Nouvelle Atlantide (trad. Lasalle)

Nouvelle Atlantide
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres11 (p. 347-487).

NOUVELLE ATLANTIDE.

À notre départ du Pérou, contrée où nous avions séjourné pendant une année entière, nous fîmes route vers la Chine et le Japon, par la mer pacifique, et ayant des vivres pour un an. Nous eûmes, pendant cinq mois, des vents favorables de la partie de l’est, quoique un peu foibles ; puis ils sautèrent à l’ouest, et y restèrent fixés pendant fort long-temps. Nous ne faisions alors que très peu de chemin ; et ennuyés d’une si longue traversée, nous étions quelquefois tentés de retourner au Pérou : mais ensuite il s’éleva des vents de sud tenant un peu de l’est, et qui, malgré tous nos efforts pour tenir le vent, nous poussèrent fort avant vers le nord. Enfin, les vivres vinrent à nous manquer tout-à-fait, quoique nous eussions eu grand soin de les ménager : alors nous voyant isolés, au milieu d’une mer immense et sans vivres, nous nous regardâmes comme perdus et nous nous préparâmes tous à la mort. Cependant nous nous mimes un jour tous en prières, élevant nos cœurs vers l’Être suprême, notre dernière et notre unique ressource. Vers le soir du lendemain, nous apperçûmes, à quelque distance, vers le nord, et fort près de l’horizon, une noirceur semblable à des nuages épais et fixes. Jugeant que ce pouvoit être la terre, nous reprîmes un peu courage, sachant assez que cette mer si vaste, qui étoit encore presque toute inconnue, pouvoit avoir des îles, et même des continens qui n’eussent pas encore été découverts. Ainsi nous gouvernames, durant toute la nuit, vers le point où la terre avoit paru se montrer. En effet, à la pointe du jour nous découvrîmes très distinctement une terre basse et couverte de bois ; ce qui étoit la vraie cause de cette couleur sombre que nous avions aperçue la veille.

Après avoir fait voile encore pendant une heure et demie, nous entrâmes dans un port qui nous parut très sûr. Ce port tenoit à une ville d’une grandeur médiocre, mais de fort belle apparence, sur-tout du côté de la mer. Nous comptions tous les instans où nous restions éloignés de la terre. Nous portâmes donc droit vers la côte, et nous mouillâmes fort près du rivage. Déjà nous nous préparions à débarquer dans nos bateaux ; mais nous vîmes aussi-tôt quelques habitans, tenant en main des cannes avec lesquelles ils nous firent signe de ne pas aborder ; défense toutefois qui ne fut accompagnée d’aucun geste menaçant. Cependant cette défense ne laissa pas de nous jeter dans le découragement, et nous délibérâmes sur ce que nous avions à faire. Pendant cette délibération, nous vîmes venir vers nous un petit bateau portant environ huit personnes, dont une avoit à la main une verge semblable à celle d’un huissier, et teinte en bleu à ses deux extrémités. Ce personnage monta sur notre bord avec un air de confiance et de sécurité. Un de nous s’étant avancé vers lui, il tira de son sein un petit rouleau de parchemin, plus jaune que le nôtre, mais plus éclatant, et aussi uni que les feuilles de ces tablettes qui servent pour écrire, mais d’ailleurs flexible et moelleux. Il le remit à celui qui s’étoit avancé, et nous y trouvâmes cet ordre écrit en langue hébraïque ancienne, en grec ancien aussi, en latin assez pur, et en espagnol : « Que personne de votre équipage ne descende à terre ; dans seize jours, de dater d’aujourd’hui, vous quitterez cette côte, à moins qu’on ne vous permette d’y faire un plus long séjour. En attendant, si vous avez besoin d’eau douce, de vivres, de remèdes, ou d’autres secours pour vos malades ; enfin, si votre vaisseau a besoin d’être radoubé, faites-nous connoître par écrit tous ces besoins ; nous nous ferons un devoir de vous accorder tout ce qui vous sera nécessaire, et comme l’exige de nous la loi commune de l’humanité. » Ce rouleau portoit l’empreinte d’un sceau ; on y voyoit deux ailes de chérubin, non déployées, comme elles le sont ordinairement, mais baissées, et surmontées d’une petite croix. Celui qui nous avoit délivré cet ordre, retourna aussi-tôt au rivage, et nous laissa un seul domestique pour rapporter notre réponse. Nous délibérâmes encore sur ce sujet, et nous fûmes d’abord dans une grande perplexité. D’un côté, cette défense de débarquer, et cet ordre de quitter si promptement la côte, nous inquiétoient et nous affligeoient ; de l’autre, considérant que cette nation savoit plusieurs langues étrangères, et qu’elle étoit pleine d’humanité, nous nous rassurâmes un peu. Mais ce qui nous rassuroit le plus, c’étoit cette croix que nous avions vue sur l’empreinte du sceau, ce qui étoit pour nous d’un assez heureux présage.

Notre réponse, conçue en espagnol, fut que notre vaisseau étoit en assez bon état, vu que nous avions plutôt essuyé des calmes et des vents contraires, que des tempêtes ; mais que nous avions beaucoup de malades à bord, et que si l’on ne leur permettoit pas de descendre à terre ; leur vie pourroit être en danger. Sur ce même écrit, nous spécifiâmes tous nos autres besoins, en ajoutant que nous avions encore quelques marchandises, et que s’il plaisoit aux habitans de s’accommoder d’une partie, nous paierions ainsi tout ce qu’on nous fourniroit, notre intention étant de ne leur être point incommodes. Nous offrîmes au domestique quelques ducats pour lui, et une pièce de velours cramoisi pour l’officier qui avoit apporté l’ordre ; mais il refusa nos présens, et ne daigna pas même les regarder. Il nous quitta aussi-tôt, et s’en retourna dans un autre bateau qu’on lui avoit expédié exprès.

Environ trois heures après avoir délivré notre réponse, nous vîmes paroître un personnage qui avoit l’air d’un magistrat. Il étoit vêtu d’une longue robe de camelot, d’un bleu beaucoup plus éclatant que le nôtre, et dont les manches étoient fort larges. Il étoit coëffé d’un turban de forme très élégante, mais plus petit que ceux des Turcs, et au dessous duquel tomboient avec grâce ses cheveux qui étoient bouclés ; son air et son maintien étoient imposans. Dans son bateau, qui étoit en partie doré, on ne voyoit avec lui que quatre personnes ; mais il étoit suivi d’un autre qui en contenoit une vingtaine.

Lorsqu’il fut à une portée de fusil du vaisseau, on nous fit signe, de son bateau, de venir au devant de lui avec quelques-uns des nôtres ; ordre auquel nous obéîmes, en envoyant aussi-tôt dans le canot le lieutenant avec quatre hommes de l’équipage.

Lorsque notre bateau fut à une portée de pistolet du sien, nous reçûmes ordre de nous arrêter, ce que nous fîmes sur-le-champ. Alors ce personnage dont j’ai parlé, se leva ; et élevant la voix, nous demanda en espagnol si nous étions chrétiens. Nous répondîmes hardiment que nous l’étions ; cette croix que nous avions vue sur l’empreinte du sceau, nous ayant ôté toute crainte à cet égard. À cette réponse, élevant sa main vers le ciel et la rapprochant latéralement de sa bouche, geste qu’ils font ordinairement en rendant grâces à Dieu, il nous dit : Si vous affirmez tous avec serment que vous n’êtes point des pirates, et que depuis quarante jours vous n’avez pas répandu le sang humain, soit injustement, soit même justement, on vous permettra de descendre à terre. Nous répondîmes que nous étions tous prêts à faire le serment qu’il exigeoit. Un des quatre hommes de son cortège, qui paroissoit être un greffier, écrivit aussi-tôt notre réponse. Puis un autre personnage de son cortège, après que le chef lui eut dit quelques mots à l’oreille, éleva la voix, et nous parla ainsi : Voici ce que monseigneur (ici présent) m’ordonne de vous dire ; ce n’est ni par orgueil, ni par mépris qu’il ne monte pas sur votre bord ; voici ses raisons pour ne pas vous approcher : votre réponse par écrit dit que vous avez à bord beaucoup de malades, et le conservateur de la santé de cette ville lui avoit recommandé de se tenir toujours à une certaine distance en vous parlant. Nous lui répondîmes, après nous être inclinés profondément, que la conduite qu’il avoit tenue avec nous jusques-là, étoit pleine d’égard et d’humanité ; que l’attention même qu’il avoit de nous rendre raison de ses précautions, étoit une nouvelle preuve de sa bonté ; mais que nous avions lieu de croire que la maladie de nos gens n’étoit pas contagieuse. Sur cette réponse, il nous quitta et retourna à terre. Quelque temps après, le greffier vint à bord ; il tenoit à sa main un fruit particulier à cette contrée, assez semblable à une orange, mais d’un jaune tirant davantage sur le rouge, et d’une odeur très suave : c’étoit sans doute un préservatif dont il s’étoit muni, au cas que nous eussions quelque maladie contagieuse. Il nous délivra la formule du serment, que nous fimes aussi-tôt, et qui commençoit ainsi : Au nom de Jésus, fils de Dieu, et par ses mérites, etc. Il nous prévint aussi que le lendemain matin on viendroit nous chercher, pour nous conduire à l’hospice destiné aux étrangers, où nous trouverions tout ce qui nous seroit nécessaire, soit aux malades, soit à ceux qui étoient en santé. Après quoi il prit congé de nous ; et comme nous essayâmes de lui faire accepter quelques pièces d’or, il nous répondit, en souriant, qu’il n’étoit pas dans l’usage de recevoir deux salaires pour une seule besogne ; ce qui signifioit sans doute qu’il étoit salarié par l’état, et qu’il se contentoit de ses appointemens ; car j’appris dans la suite qu’ils qualifient d’homme à double salaire, tout fonctionnaire public qui reçoit des présens.

Le lendemain matin nous vimes paroître le même officier qui, la veille, au moment où nous nous disposions à descendre à terre, nous avoit fait signe de ne pas débarquer. Il nous dit qu’il étoit chargé de nous conduire à l’hospice des étrangers, et qu’il étoit venu exprès de très bonne heure, afin que nous eussions la journée entière pour notre débarquement et nos autres opérations : mais, si vous voulez bien n’en croire, ajouta-t-il, vous enverrez quelques-uns d’entre vous, pour voir le lieu qui vous est destiné, et afin de pouvoir nous dire vous-mêmes ce que nous pourrions faire pour l’accommoder à votre usage ; après quoi, vous débarquerez vos malades et le reste de l’équipage.

