j’ai bien autre chose à songer… J’étais trop occupé de la conversation de la veille, qui me revint aussitôt à la mémoire.

Je m’étonnais, en y pensant, de ne pas avoir été plus frappé dans le moment même. Je ne m’abusai pas et je vis là un sujet de longues réflexions et de grandes perplexités dans ce premier instant où l’esprit lutte encore avec le sommeil. Toutes mes croyances, toutes mes opinions anciennes furent ébranlées.

Bientôt les doutes augmentèrent, je saisis le Nouveau-Testament sur ma table et je l’ouvris.

Peu à peu les ténèbres se dissipèrent ; je me calmai, je me recueillis ; l’éternelle vérité de la foi rayonna de nouveau.

— Va, m’écriai-je en frappant du livre sur la table, maudit et malin esprit ! Il ne lui manquait que cela, il s’est fait hypocrite… il n’a plus d’autres ressources.

Je me rappelai en même temps le proverbe : quand le diable devient vieux…

— Va, m’écriai-je, tu as pu m’abuser un moment, à l’heure où l’esprit fatigué cède aux illusions des sens… et puis tu m’as pris par mon faible ; mais je ne suis plus ta dupe… et si jamais je te rencontre… Je fus frappé en ce moment de la ressemblance qu’il y avait entre mon visiteur nocturne et un homme que j’avais souvent rencontré dans la rue, même figure, même physionomie, mêmes habits.

C’était bien lui et je reconnus qu’il ne m’avait pas trompé, mais mon indignation ne fit que s’accroître.

C’était un petit vieillard que j’avais souvent vu sur la porte du marchand de tabac, rangeant dans sa boîte la poudre qu’il venait d’acheter… c’était bien le même, je ne m’y trompais pas.

La vieille Desfontaines, voyant que je n’étais pas en état de l’écouter :

— Eh ! monsieur, vous avez bien failli brûler cette nuit ?

— Oui, repris-je, frappé seulement alors de cet autre danger que j’avais couru, oui, ma bonne Desfontaines, j’ai bien failli brûler.

— Votre table était couverte de cire, toute la bougie a coulé… votre journal a pris feu… je ne comprends pas comment cela ne vous a pas réveillé.

Elle me fit voir, en effet, que la bougie s’était fondue dans le creux du bougeoir. La cire s’était répandue sur la table, la mèche avait glissé de côté et la flamme avait atteint le feuilleton de Monsieur Blondel, qui justement avait brûlé en entier.

— Mais, dis-je en cherchant à recueillir mes esprits.

— Vous vous serez endormi en lisant.

— C’est possible.

— Vous teniez encore ce chiffon de papier à la main.

Je me rappelais cette flamme que j’avais cru voir en allumant ma bougie.

— C’est donc un rêve… N’est-il venu personne hier au soir ?

— Je crois que vous rêvez encore, dit Desfontaines… puisque je vous ai trouvé couché de travers, avec ce reste de papier brûlé à la main et une odeur, une fumée, qui suffoquait.

— Mais ce petit bonhomme que je connais… Tout à coup je fus éclairé ; tout s’expliqua.

— Il faut que je sois un grand sot, me dis-je. Il m’a dit qu’il demeurait au no 39. Je demeure au no 38 et ma maison est la dernière de cette rue.

Il ne me resta pas un doute, j’avais rêvé.

Je rassemblai mes souvenirs de la veille, touchant l’image diabolique que j’avais rencontrée le matin, le bon et brave homme que j’avais vu souvent sur la porte du marchand de tabac, et la lourde et échauffante lecture que j’avais faite la veille, et je reconnus la part que chacune de ces choses avait dans mon rêve.

Je ramassai ma preuve la plus palpable, c’est-à-dire le journal à demi brûlé qui renferme un morceau de ce terrible roman en question.

Voilà la belle collection de M. Blondel toute dépréciée. Je ne sais comment la lui renvoyer.