Nous le remerciâmes, en lui disant que Dieu daigneroit sans doute récompenser lui-même les soins qu’ils vouloient bien prendre de malheureux étrangers ; en conséquence, six d’entre nous furent nommés pour le suivre. Lorsque nous fumes à terre, il commença à marcher devant nous, après s’être retourné un instant vers nous et nous avoir dit : Je suis à vos ordres, et je vais vous servir de guide. Il nous fit traverser trois belles rues, et dans tous les endroits où nous passions, nous trouvâmes un peuple nombreux, mais qui paroissoit moins être attiré par la curiosité, qu’être venu pour nous recevoir et nous saluer. Leurs gestes et leur maintien avoient je ne sais quoi de civil et d’obligeant ; quelques-uns même, à mesure que nous passions près d’eux, ouvroient un peu les bras en les étendant vers nous ; geste qui parmi eux signifie : salut, soyez le bien venu[1]. Cet hospice des étrangers est une maison spacieuse et de fort belle apparence. Elle est bâtie en briques un peu plus bleues que les nôtres. Elle est percée de belles fenêtres, dont les carreaux sont ou de verre ou d’une forte batiste huilée. Nous ayant fait entrer dans le parloir, qui étoit une fort belle salle, à laquelle on montoit par quelques marches, il nous demanda combien nous étions en tout, et quel étoit le nombre de nos malades ; nous répondîmes que nous étions en tout cinquante un, et que nous avions dix-sept malades. Il nous pria de patienter un peu, en attendant qu’il fut de retour. Étant revenu environ une heure après, il nous invita à venir voir les chambres qui nous étoient destinées. Il y en avoit dix-neuf en tout ; il nous parut que, suivant leur idée, les quatre plus belles étoient réservées pour l’état-major, dont chaque membre devoit en avoir une pour lui seul, et que les quinze autres étoient pour le reste de l’équipage, sur le pied d’une pour deux hommes.

Ces chambres étoient toutes fort propres, fort claires, et assez bien meublées. Ensuite il nous conduisit dans une longue galerie, assez semblable à un dortoir de couvent, où il nous fit voir dix-sept cellules également propres, ayant des cloisons de bois de cèdre, mais toutes du même côté, l’autre n’étant qu’une espèce de corridor bien éclairé. On voyoit dans ce dortoir, quarante cellules toutes semblables ; c’étoit beaucoup plus qu’il ne nous en falloit ; mais il paroît que c’étoit une espèce d’infirmerie à l’usage des étrangers. Il nous dit qu’à mesure que chacun de nos malades se rétabliroit, on les feroit passer dans une chambre ; attendu qu’outre celles que nous avions vues, il y en avoit dix autres de réserve, et destinées à cela. Après quoi, nous ayant fait revenir dans le parloir, il leva un peu sa canne, geste qu’ils font toujours lorsqu’ils veulent donner quelque ordre ; et il nous dit : « Je dois vous avertir que, pour vous conformer aux loix de ce pays, passé aujourd’hui et demain, temps qui vous est accordé pour faire débarquer tout votre monde, vous devez vous tenir pendant trois jours dans cette maison, et n’en point sortir du tout, Mais cet ordre ne doit point vous inquiéter, ni vous faire regarder cet hospice comme une espèce de prison ; c’est pour votre propre avantage qu’on vous le donne ; on veut seulement que vous vous reposiez, et que vous jouissiez de toute la tranquillité qui vous est nécessaire. Il ne vous manquera rien ; on a eu soin de laisser sir hommes du pays pour vous servir. Si, durant tout ce temps-là, vous avez quelque chose à faire dire, ou à tirer du dehors, commandez hardiment ; ils sont à vos ordres, et s’empresseront de satisfaire vos moindres désirs. » Nous le remerciâmes d’un ton très affectueux et avec le respect que nous inspiroient de si généreux procédés. La bonté divine, nous disions-nous, se manifeste dans cette heureuse contrée. Nous nous hazardâmes aussi à lui offrir une vingtaine de pièces d’or ; mais il nous répondit : non, je vous remercie ; il ne seroit pas juste que je fusse payé deux fois ; et alors il nous quitta. Aussi-tôt on nous servit le dîner, composé de mets tous excellens dans leur espèce, et tels qu’on n’en voit point de semblables en Europe, dans les maisons régulières et les plus richement dotées.

Nous eûmes aussi trois sortes de boissons, savoir : du vin proprement dit, une liqueur extraite de quelque grain et analogue à la bière, mais plus limpide ; enfin, une sorte de cidre fait avec un fruit particulier à ce pays ; toutes liqueurs aussi agréables que rafraîchissantes. On nous apporta encore une grande quantité de ces oranges rougeâtres dont nous avons parlé ; elles étoient destinées à nos malades, et on nous les donna comme un remède éprouvé pour toutes ces maladies qu’on peut contracter à la mer. On y joignit une boîte remplie de pillules grises ou blanchâtres, en nous recommandant d’en faire prendre une à chacun d’eux tous les soirs avant de se mettre au lit, et en nous assurant qu’elles håteroient leur rétablissement. Le lendemain, lorsque nous fûmes débarrassés de tout le travail nécessaire pour mettre à terre nos malades et nos effets, je rassemblai tous nos gens, et je leur parlai ainsi : « Frères et amis, tâchons de réfléchir un peu sur nous-mêmes et de nous faire une juste idée de notre situation : nous voilà sans doute sortis, pour ainsi dire, du ventre de la baleine comme Jonas, et déposés à terre ; mais, quoique nous soyons à terre, nous sommes encore entre la vie et la mort ; car nous sommes à une distance prodigieuse, soit de l’ancien monde, soit du nouveau : pourrons-nous jamais retourner en Europe ? c’est ce que nous ignorons, et ce que Dieu seul peut savoir : il a fallu une espèce de miracle pour nous amener ici ; il en faut un second pour nous en tirer. Ainsi, par la double considération du danger dont nous sommes délivrés, et de celui où nous sommes encore, élevant nos cœurs et nos pensées vers la divinité, tâchons de redresser nos sentiers et de nous réformer. De plus, nous sommes dans un pays vraiment chrétien, environnés d’hommes pleins de religion et d’humanité. Conduisons nous de manière à n’avoir pas à rougir devant eux ; et si nous n’avons pas la force de nous corriger réellement, ayons du moins la prudence de leur cacher nos vices et nos défauts. Ce n’est pas tout ; un ordre intimé sans doute avec beaucoup d’égard et de civilité, mais formel, nous a confinés pour trois jours dans cette maison : qui sait si leur intention, en nous retenant ici, ne seroit pas de nous tâter, de nous étudier, de connoître nos mœurs et nos maximes, pour savoir comment ils doivent nous traiter ; bien déterminés à nous chasser aussi-tôt, s’ils les trouvent mauvaises. Ces six hommes qu’on a laissés pour nous servir, sont peut-être autant d’espions ; ils auront les yeux sur nous, et nous observeront sans cesse. Ainsi, pour peu que nous pensions au salut de nos âmes et de nos corps, conduisons-nous de manière à être en paix avec Dieu, et à trouver grâces aux yeux de cette excellente nation. »

Tous nos gens avoient été fort attentifs à mon discours ; il n’y eut parmi eux qu’une voix pour me remercier de ces salutaires avis ; tous m’assurèrent qu’ils ne perdroient pas un instant de vue cet avertissement, et me promirent de se conduire honnêtement, décemment, et de manière à ne pas choquer ce peuple généreux. Nous passâmes donc ces trois jours de retraite, dans la joie et la sécurité, attendant patiemment qu’ils fussent écoulés, et résignés à tout ce qu’on voudroit ensuite ordonner de nous. Dans ce temps si court, nous vîmes nos malades se rétablir avec une promptitude qui sembloit tenir du miracle.

Le quatrième jour, nous vîmes paroître un personnage que nous n’avions pas encore vu : son vêtement, assez semblable à celui de ce magistrat dont nous avons parlé d’abord, étoit aussi d’un bleu éclatant ; mais son turban étoit encore plus petit ; et l’on y voyoit une petite croix rouge à la partie supérieure : il avoit aussi une cravate de toile très fine[2]. En entrant, il s’inclina un peu, et ouvrit les bras en les étendant vers nous[3]. Nous le saluâmes à notre tour, mais d’un air beaucoup plus respectueux, et d’autant plus soumis que nous attendions de lui notre sentence de vie ou de mort. Il témoigna le désir de s’entretenir avec quelques-uns d’entre nous ; presque tous sortirent, et nous ne restâmes que six ; alors il nous parla ainsi :

« Je suis chrétien de religion, prêtre par état, et directeur de cette maison en titre d’office. Je viens donc vous offrir mes services que vous pouvez accepter et à titre d’étrangers et à titre de chrétiens, mais sur-tout au dernier titre. J’ai à vous annoncer des choses qui ne vous seront peut-être pas désagréables : l’état vous permet de faire ici un séjour de six semaines. Mais cette limitation ne doit point vous affliger ; cet ordre, dont je suis chargé, n’est rien moins que précis ; pour peu que vos affaires demandent plus de temps, je ne désespère pas d’obtenir pour vous un plus long délai. Je dois vous prévenir aussi que cet hospice des étrangers est une maison fort riche en ce moment, et qu’elle est fort en avance, par rapport à ses revenus qui se sont prodigieusement accumulés pendant les trente-sept dernières années, temps où il ne s’en est présenté aucun. Ainsi, vous ne devez avoir aucune inquiétude sur ce point ; l’état vous défraiera sans peine durant tout votre séjour ici, on ne plaindra pas cette légère dépense, et une telle considération ne vous fera pas accorder un seul jour de moins. Quant à vos marchandises, si vous en avez apporté, on s’en accommodera à des conditions qui vous seront avantageuses ; et vous aurez en retour, soit des marchandises du pays, soit de l’or ou de l’argent, à votre choix ; car, de vous payer d’une manière ou de l’autre, c’est ce qui nous est tout-à-fait indifférent. Si vous avez quelque autre demande à faire, ne craignez pas de témoigner vos moindres désirs, et soyez assurés qu’il ne vous sera fait aucune réponse qui puisse vous affliger. Je dois seulement vous avertir qu’aucun de vous, sans une permission spéciale, ne peut s’éloigner des murailles de cette ville, de plus d’un karan (un mille et demi). » Après nous être entre-regardés, dans l’admiration où nous étions d’un procédé si généreux, et vraiment paternel, nous répondîmes que les expressions nous manquoient pour le remercier dignement de la manière noble et délicate dont il nous prévenoit, en ne nous laissant rien à désirer : qu’il nous sembloit avoir dans ce pays un avantgoût de la beatitude éternelle ; attendu qu’après avoir été si long-temps entre la vie et la mort, nous nous trouvions actuellement dans une situation ou nous n’avions que des sujets de joie et d’espérance ; que nous nous conformerions avec toute la docilité possible à l’ordre qu’on nous donnoit ; quoique nous eussions tous un désir, aussi vif que naturel, de pénétrer un peu plus dans cette terre fortunée et vraiment sainte. Nous ajoutâmes que nous n’oublierions jamais, dans nos prières, le magistrat respectạble qui daignoit nous parler ainsi, ni la nation entière. Nous lui offrîmes, à notre tour, nos services, en le suppliant de disposer de nos persones et de tout ce que nous possédions. Il répondit qu’étant prêtre, il n’aspiroit qu’au prix qui convenoit à un prêtre ; savoir, à notre amour fraternel en retour du sien, et au salut de nos âmes et de nos corps. Après quoi il prit congé de nous, non sans verser quelques larmes de tendresse, et nous laissa dans des sentimens confus mais fort doux, de joie et de reconnoissance. Nous nous disions les uns aux autres, que nous avions débarqué sur une terre habitée par des anges, dont la bonté se manifestoit de jour en jour, et qui, en nous prévenant sur tout, nous procuroient des consolations auxquelles, avant notre arrivée, nous ne devions pas nous attendre, et dont alors nous n’avions pas même d’idée.

Le lendemain, vers dix heures du matin, le directeur reparut : après nous avoir salués, il nous dit d’un ton familier, qu’il venoit nous rendre visite ; et ayant demandé une chaise, il s’assit. Une dizaine d’entre nous s’assirent près de lui, les autres étant déjà sortis ou s’étant alors retirés par respect. Lorsque tout le monde se fut placé, il parla ainsi : « Dans cette île de Bensalem (car tel est son nom, dans notre langue), nous jouis » sons d’un avantage qui nous est particulier ; grâce à notre isolement, à la distance où nous sommes de toute autre terre, au secret qu’une loi formelle impose à nos voyageurs, et à la prudente réserve avec laquelle nous admettons les étrangers, nous connoissons la plus grande partie de la terre habitable, en demeurant nous-mêmes tout-à-fait inconnus aux autres nations. Ainsi, comme ce sont ordinairement les personnes les moins bien informées qui ont le plus d’informations à prendre, je crois que, pour rendre notre conversation plus intéressante, je dois plutôt me disposer à répondre à vos questions qu’à vous en faire. » Nous répondîmes que nous lui devions de très humbles remerciemens pour la liberté qu’il vouloit bien nous accorder à cet égard ; qu’en effet, nous pensions, d’après ce que nous avions déjà vu ou entendu, que rien ne devoit être plus intéressant pour nous que tout ce qui concernoit cet heureux pays : nous ajoutâmes qu’avant tout, ce qui nous intéresseroit le plus, nous qui avions le bonheur de nous trouver réunis avec eux, dans un lieu si éloigné des deux continens, et qui ne désespérions pas de l’être encore dans une meilleure vie, étant chrétiens comme eux, ce seroit de savoir comment, malgré cette distance où ils étoient de toute autre contrée, et les mers immenses qui les séparoient de celle où le Sauveur du monde s’étoit incarné et avoit donné sa loi, ce peuple avoit pu être converti au christianisme ; en un mot quel avoit été son Apôtre. À cette question son visage parut rayonnant de joie et de satisfaction. « Vous m’avez gagné le cœur, nous dit-il, en débutant avec moi par une telle question, elle prouve que vous mettez avant tout le royaume des Cieux : je me ferai donc un vrai plaisir de satisfaire d’abord à cette question.

» Environ vingt ans après l’Ascension de notre Sauveur, tout le peuple de Renfusa, ville située sur la côte orien » tale de cette île, aperçut, durant une nuit nébuleuse, mais calme, et à la distance d’environ un mille en mer, une grande colonne de lumière, non pas une pyramide, mais une vraie colonne, de forme cylindrique, qui, ayant pour base la surface des eaux, s’élevoit dans les airs à une hauteur prodigieuse ; elle étoit surmontée d’une croix lumineuse aussi, mais dont la lumière étoit beaucoup plus éclatante que celle de cette colonne. À ce spectacle si extraordinaire, tous les habitans accoururent sur le rivage. Après l’avoir admiré en silence, pendant quelque temps, ils se jetèrent dans des bateaux pour venir le considérer de plus près. Mais, lorsque ces bateaux en furent à trois ou quatre toises, ceux qui les montoient se sentirent tout à coup arrêtés, et il leur fut impossible d’avancer d’un pied de plus. Ils pouvoient, à la vérité, faire le tour, mais aucun ne pouvoit franchir cette distance. Ils prirent donc le parti de se ranger tous autour de la colonne, en formant une sorte d’amphithéâtre, tous occupés à considérer cet étonnant spectacle qu’ils regardoient comme un signe céleste. Dans un de ces bateaux se trouvoit par hazard un des sages dont est composée cette société que nous appelons la maison de Salomon. C’est une sorte d’académie ou d’institut qu’on peut regarder comme la lumière et l’œil de cet empire. Ce personnage ayant donc considéré pendant quelque temps, avec une religieuse attention, cette colonne et cette croix, se prosterna la face contre terre ; puis s’étant relevé et restant à genoux, il leva sa main vers les cieux, et leur adressa cette prière : Grand Dieu ! souverain maître de la terre et des cieux, dont la grâce infinie a accordé aux membres de notre ordre la faculté de connoître les ouvrages de la création, de pénétrer dans les plus profonds mystères de la nature et de démêler, autant que le comporte la foible intelligence des enfans des hommes, des vrais miracles d’avec les simples opérations de la nature, les productions de l’art et les prestiges de toute espèce, je certifie et je déclare à tout ce peuple ici assemblé, que ce spectacle qui s’offre à ses yeux est un vrai miracle, et qu’ici est ton doigt puissant : et comme la doctrine consignée dans nos livres nous apprend que tu n’opères jamais de tels prodiges, sans quelque fin utile, grande et digne de toi (les loix de la nature n’étant que tes propres loix dont tu ne t’écartes jamais que par de puissans motifs) ; nous te supplions humblement de nous rendre ce signe propice, de, nous en faire connoître le véritable sens, et de nous mettre ainsi en état d’en user d’une manière conforme à tes augustes intentions ; ce que tu sembles avoir daigné toi-même nous promettre en nous l’envoyant.

» À peine le sage eut-il prononcé cette prière, qu’il sentit son bateau se détacher et se mettre de lui-même en mouvement, quoique tous les autres demeurassent immobiles comme auparavant. Ayant donc pris cette facilité, qui n’étoit accordée qu’à lui pour une permission spéciale d’approcher, il donna ordre à ses rameurs de faire avancer le bateau doucement et en silence de la colonne. Mais, avant qu’il y fut arrivé, cette colonne, et la croix, dont elle étoit surmontée, se brisèrent en une infinité de morceaux tous lumineux, qui, se répandant peu à peu dans les airs, y parurent comme un ciel étoilé et disparurent presque aussi-tôt. À la place qu’avoit occupée la base de la colonne, on ne vit plus qu’une sorte de boîte ou de coffret, dont toute la surface étoit sèche, quoiqu’elle eût été en partie baignée par les flots. Sur la partie antérieure, je veux dire, sur celle qui étoit tournée vers le sage, parût tout à coup une branche de palmier, aussi verte et aussi fraîche que si elle eût végété. Le sage prit le coffret avec tout le respect dont tant de merveilles l’avoient pénétré ; et lorsqu’il l’eut déposé dans le bateau, il s’ouvrit de lui-même. On n’y trouva qu’un livre avec une lettre. Les caractères de l’un et de l’autre étoient tracés sur un parchemin très fin très éclatant et assez semblable à celui dont nous avons déjà parlé, le tout enveloppé dans une toile également fine. Ce volume contenoit tous les livres canoniques de l’ancien et du nouveau Testament, tels que vous les avez ; car nous n’ignorons pas quels sont les livres reçus dans votre église : l’Apocalypse même s’y trouvoit aussi. On y voyoit de plus certains livres faisant partie du nouveau Testament, mais qui n’avoient pas encore été écrits. Quant à la lettre elle étoit conçue en ces termes :

» Moi, Barthelemi, serviteur du très Haut et apôtre de Jésus-Christ j’ai été averti par un Ange, qui m’a apparu dans une vision glorieuse, de confier aux flots de l’océan ce coffret et ce qu’il contient ; je déclare et je certifie à tous les habitans de l’heureuse contrée au rivage de laquelle : abordera ce sacré dépot, que, dans ce jour-là même, le salut lui parviendra ; que ce livre et la loi qu’il manifeste, sera pour eux une source intarissable de paix et de volontés saintes ; c’est un don de Dieu le père et de Jésus-Christ son fils[4].

» Ce livre et cette lettre donnèrent lieu à un miracle non moins grand que le premier, et tout semblable à celui qui s’opéra lorsque les apôtres prêchant l’évangile pour la première fois à tant de nations diverses, furent également intelligibles pour toutes[5] ; car, quoique cette contrée alors, outre les naturels, fut habitée par des Juifs, des Perses et des Indiens ; cependant chacune de ces nations, en lisant ce livre et cette lettre, les entendit comme si l’un et l’autre eussent été écrits dans sa langue respective : Ainsi de même que les débris du genre humain avoient été conservés par l’arche de Noé, cette nation choisie fut préservée des illusions et de l’aveuglement des infidèles par ce coffret et ce qu’il contenoit ; en vertu du pouvoir apostolique et miraculeux de St. Barthelemi, évangélisant dans les parties les plus reculées de l’univers. »

Après ce début, le directeur fit une légère pause ; mais aussi-tôt on vint le demander, et il fut obligé de nous quitter ; ce qui mit fin à ce premier entretien.

Le lendemain, ce même personnage vint de nouveau nous rendre visite immédiatement après notre dîner, et nous fit ses excuses en disant : « Hier, une affaire qui est survenue, m’a obligé de vous quitter un peu brusquement ; mais je viens aujourd’hui pour m’en dédommager et pour passer le reste de la journée avec vous, si ma société et mon entretien ne vous sont pas désagréables. » L’un et l’autre, répondîmes-nous aussi-tôt, nous sont tellement agréables, que nous en perdons de vue tous les dangers dont nous avons été délivrés et tous ceux auxquels nous pourrons encore être exposés ; nous pensons même qu’une seule heure qui s’écoule avec vous est beaucoup mieux employée que toutes les années de notre vie passée. « À ce compliment, il s’inclina légèrement, et lorsque nous fûmes tous assis, il nous dit : « Nous sommes convenus hier que c’étoit à vous de me faire des questions et à moi d’y répondre. » Un d’entre nous, après avoir un peu hésité, lui dit : Qu’il y avoit en effet un point sur lequel nous aurions souhaité d’avoir quelque éclaircissement que nous lui aurions déjà demandé, si nous n’eussions craint qu’une question de cette nature ne lui parût indiscrète et trop hardie ; mais qu’un peu encouragés par cette bonté et cette indulgence dont il nous donnoit des preuves continuelles, nous nous déterminions enfin à la lui faire, en le suppliant d’avance, au cas qu’il ne la jugeât pas digne d’une réponse, de vouloir bien l’excuser, même en la rejetant. Nous avons très bien remarqué, continua-t-il, ce que vous nous faisiez l’honneur de nous dire hier, que cette heureuse contrée où nous sommes, est inconnue aux autres nations ; au lieu que vous connoissez toutes celles de l’univers, ce dont nous ne pouvons douter, en voyant que vous possédez les langues de l’Europe, et que vous êtes instruits de presque tout ce qui nous concerne. Quoique, nous autres européens, nonobstant les navigations de très long cours, et les immenses découvertes que nous avons faites dans ces derniers temps, nous n’ayons jamais entendu parler de votre île, au fond, notre étonnement, à cet égard n’est pas sans fondement. Car toutes les nations peuvent avoir connoissance les unes des autres, soit par les voyages que chacune fait dans les autres contrées, soit par les relations des étrangers qu’elle reçoit chez elle. Et quoique toute personne qui prend la peine de parcourir les autres pays, s’instruise beaucoup mieux sur ce qui les concerne, en voyant tout par ses propres yeux, qu’elle ne le pourroit faire par de simples relations en restant chez elle ; ces nations toutefois peuvent même, par ce dernier moyen, tout imparfait qu’il est, avoir quelque connoissance les unes des autres. Cependant nous n’avons jamais ouï parler d’aucun vaisseau qui, étant parti de cette île, ait abordé, soit à quelque côte de l’Europe, soit à celles des Indes orientales ou occidentales, ou qui, étant parti de ces mêmes contrées, y soit revenu, après avoir abordé à cette île ; mais ce n’est pas encore ce qui nous étonne le plus ; car la situation de cette île, qui est comme perdue au milieu d’une mer immense, peut être l’unique cause de cette différence. Mais comment, nous disions-nous, les habitans de cette île si éloignée de toutes les autres contrées, peuvent-ils avoir une si parfaite connoissance de nos langues, de nos livres, de nos affaires, de tout ce qui nous concerne ; voilà ce qui nous paroit inexplicable ; car cette faculté de voir les autres, en demeurant soi-même invisible, semble être réservée aux intelligences supérieures et aux puissances célestes. » À cette réflexion, le directeur sourit gracieusement, et nous dit : « Vous n’aviez pas tort, mes amis, de me faire un peu d’excuse, avant de hazarder une telle question, et la réflexion que vous y joignez ; car vous semblez croire que ce pays est habité par des magiciens qui envoient dans les autres contrées des esprits aériens, pour y prendre des informations sur tout ce qui s’y passe, et leur en rapporter des nouvelles. » Nous lui répondîmes avec toute la modestie et la soumission possible, en lui témoignant toutefois par notre air et notre contenance, que nous ne regardions son observation que comme un badinage ; que nous étions en effet très disposés à croire qu’il y avoit dans cette île quelque chose de surnaturel ; mais tenant plutôt de la nature des anges, que de celle des sorciers et des esprits infernaux ; mais que, pour lui déclarer sans détour notre pensée, le vrai motif qui nous avoit fait balancer à lui faire des questions de ce genre, étoit beaucoup moins cette prévention dont il parloit, que le souvenir de ce qu’il nous avoit dit la veille ; savoir : qu’une loi formelle de leur île imposoit à tous les habitans un rigoureux secret envers les étrangers. « Votre mémoire, mes amis, ne vous a pas trompés, répondit le directeur, cette loi existe en effet. Aussi, dans ce que j’ai à vous dire, serai-je obligé d’user de quelque réserve et d’omettre certaines particularités qu’il ne m’est pas permis de vous révéler ; mais j’en dirai du moins assez pour satisfaire votre discrète curiosité. »

« Vous saurez d’abord, mes chers amis, (le fait pourra vous paroître incroyable), qu’il y a trois mille ans, ou un peu plus, on entreprenoit des navigations de très long cours, plus fréquemment et avec plus de courage qu’aujourd’hui même. Ne croyez pas toutefois que j’ignore les grands accroissemens que l’art de la navigation a pris dans vos contrées, depuis environ cent vingt ans ; je sais parfaitement tout cela, et cependant je dis qu’alors il étoit porté à un plus haut degré : soit que l’exemple de cette arche qui, durant le déluge universel, avoit sauvé les débris du genre humain, eût inspiré aux hommes assez de confiance pour se hazarder sur les mers, soit par toute autre cause, quoi qu’il en puisse être, le fait est certain. Les Phéniciens, entre autres, et sur-tout les Tyriens, avoient alors de nombreuses et puissantes flottes : il en étoit de même des Carthaginois, une de leurs colonies, quoique leur ville principale fût située plus à l’ouest. Quant aux contrées orientales, les Égyptiens et les habitans de la Palestine étoient aussi grands navigateurs. Il en faut dire autant de la Chine et de la grande Atlantide, connue parmi vous sous le nom d’Amérique, qui aujourd’hui n’a plus que des jonques ou des canots ; mais qui alors avoit une multitude de vaisseaux de haut bord. Je lis aussi dans quelques-unes de nos histoires les plus authentiques, que notre île avoit, à cette époque dont je parle, quinze cents vaisseaux du premier rang. Vos histoires ne font aucune mention de tout cela, ou n’en parlent que bien peu ; mais ce sont pour nous autant de faits constatés. »

« Vers le même temps, cette île étoit connue de toutes les nations dont nous venons de parler, et dont les vaisseaux y abordoient sans cesse. Et comme il arrive ordinairement, dans ces vaisseaux se trouvoient aussi des individus originaires d’autres contrées situées plus avant dans les terres ; par exemple, des Perses, des Chaldéens, des Arabes, etc. en sorte que toutes les nations alors puissantes et renommées se rendoient dans nos ports. C’est même de là que tirent leur origine plusieurs familles et même plusieurs tribus encore subsistantes parmi nous. Quant à nos propres vaisseaux, ils faisoient voile dans toutes sortes de directions, les uns passant par ce détroit que vous appelez les colonnes d’Hercule, se rendoient dans les ports de la méditerranée ; d’autres dans ceux de la mer atlantique ou de la baltique, etc. quelques-uns même remontoient jusqu’à Pékin, aujourd’hui appellée Cambales, dans la langue des Chinois ; d’autres enfin alloient à Quince, ville située sur la côte de l’est, non loin des confins de la Tartarie orientale : »

« Vers ce même temps encore et un siècle après, ou un peu plus, les habitans de la grande Atlantide étoient dans la plus éclatante prospérité. Cependant je ne vous citerai point cette description et cette relation d’un personnage célèbre parmi vous, et qui prétendoit que les descendans de Neptune s’établirent dans cette contrée dont nous parlons. Je ne vous dirai rien de leur principale ville, du temple, ni du palais superbe qu’on y admiroit, ni de cette montage sur laquelle il étoit bâti, ni de ce fleuve immense et navigable qui, en faisant autour de cette montagne une infinité de révolutions, environnoit ce temple et cette ville, comme une sorte de ceinture ou de collier ; ni enfin de cette magnifique rampe, par laquelle on montoit à cette ville fameuse. Toute cette relation ne me paroissant qu’un tissu de fables et de fictions poétiques ; mais la vérité est que, dans cette Atlantide, soit au Pérou, alors connu sous le nom de Coya, soit au Mexique, alors appellé Tyrumbel, se trouvoient, dans le temps dont je parle, deux états puissans et renommés par leurs armes, leurs flottes et leurs richesses ; états tellement puissans, que, dans um même temps, ou tout au plus dans l’espace de dix ans, ils entreprirent deux grandes expéditions, les Péruviens ayant traversé la mer atlantique, pour aller attaquer l’Europe[6] ; et les Mexicains, ayant tourné vers notre île, en traversant la mer du Sud. Quant à la première de ces deux expéditions, qui fut contre l’Europe, il paroît que cet auteur, dont je viens de parler, tira quelques lumières sur ce sujet de la relation du prêtre Égyptien qu’il cite dans la sienne ; mais il n’est pas douteux que cette double expédition n’ait eu lieu : mais fût-ce le peuple Athénien (je ne parle ici que des plus anciens habitans de l’Attique), qui eut la gloire de les réprimer et de les vaincre ? c’est ce que je ne puis décider ; tout ce que je sais et qu’on peut regarder comme certain, c’est que cette expédition fut fort malheureuse, et qu’il n’en revint pas un seul vaisseau, pas même un seul individu. L’autre expédition se seroit terminée par une semblable catastrophe, si les Mexicains ne s’étoient adressés à des ennemis infiniment plus humains ; car le roi de cette île, nommé Altabis, prince plein de sagesse et guerrier consommé, ayant bien comparé ses forces avec celles de ses ennemis, prit si bien ses mesures, dès qu’ils furent débarqués, qu’étant parvenu à séparer leur armée de terre d’avec leur flotte, à l’aide d’une flotte et d’une armée beaucoup plus nombreuses, il prit l’une et l’autre comme dans un filet, et les ayant forcées à se rendre tous à discrétion, n’exigea d’eux d’autre condition que celle de promettre avec serment de ne jamais porter les armes contre lui, et les renvoya ensuite, sans leur faire aucun mal. Mais la Divinité prit soin elle-même de le venger et d’infliger le châtiment dû à cette ambitieuse et injuste expédition ; car dans l’espace d’un siècle tout au plus, la grande Atlantide fut totalement détruite, non par un grand tremblement de terre, comme le prétend l’auteur cité, ce qui seroit d’autant moins croyable, que toute cette contrée y est peu sujette ; mais par un déluge particulier, en un mot, par une vaste inondation ; ce qui est beaucoup plus vraisemblable, vu que, dans cette contrée, on voit encore aujourd’hui des fleuves beaucoup plus grands dans toute autre partie du monde, ainsi que des montagnes très élevées d’où les eaux peuvent avoir beaucoup de chute et se répandre au loin. À la vérité, durant cette inondation, les eaux ne s’élevèrent pas excessivement ; leur hauteur, en quelques endroits, n’ayant été que d’environ quarante pieds au dessus de leur niveau ordinaire. Ainsi, quoique, généralement parlant, elle ait détruit et les hommes et les animaux terrestres, cependant quelques sauvages trouvèrent moyen d’échapper à ce fléau, Les oiseaux se sauvèrent aussi sur les arbres les plus élevés. Quant aux hommes, quoiqu’en plusieurs lieux, ils ne manquassent pas d’édifices dont la hauteur excédoit de beaucoup la profondeur des eaux ; cependant, comme cette inondation fut de très longue durée, ceux mêmes d’entre les habitans des terres basses, qui n’avoient été noyés, ne laissèrent pas pas de périr faute d’alimens et d’autres choses nécessaires à la vie. Ainsi nous ne devons plus être étonnés de voir le continent de l’Amérique si mal peuplé, et habité par des hommes aussi féroces qu’ignorans. Les habitans de cette partie du monde étant un peuple nouveau, et plus nouveau, de mille ans au moins, que tous les autres ; car tel fut au moins le temps qui s’écoula entre le déluge universel et cette inondation particulière. Quant aux restes de cette race infortunée, ils se réfugièrent sur les montagnes et peuplèrent ensuite peu à peu les régions plus basses. Ce peuple sauvage et grossier, n’étant nullement comparable à Noé et à ses enfans, qui étoient une famille choisie dans tout l’univers, ils ne purent laisser à leur postérité des arts, des sciences, des connoissances, de l’urbanité, etc. Sur ces montagnes, où ils firent d’abord leur demeure et où régnoit un froid rigoureux, ils n’eurent d’abord d’autres vêtemens que des peaux de tigres, d’ours, de chèvres à longs poils, etc. les seuls qu’ils pussent trouver dans ces lieux élevés. Puis, lorsqu’ils descendirent dans les vallées et les plaines, où régnoient des chaleurs insupportables, ne sachant pas encore se faire des vêtemens plus légers, ils furent forcés d’aller nus ; et ils en contractèrent l’habitude, qui existe encore aujourd’hui parmi leurs descendans. Ils aimoient seulement à se parer de plumes éclatantes ; goûts qu’ils tenoient de leurs ancêtres, qui furent excités à préférer ce genre d’ornement à tout autre, par la vue de cette multitude infinie d’oiseaux qu’ils trouvoient sur ces lieux élevés, et qui s’y étoient réfugiés comme eux, tandis les terres basses étoient inondées. Ainsi, vous voyez que ce fut par les suites naturelles et nécessaires de cette grande et terrible catastrophe, que nous cessâmes de trafiquer avec les nations américaines, celles de toutes les nations de l’univers avec lesquelles nous avions le plus de commerce, à cause de la proximité même où nous sommes de leur continent. Quant aux autres parties du monde, on conçoit plus aisément que l’art de la navigation dut y décliner et s’y perdre presque entièrement par différentes causes, telles que des guerres fréquentes, ou les vicissitudes, qui sont le naturel et simple effet du temps. On renonça surtout aux voyages de long cours, faute de vaisseaux propres pour un tel dessein ; les galères, et autres bâtimens de ce genre, dont on faisoit alors usage, ne pouvant résister à la violence des flots de l’océan. Vous voyez actuellement pourquoi et comment ce genre de communication que les autres nations pouvoient, dans ces temps si anciens, avoir avec nous, cessa tout-à-fait d’avoir lieu ; à l’exception, toutefois, de certains accidens assez rares, et semblables à celui qui vous a amenés ici. Quant à l’interruption de ce genre de correspondance que nous pouvions avoir avec les autres nations, en nous rendant nous-mêmes chez elles, elle eut une autre cause que je dois aussi vous faire connoître ; car je ne vous dissimulerai pas que nos flottes, soit pour la multitude, la grandeur et la force des bâtimens, le nombre des matelots, l’habileté des pilotes, et, en général, pour tout ce qui concerne la navigation, ne soient aujourd’hui au moins égales à celles que nous avions autrefois : mais pourquoi, avec de si grands moyens pour nous porter en tous lieux, avons-nous pris le parti de rester chez nous ? c’est ce qu’il s’agit de vous expliquer ; et lorsque je vous aurai donné ce dernier éclaircissement, alors enfin, j’aurai pleinement satisfait à la plus importante de vos questions. »

« Il a environ 1900 ans, cette île étoit gouvernée par un prince dont nous révérons la mémoire, presque jusqu’à l’adoration ; non par un enthousiasme superstitieux, mais parce que ce grand personnage, quoique mortel, fut pour nous l’instrument de la Divinité. Nous le regardons comme le législateur de cet empire ; son nom étoit Salomon. Il eut (s’il m’est permis d’employer le langage des saintes Écritures), un cœur d’une immense latitude, et qui étoit une source intarissable de vertus, non moins active que pure. Il fut tout entier à son peuple, et n’eut d’autre désir que celui de le rendre heureux. Le roi, dis-je, considérant que cette île, qui a 5 600 milles (environ 1900 lieues de tour), et dont le sol étoit, dans presque toutes ses parties, d’une rare fertilité, étoit une terre vraiment substantielle, n’avoit nullement besoin des étrangers, et pouvoit se suffire à elle-même ; considérant de plus, que tous les vaisseaux appartenant à cet état, pouvoient être utilement employés, soit à la pêche, soit à de petites navigations de port en port (au cabotage), soit enfin à de courts voyages aux îles de sa dépendance ; considérant, enfin, l’état heureux et florissant où se trouvoit cet empire ; état si heureux et si parfait, qu’il y avoit mille moyens pour le changer en pis, contre un seul, tout au plus, pour le changer en mieux ; il pensa que, pour mettre le comble aux grandes choses qu’il avoit faites, et donner toute la perfection possible à ses institutions, toutes dirigées par des vues héroïques et élevées, il ne lui restoit plus qu’à prendre de justes mesures pour les perpétuer, autant, du moins, que le comportoit la prévoyance humaine. En conséquence, parmi les loix fondamentales de cet état, il en établit quelques-unes dont l’objet spécial étoit d’éloigner de l’île tous les étrangers qui, même après le malheur de l’Amérique, se rendoient encore en grand nombre dans nos ports ; statuts dont le but étoit de prévenir de dangereuses innovations, et toute altération dans la pureté de nos mœurs. Je sais que les Chinois ont aussi une loi expresse qui défend aux étrangers de s’introduire chez eux, sans une permission spéciale ; loi qui subsiste encore aujourd’hui : mais c’est une disposition pitoyable, et qui n’a abouti qu’à faire des Chinois une nation curieuse, ignorante, timide et inepte[7]. Le statut de notre législateur fut dirigé par un esprit bien différent, et adouci par le plus heureux tempérament. Car, en premier lieu, il respecta tous les droits de l’humanité ; et il eut soin d’assurer, par une fondation expresse, des secours à tous les étrangers qui se trouveroient dans la détresse : c’est ce dont vous avez fait vous-mêmes l’épreuve, mes chers amis. » À cette observation du directeur, nous nous levâmes tous · et nous inclinâmes respectueusement, comme nous le devions. Il continua ainsi : « Ce prince, dis-je, qui vouloit concilier les droits de l’humanité avec les précautions de la politique, pensa que ce seroit déroger aux loix de la première, que de retenir les étrangers malgré eux, et pécher contre les règles de la dernière, que de souffrir que ces étrangers, après avoir observé de fort près l’état de cet empire, allassent le découvrir aux autres nations, statua, en conséquence, que tous ceux d’entre les étrangers, auxquels on auroit permis de descendre à terre, resteroient maîtres de quitter cette île, au moment où ils le voudroient ; mais que ceux qui témoigneroient un désir formel de s’y établir, y recevroient un traitement fort avantageux, et qu’on pourvoiroit à leur subsistance pour leur vie entière : en quoi notre législateur eut des vues si étendues et si justes, que depuis l’époque où cette loi si sage fut établie, on n’a jamais vu un seul vaisseau retourner dans son pays ; mais tout au plus, treize individus en différens temps, qui ont pris ce parti, et auxquels on a donné pour cela des batimens du pays même. J’ignore ce que ce petit nombre d’individus, qui ont voulu retourner dans leur patrie, ont pu y rapporter à notre sujet ; mais on peut présumer que toutes leurs relations auront été regardées comme autant de rêves. Quant aux voyages que nous aurions pu faire dans les autres contrées, notre législateur a jugé nécessaire d’y mettre les plus grandes restrictions ; précautions qu’on n’a pas prises à la Chine ; car les vaisseaux chinois vont par tout où ils veulent, ou peuvent aller : ce qui prouve que cette loi, par laquelle ils interdisent aux étrangers l’entrée dans leurs ports, est une loi dictée par la crainte et la pusillanimité. Mais cette défense de notre législateur n’est pas sans exception ; et celle qu’il y a mise est vraiment digne de lui ; car elle a le double avantage de nous mettre en état de profiter des lumières des autres nations, en communiquant avec elles, et de nous préserver des inconvéniens ordinairement attachés à une telle communication. Mais comment s’y est-il pris pour parvenir à ce double but ? c’est ce qu’il s’agit actuellement de vous expliquer. Ces détails, à la première vue, pourront vous paroître une sorte de digression ; mais, en attendant quelque peu, vous reconnoitrez qu’ils ont une étroite relation avec notre objet. Vous saurez donc, frères et amis, que parmi les institutions de notre législateur, la plus admirable et la plus utile, fut celle d’un ordre, ou d’une société, appelée parmi nous la société de Salomon : nous la regardons comme la lumière et le flambeau de cet empire. Elle est spécialement consacrée à la contemplation et à l’étude des œuvres de la divinité ; en un mot, de toute la création. Quelques-uns de nos savans pensent que le nom de cette société n’est autre que celui même du fondateur, mais un peu corrompu, et que son premier nom étoit : maison de Salomon. Mais, dans nos archives les plus authentiques, nous le trouvons écrit précisément comme nous le prononçons aujourd’hui ; ce qui me fait présumer que le non de cet institut n’est autre que celui de ce grand roi des Hébreux, si illustre parmi vous, et qui est d’autant moins étranger pour nous, que nous avons certaines parties de ses ouvrages qui sont totalement perdus pour vous ; nommément cette histoire naturelle, où il traitoit de toutes les plantes, depuis le cèdre qui s’élève sur le Mont-Liban, jusqu’à l’hyssope qui croît sur les murailles, et de tout ce qui a vie et mouvement : ce qui me porte à penser que notre législateur trouvant, dans ses propres sentimens et ses propres desseins, beaucoup d’analogie avec ceux de ce roi des Juifs, voulut décorer du nom de ce grand prince, comme d’un titre, sa noble et généreuse institution, (conjecture d’autant plus probable, que, dans nos archives les plus antiques, cet ordre, ou cet institut, est appelé tantôt institut de Salomon, tantôt l’institut des œuvres des six jours ; notre excellent prince ayant, selon toute apparence, appris des Hébreux mêmes, que Dieu créa ce monde, et tout ce qu’il contient, dans l’espace de six jours) ; et qu’en conséquence, cet excellent prince ayant spécialement consacré cet ordre à la découverte de la nature intime des choses, dans la double vue d’exciter de plus en plus ses heureux sujets à rendre hommage au grand Être qui a formé l’univers, et à les mettre de plus en plus à portée d’user de ses bienfaits, crut devoir attacher aussi à cet institut, le second de ces deux noms. Mais, pour revenir à notre principal objet, vous saurez que notre législateur, après avoir interdit à son peuple toute navigation dans les autres contrées qui ne faisoient pas partie de cet empire, statua en même temps que, de douze en douze ans, on expédieroit de cette île deux vaisseaux pour les différentes contrées successivement ; que chacun de ces vaisseaux porteroit trois frères, ou membres de la maison de Salomon, dont la mission n’auroit d’autre but que celui de nous procurer des lumières sur les affaires et la situation des autres états ; mais spécialement sur tout ce qui pouvoit concerner leurs sciences, leurs arts, leurs manufactures et leurs inventions ; qu’en conséquence, ils auroient ordre d’apporter des livres, des instrumens et des modèles en tous genres, afin de nous mettre en état de profiter des connoissances acquises dans l’univers entier[8] ; que les deux vaisseaux, après avoir mis à terre les six missionnaires, reviendroient aussi-tôt, et que ces personnages demeureroient dans les pays étrangers jusqu’à ce ce que six autres vinssent les relever ; que ces deux vaisseaux n’auroient d’autre cargaison, qu’une grande quantité de vivres, et une forte somme d’argent qui seroit à la disposition des missionnaires, soit pour acheter tout ce qu’ils croiroient utile à leur patrie, soit pour récompenser dignement ceux qui leur auroient procuré, ou des choses utiles et ostensibles, ou, en général, de nouvelles connoissances[9]. Mais, quelles mesures prend-on pour que les marins de l’ordre inférieur ne soient pas découverts lorsqu’ils sont obligés de débarquer ? De quelles nations, ceux qui doivent rester à terre pendant un certain temps, prennent-ils les noms et les vêtemens, pour se déguiser ? Quelles contrées ont été jusqu’ici désignées aux missionnaires, et quelles autres contrées sont les lieux de rendez-vous pour les missionnaires ultérieurs ? et mille autres circonstances et détails de cette espèce qui appartiennent à la pratique, et sont autant de points sur lesquels je ne dois pas vous instruire ; et vous êtes vous-mêmes trop discrets, mes chers amis, pour exiger de moi de tels éclaircissemens. Quoi qu’il en soit, vous voyez que notre commerce avec les autres nations n’a point pour but l’acquisition de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, des étoffes de soie, des épices, ni d’autres semblables commodités ou babioles, toutes choses matérielles et indignes de nous ; mais seulement celle que l’auteur de toutes choses daigna créer la première ; laquelle donc ? la lumière ; ô mes chers amis ! la lumière, dis-je ; la lumière seule, que nos généreux missionnaires vont recueillant soignensement dans tous les lieux où ils la voient briller, et pour ainsi dire, germer[10]. Le directeur, après avoir prononcé ces paroles d’un ton affectueux, garda le silence, en quoi nous l’imitâmes ; nos langues étant comme liées par l’admiration qu’avoit excitée en nous son discours, où nous voyons d’ailleurs une sincérité qui ne nous laissoit plus aucun doute sur tout ce qu’il venoit de nous dire ; pour lui, voyant que nous avions encore quelque chose à lui dire, et que nous avions quelque peine à trouver des expressions, il nous tira d’affaire en nous faisant d’obligeantes questions sur notre voyage, sur nos intérêts, sur nos desseins. Il finit par nous conseiller amicalement de délibérer entre nous, pour déterminer nous-mêmes le temps de notre séjour dans l’île. Il ajouta que nous ne devions avoir aucune inquiétude à ce sujet, et qu’il se flattoit d’obtenir pour nous, du gouvernement, tout le temps que nous pourrions souhaiter : alors nous nous levâmes tous, et nous nous avançâmes pour baiser le pan de sa robe ; mais il ne voulut pas le souffrir, et aussi-tôt il prit congé de nous. Quand nos gens apprirent que l’état donnoit un traitement fort avantageux à ceux d’entre les étrangers qui vouloient rester dans l’île, et s’y établir, il ne fut pas facile de les engager à avoir encore soin du vaisseau ; ils vouloient tous aller, sur-le-champ, trouver les magistrats de cette ville, pour leur demander l’établissement. Cependant, à force d’instances et de représentations, nous parvînmes à réprimer un peu leurs désirs à cet égard ; et nous les engageâmes à attendre que nous pussions délibérer tous en commun, pour choisir le meilleur parti, et nous fixer tous à une même résolution.

Dès ce moment, nous nous regardâmes comme libres, et nous n’eûmes plus aucune crainte pour l’avenir. Nous vivions fort agréablement, parcourant la ville pour y voir ce qui méritoit d’être vu, ainsi qu’une partie des environs, sans passer, toutefois, les limites qui nous avoient été prescrites. Nous fîmes connoissance avec plusieurs habitans, dont quelques-uns étoient des personnages de quelque distinction. Tous nous accueilloient avec des manières si franches et si affectueuses, qu’ils sembloient disposés à recueillir dans leur sein d’infortunés étrangers ; accueil qui nous faisoit presque oublier ce que nous avions de plus cher dans notre patrie. Nous trouvions à chaque instant, dans cette ville, des objets dignes de notre attention, et qui nous paroissoient toujours nouveaux. Certes, s’il est un pays qui mérite de fixer les regards d’un observateur, c’est celui où nous étions alors. Un jour deux d’entre nous furent invités à voir une fête, appelée dans la langue du pays la fête de la famille ; fête où tout respire la piété la plus tendre, les plus doux sentimens de la nature, et la bonté intime qui fait le vrai caractère de cette heureuse nation. Voici quels sont le sujet et la forme de cette auguste cérémonie : tout homme qui vit assez long-temps pour voir trente individus, tous issus de lui, tous vivans, et tous au dessus de l’âge de trois ans, a droit de donner cette fête, dont le trésor public doit faire tous les frais. Deux jours avant cette fête, le père, ou le chef de la famille, appelé, dans la langue du pays, le Tirsan, invite trois de ses amis, à son choix, à le venir trouver. Le gouverneur de la ville, du bourg, en un mot, du lieu où la fête doit être célébrée, l’honore aussi de sa présence ; et tous les individus de la famille (des deux sexes indistinctement) sont tenus de se rendre auprès de lui. Ces deux jours sont employés par le Tirsan à délibérer sur tout ce qui peut être utile à cette famille. S’il y a entre eux quelque procès, quelque mésintelligence, on y met fin : si quelque individu de la famille est réduit à l’indigence, ou affligé de quelque autre malheur, on pourvoit à sa subsistance, ou on lui donne tout autre de genre secours dont il peut avoir besoin : s’il y a quelques sujets vicieux et adonnés à l’oisiveté, ou à tout autre genre de vie répréhensible, il essuie une réprimande dans cette assemblée ; il y encourt une censure formelle. On s’y occupe aussi d’établir les filles nubiles, de diriger ceux qui sont en âge de prendre un état, sur le choix du genre de vie qu’ils doivent embrasser. Enfin, l’on donne, sur ces différens points, tous les ordres ou les avis nécessaires. Le gouverneur s’y trouve présent, afin d’appuyer de son autorité les décrets du Tirsan, et d’en assurer l’exécution ; précaution toutefois qui est rarement nécessaire, tant. cette nation sait respecter l’ordre de la nature, et est disposée à cette déférence qu’elle inspire pour la vieillesse, De plus, le Tirsan, parmi les mâles issus de lui, en choisit un qui devra désormais habiter et vivre continuellement avec lui ; et qui, dès ce moment, prend le nom d’enfant de la vigne, qu’il doit toujours porter dans la suite. On verra ci-après la raison de cette dénomination et de ce titre. Le jour même de la fête, le Tirsan, après la célébration de l’office divin, s’avance sur une place spacieuse qui est devant le temple, et destinée à la cérémonie. À l’extrémité de cette place, la plus éloignée du temple, est un endroit où le terrein est un peu relevé, et où l’on monte par une seule marche. Là, près de la muraille, se trouve un fauteuil devant lequel est une table couverte d’un tapis. Au dessus de ce fauteuil est un dais, en grande partie composé de lierre, un peu plus blanc que le notre, et dont la feuille, qui a quelque analogie avec celle du peuplier, connu en Angleterre sous le nom de peuplier argenté, a encore plus d’éclat  ; lierre qui conserve sa verdeur durant tout l’hiver. Ce dais est aussi, en partie, formé de fils d’argent et de fils de soie de différentes couleurs, qui servent à maintenir ensemble les branches du lierre. C’est ordinairement l’ouvrage des filles de cette famille ; ce dais est recouvert d’un réseau délié de soie et d’argent ; mais le corps du dais est proprement de lierre. Lorsqu’il est ôté et défait, les amis de la famille se font gloire d’en emporter quelques branches, et de les garder, Au moment où le Tirsan sort du temple, il est accompagné de toute sa ligne descendante ; les mâles marchant devant lui, et les femmes à sa suite. Lorsque l’individu dont cette nombreuse lignée est issue, est de l’autre sexe, alors cette femme se place à la droite du fauteuil, dans une espèce de tribune un peu élevée, et ayant une trappée sur le devant, une porte secrète, et une fenêtre garnie de carreaux de verre, dont le chassis est orné de moulures et de sculptures, en partie dorées, et en partie peintes en bleu. C’est de là qu’elle voit toute la cérémonie sans être vue elle-même. Lorsque le Tirsan est arrivé près du fauteuil, il s’y assied ; et alors tous les individus de la famille se rangent près de la muraille, les uns près de lui, les autres sur les côtés de la terrasse, dans l’ordre marqué seulement par leur âge et sans aucune distinction de sexe, mais tous se tenant debout. Lorsqu’il est assis, toute la place se trouve remplie d’un peuple nombreux, mais sans bruit et sans confusion. On voit paroître, quelque temps après, à l’autre extrémité de cette place, un Taratare, gui est une espèce de Héraut, ayant à ses côtés deux jeunes garçons, dont l’un porte un rouleau de ce parchemin jaune et luisant dont nous avons parlé, et l’autre une grappe de raisin toute en or et ayant une queue fort longue. Le Héraut et les deux jeunes garçons portent des manteaux de satin bleu, ou tirant sur le verd de mer ; mais celui du Héraut est broché, et se termine par une longue queue. Alors le Héraut, après avoir fait trois saluts profonds, s’avance vers la terrasse ; puis il prend en main le rouleau de parchemin. Ce rouleau est une charte royale, contenant l’octroi d’une pension que le prince accorde au père de famille, avec d’autres concessions, privilèges, exemptions ou marques d’honneur. On y voit toujours cette suscription en forme d’adresse : À tel, etc. notre bien-aimé et notre créancier ; formule qu’on n’emploie jamais que pour ce seul cas : car, selon eux, le prince n’est vraiment redevable qu’à ceux qui propagent et étendent la race de ses sujets.

L’empreinte du sceau apposé à cette charte est l’effigie même du roi, gravée en or et de relief. Or, quoique cette charte soit expédiée d’office, et comme de droit, cependant on ne laisse pas d’en varier le style à volonté, et à raison de la dignité de la famille, du nombre de ses membres, etc. Le Héraut lit cette charte à haute voix, et, pendant cette lecture, le père, ou le Tirsan, se tient debout, étant soutenu par deux de ses enfans qu’il a choisis ad hoc. Puis le Héraut montant sur la terrasse, lui remet en main la charte, et alors s’élèvent jusqu’aux cieux cent mille voix, qui font entendre ce cri d’allégresse, parti de tous les cœurs : heureux, mille fois heureux, les peuples de Bensalem ! Ensuite le Héraut prend des mains de l’autre enfant la grappe de raisins, dont le pédicule, ainsi que les grains, sont d’or, comme nous l’avons dit : mais ces grains sont colorés avec beaucoup d’art. Lorsque le nombre des mâles, dans cette famille, est le plus grand, ils sont teints d’une couleur purpurine, et portent à leur sommet la figure du soleil ; mais si c’est celui des individus de l’autre sexe qui l’emporte, ils sont alors d’un verd tirent un peu sur le jaune, et portent à leur sommité, un petit croissant. Le nombre de ces grains égale ordinairement celui des individus de cette famille. Le Héraut porte aussi cette grappe au Tirsan, qui la remet à celui de ses enfans qu’il a choisi précédemment pour vivre toujours avec lui, et qui devra dans la suite, chaque fois que le chef de la famille paroîtra en public, la porter devant lui, comme une marque d’honneur : et telle est la raison pour laquelle il est appelé l’enfant de la vigne. Lorsque la cérémonie est achevée, le Tirsan se retire, et quelque temps après revient pour dîner ; repas où il est seul, assis dans le même fauteuil, et sous le dais, comme auparavant. Jamais aucun de ses enfans, quel que puisse être son rang ou sa dignité, ne mange avec lui, à moins qu’il n’ait l’honneur d’être membre de l’institut de Salomon. À table, il n’est servi que par ses propres enfans ; savoir : les mâles qui, en s’acquittant de ce devoir, se tiennent à genoux[11], tandis que les femmes de cette famille restent debout et appuyées contre la muraille[12]. Toute cette partie de la place qui est plus basse que la terrasse, est couverte à droite et à gauche de tables où mangent les personnes que le Tirsan a invitées, et qui sont servies avec autant d’ordre de décence. Sur la fin du repas, qui, dans les plus grandes solemnités, ne dure jamais plus d’une heure et demie, on chante un hymne, dont les paroles varient au gré du génie de l’auteur qui l’a composé, car ils ont d’excellens poëtes ; mais le sujet de cet hymne est toujours l’éloge d’Adam, de Noé et d’Abraham ; trois personnages, dont les deux premiers peuplèrent le monde, et dont le dernier fut le père des croyans. Cet hymne se termine toujours par des actions de graces rendues à la Divinité pour la naissance du Sauveur ; naissance par laquelle toutes les générations humaines furent bénies. Après le dîner, le Tirsan se retire une seconde fois, et se plaçant dans un endroit désigné, où il reste seul, il y fait une courte prière puis il revient une troisième fois pour bénir tous ses descendans, qui alors sont debout, et rangés autour de lui, comme ils l’étoient dans la cérémonie qui a précédé. Il les appelle tous un à un, et selon l’ordre qu’il lui plaît, en changeant toutefois rarement celui de leur âge ; chaque individu appelé (la table étant alors ôtée) se met à genoux devant le Tirsan, qui lui fait l’imposition des mains, en prononçant cette formule consacrée : fils ou fille de Bensalem, écoute ma parole, celle de l’homme par lequel tu respires et jouis de la lumière ; que la bénédiction du père de la vie, du prince de paix et de la colombe sacrée, reposant sur toi, multiplie les jours de ton pélérinage, et les rende tous heureux. Il parle aussi à chacun d’eux ; après quoi, s’il se trouve quelques sujets de talens distingués, ou d’une éminente vertu (sujets toutefois dont le nombre ne doit pas excéder celui de deux) ; il les appelle une seconde fois, puis posant sa main vénérable sur leurs épaules, tandis qu’ils se tiennent debout devant lui, il leur dit d’un ton affectueux : votre naissance, ô mes enfans ! fut pour moi, pour tout Bensalem, un présent de la Divinité ; c’est à elle que vous devez tout ce que vous êtes, et qu’il faut en rendre grâces : allez en pair ; mes chers enfans, et persévérez jusqu’à la fin. Il ne les congédie qu’après avoir délivré à chacun d’eux une sorte de bijou, ayant la forme d’un épi de bled, que dans la suite ils devront toujours porter sur le devant de leur turban ou de leur coëffure. À cette dernière cérémonie succèdent la musique, les danses et autres genres de divertissemens particuliers à cette nation, ce qui dure tout le reste du jour. Tel est l’ordre de cette fête aussi auguste qu’attendrissante.

Quelques jours après la célébration de cette fête, je fis connoissance avec un marchand de cette ville, appelé Joabin, liaison qui devint ensuite très étroite. Il étoit Juif et circoncis ; car ils ont encore parmi eux quelques familles ou tribus, originaires de cette nation, établies depuis long-temps dans cette île, et auxquelles ils laissent une entière liberté, par rapport à la religion ; ce qu’ils font d’autant plus volontiers, que ces Juifs de Bensalem sont d’un tout autre caractère, et animés d’un tout autre esprit que ceux des autres parties du monde ; car on sait que les autres Juifs détestent jusqu’au nom de chrétien ; qu’ils ont une haine secrète et invétérée pour les nations chez lesquelles ils vivent, et une disposition continuelle à leur nuire ; au lieu que ceux-ci donnent au Sauveur du monde les qualifications les plus relevées, et sont tendrement attachés aux habitans de Bensalem. Par exemple, ce Juif même dont je parle, reconnoît habituellement que le Christ étoit né d’une Vierge, et qu’il étoit d’une nature supérieure à l’humanité. Il prétendoit que Dieu l’avoit mis à la tête de ces Séraphins qui environnent son trône. Ils l’appelloient la voie lactée, l’Élie du Messie, et lui déféroient une infinité d’autres titres semblablęs ; toutes qualifications qui étoient sans doute fort au dessous de celles qui conviennent à la divine Majesté du Sauveur, mais pourtant d’un style beaucoup plus supportable que celui dont les autres Juifs usent ordinairement en parlant du Christ. Quant aux habitans de Bensalem, ils ne tarissoient pas sur leur éloge ; il auroit même voulu (d’après la tradition de je ne sais quels Juifs établis dans l’île) nous persuader que ce peuple étoit aussi issu d’Abraham, mais par un autre fils qu’ils appelloient Nachoran ; que Moyse, par je ne sais quelle science occulte et cabalistique, avoit établi les loix pleines de sagesse qui gouvernoient cette île ; qu’à l’avènement du vrai Messie, et lorsqu’il siégeroit sur son trône, dans Jérusalem, le roi de Bensalem seroit assis à ses pieds, tandis que tous les autres potentats seroient obligés de se tenir éloignés. Mais en laissant de côté tous ces rêves judaïques, ce Juif qui me parloit ainsi, étoit au fond un personnage savant, d’une prudence consommée, et parfaitement instruit des loix et des coutumes du pays où nous étions. Dans un de nos entretiens, je lui témoignai la vive impression qu’avoit faite sur moi la description de cette fête appelée la fête de la famille, qu’ils célébroient de temps en temps, et à laquelle deux d’entre nous avoient été invités ; lui assurant que je n’avois jamais ouï parler d’aucune cérémonie où les plus respectables et les plus doux sentimens de la nature présidassent d’une manière plus marquée et comme la propagation des familles est une conséquence naturelle de l’union conjugale, je le priai d’entrer avec moi dans quelques détails sur les loix et les coutumes qu’ils observoient par rapport au mariage, et de m’apprendre s’ils étoient fidèles à cette union si sainte ; s’ils se contentoient d’une seule épouse ; car, ajoutai-je, les nations aussi jalouses de favoriser la population que celle-ci semble l’être tolèrent ordinairement la polygamie. À toutes ces questions, il me fit la réponse suivante : « ce n’est pas sans raison, mon cher ami, que vous exaltez si fort l’institution de cette fête de la famille ; car une expérience continuelle nous a appris que les familles qui ont le bonheur de participer aux bénédictions que cette fête répand sur elles, fleurissent et prospèrent ensuite d’une manière plus sensible que toutes les autres : mais daignez me prêter votre attention, et je vous apprendrai du moins tout ce que je sais sur ce point. Vous saurez d’abord qu’il n’est pas, sous les cieux, de nation plus chaste et plus exempte de toute souillure, que celle de Bensalem ; et si je voulois la bien caractériser, je l’appellerois la vierge de l’univers, Je me souviens d’avoir lu dans un de vos auteurs, qu’un saint hermite de votre religion ayant souhaité de voir, sous une forme corporelle, l’esprit de fornication, un nain extrêmement noir et difforme lui apparut à l’instant. Mais je ne doute point que, s’il eût aussi souhaité de voir l’esprit de chasteté qui anime cette heureuse nation, il ne lui eût apparu sous la forme d’un ange de la plus grande beauté ; car je ne connois, parmi les mortels, rien de plus beau, ni de plus digne d’admiration, que la pureté des meurs de ce peuple. Aussi ne voit-on chez eux aucun lieu de prostitution, point de femmes publiques, ni rien qui en approche. Je dirai plus : ils sont fort étonnés, et même indignés, d’apprendre qu’en Europe vous tolériez un si infâme abus : ils prétendent que, par cette tolérance, vous avez, en quelque manière, destitué le mariage, et l’avez empêché de remplir sa vraie destination, attendu que le mariage est un remède ou un préservatif contre les funestes effets de la concupiscence illicite ; et que la concupiscence est un aiguillon naturel qui, de lui-même, porte assez au mariage[13]. Mais lorsque les hommes trouvent sous leur main un remède plus agréable à leurs passions dépravées, ils dédaignent presque toujours le mariage. Voilà pourquoi l’on voit parmni vous une multitude d’individus qui préfèrent un célibat impur au saint joug du mariage, et dans le petit nombre de ceux qui se marient, la plupart encore prennent-ils fort tard ce parti[14] ; ils attendent, pour s’imposer ce joug, que leur première vigueur soit épuisée, et que la fleur de leur jeunesse soit flétrie ; encore, lorsqu’ils prennent enfin une épouse, qu’est-ce au fond qu’un tel mariage, sinon une sorte de trafic, ou de marché, où l’on n’envisage que la dot et la fortune, ou le crédit de ceux auxquels on s’allie, et la considération qu’on peut acquérir soi-même par ce moyen ? vues intéressées auxquelles se joint tout au plus quelque désir d’avoir des héritiers ; désir toutefois si foible, qu’il approche fort de l’indifférence ; toutes vues, toutes fins bien opposées à cette union si sainte de l’homme et de la femme, qui fut, à l’origine des choses, la véritable fin de l’instution du mariage ; et il ne se peut que des hommes qui ont consumé la plus grande partie de leurs forces dans des jouissantes si honteuses, et dont la substance est déjà corrompue, attachent beaucoup de prix au bonheur d’avoir une postérité, et aient autant de tendresse pour leurs enfans (qui sont une émanation de cette substance dépravée), que des hommes qui, en vivant chastement, ont conservé toute leur vigueur, en ont pour les leurs. Mais le mariage est-il du moins un remède tardif à ces désordres, comme il doit en être un, s’il est vrai que ce soit par une nécessité réelle qu’on les tolère ? Point du tout ; ces désordres, même après le mariage, subsistent, pour lui faire une sorte d’affront, Le commerce criminel et honteux avec des prostituées, on ne le punit pas plus dans les gens mariés que dans les célibataires. Un goût dépravé pour le changement et pour les caresses étudiées des courtisanes, qui ont su réduire en art le crime et l’impureté même, rend le mariage insipide, et le fait regarder comme une sorte de tribut et d’imposition[15]. Ils ont ouï dire que vous tolériez cet abus pour éviter de plus grands maux, tels que les avortemens, les adultères les viols, la pédérastie, et autres semblables ; mais ils qualifient de fausse prudence une telle précaution  ; et une tolérance de cette espèce leur paroît fort semblable à celle de Loth qui, pour épargner un affront à ses hôtes, prostitua ses filles : ils soutiennent qu’on gagne très peu par cette tolérance criminelle que les vices et les passions corrompues, dont on craint les effets, n’en subsistent pas moins, et même se multiplient : il en est, disent-ils, d’un désir immodéré, ou illicite, comme du feu ; en l’étouffant tout coup, on peut parvenir à l’éteindre ; mais, pour peu que vous lui donniez d’air, il agit avec une sorte de fureur. Quant à la pédérastie, ce crime leur est inconnu, et ils ignorent jusqu’à son nom. Cependant on ne voit en aucune contrée d’amis aussi tendres et aussi constans que dans celle-ci ; en un mot, comme je l’ai observé d’abord, les histoires que j’ai lues ne font mention d’aucun peuple aussi chaste que celui-ci : ils ont même coutume de dire à ce sujet, que tout individu qui viole les loix de la chasteté, cesse de se respecter lui-même : car leur sentiment est que ce respect pour soi-même est, après la religion le plus puissant frein du vice. Après cette observation, l’honnête Juif se tut ; j’étois plus dispose à le laisser parler, qu’à parler moi-même cependant, comme il me paroissoit peu convenable de garder le silence tandis qu’il se taisoit, je me contentai de cette courte réflexion : je puis vous dire actuellement mon cher ami, ce que la veuve de Sarrepta dit au prophète Élie, que vous êtes venus pour nous rappeler le souvenir de nos fautes ; car j’avoue ingénument que la justice de Bensalem l’emporte infiniment sur la justice de l’Europe. À ce discours il s’inclina un peu, et continua ainsi « Ils ont des loix fort sages relativement au mariage ; ils ne tolèrent pas la polygamie. Il n’est pas permis à deux personnes de se marier, ni de faire aucun contrat tendant à ce but, sans avoir pris, pour se connoître, au moins un mois, à dater de leur première entrevue. Lorsque deux personnes se marient sans le consentement de leurs parens, leur coutume n’est point de rompre ce mariage, on ne les punit que dans leurs héritiers ; les enfans provenus d’un tel mariage, n’héritant que du tiers des biens de leurs parens[16]. J’ai lu, dans les écrits d’un de vos philosophes, la description d’une république imaginaire[17], où les deux futurs, avant de contracter ensemble l’union indissoluble, ont permission de se voir l’un et l’autre dans un état de parfaite nudité ; cette nation-ci condamne un tel usage ; un rebut, après une telle visite réciproque qui suppose la plus grande familiarité devenant un affront. Mais comme l’une ou l’autre des deux personnes à marier pourrait avoir quelques défauts secrets, pour prévenir le dégoût et la froideur qui en seroient la suite, on a recours à un expédient plus honnête et plus décent. Près de chaque ville on voit deux pièces d’eau appelées les étangs d’Adam et d’Eve, où deux amis l’un pour le jeune homme, l’autre pour la jeune personne, peuvent, sans être vus eux-mêmes, les examiner tandis qu’ils s’y baignent[18].

Notre entretien fut tout à cour interrompu par une sorte de courrier, portant une veste fort riche, et qui vint parler au Juif. Celui-ci, se tournant vers moi, me dit : vous voudrez bien m’excuser ; on me demande pour une affaire pressée qui m’oblige de vous quitter. Le lendemain matin, m’étant venu retrouver, il me dit, d’un air satisfait : « vous êtes plus heureux que vous ne pensez ; on annonça hier au gouverneur de cette ville, l’arrivée d’un des membres de l’institut de Salomon ; il sera ici d’aujourd’hui en huit ; il y a douze ans que nous n’avons vu aucun de ces personnages : celui-ci fera son entrée publiquement ; mais on ignore le vrai motif de son retour : je tâcherai de procurer, à vous et à vos compagnons, des places commodes pour voir ce spectacle. »

Je le remerciai, en lui disant que cette nouvelle me causoit la même joie qu’à lui. Au jour marqué, le personnage attendu fit en effet son entrée : c’étoit un homme entre deux âges, de taille moyenet d’un extérieur vénérable. Sa physionomie, un peu mélancolique, annonçoit une âme douce et généreuse ; on y voyoit l’expression caractérisée de la tendre commisération[19] ; son vêtement extérieur étoit une robe à manches fort larges, d’un beau noir, et surmontée d’un chaperon (d’une tête de cape[20]) ; celui de dessous, qui tomboit jusqu’aux pieds, étoit d’un lin extrêmement fin et d’une blancheur éclatante, ainsi que sa ceinture et sa cravate. Ses gants surtout attiroient l’attention, par le grand nombre de pierreries dont ils étoient ornés[21] : sa chaussure étoit d’un velours violet. Il avoit la partie inférieure et latérale du cou découverte jusqu’aux épaules. Il étoit coëffé d’une sorte de bonnet dont la forme avoit quelque analogie avec celle d’un casque (ou d’un pot en tête), et au dessous duquel tomboient avec grâces ses cheveux qui étoient noirs et bouclés. Sa barbe, qui étoit de même couleur, mais un peu plus claire, avoit une forme circulaire (arrondie). Il étoit dans une espèce de litière supportée par deux chevaux, dont le harnois et la housse étoient d’un velours bleu broché d’or. Aux deux côtés de cette litière, marchoient deux valets-de-pied ou coureurs, dont la veste étoit de même étoffe. La caisse de cette litière étoit de bois de cèdre doré et orné de bandes de crystal ; avec cette différence toutefois que le panneau de devant étoit enrichi de saphirs enchâssés dans une bordure d’or ; et celui de derrière, d’émeraudes enchâssées de même. Au milieu de l’impériale, on voyoit briller un soleil d’or et rayonnant, au-devant duquel étoit une figure d’ange, de nême métal, et dont les ailes étoient déployées. La caisse étoit entièrement revêtue d’un brocard d’or à fond blanc. Elle étoit précédée de cinquante hommes, tous dans la fleur de la jeunesse ; tous ayant des tuniques fort larges de satin blanc, qui descendoient jusqu’à la moitié des jambes, et des bas de soie de même couleur. Leurs chaussures étoient de velours bleu, et leurs chapeaux, de même étoffe, étoient garnis d’un plumet qui en faisoit le tour. Immédiatement devant la litière, marchoient, tête nue, deux hommes vêtus d’une espèce d’aube, d’un lin très fin, et d’une blancheur éclatante, qui descendoit jusqu’aux pieds, et dont la ceinture, ainsi que la chaussure, étoient de velours bleu : l’un portoit une croix, et l’autre une crosse pastorale, assez semblable à celle d’un évêque : ces deux attributs n’étoient point de métal, comme à l’ordinaire, mais la croix étoit d’un bois balsamique, et la crosse de bois de cèdre. Dans cette entrée, on ne voyoit personne à cheval, ni devant, ni derrière la litière ; précaution qu’on avoit sans doute prise pour éviter toute confusion et tout accident. Derrière la litière, marchoient les magistrats et les principaux officiers des corporations de la ville. Le personnage qui faisoit son entrée, et qui étoit seul assis dans la voiture, avoit sous lui un coussin d’une sorte de peluche bleue et fort belle ; et sous ses pieds un tapis de soie semblable à une perse, mais beaucoup plus beau. Lorsqu’on eut commencé à marcher, il ôta le gant de sa main droite, et l’étendant hors de la litière, il bénissoit le peuple par-tout où il passoit, mais en silence. On ne voyoit dans cette entrée ni tumulte, ni confusion. La litière et tout le cortège trouvoient partout le passage parfaitement libre, Le peuple, qui affluoit sur toutes les places et dans toutes les rues, s’y trouvoit rangé avec autant d’ordre qu’une armée en bataille : ceux mêmes d’entre les spectateurs qui se tenoient aux fenêtres, y avoient un maintien décent et respectueux ; chacun sembloit être à son poste.

Lorsque l’entrée fut finie, le Juif me dit : « je n’aurai pas le plaisir de vous voir ces jours-ci comme à l’ordinaire, et comme je le souhaiterois ; le gouvernement de cette ville m’ayant donné une fonction qui m’obligera de me tenir continuellement près de ce grand personnage, » Trois jours après, étant venu me retrouver, il me dit :« vous êtes plus heureux que vous ne pouviez l’espérer ; le membre de l’institut de Salomon ayant appris votre arrivée ici, m’a chargé de vous dire qu’il trouvoit bon que vous fussiez tous introduits en sa présence, et qu’il auroit de plus un entretien particulier avec un de vous, à votre choix ; ce sera après demain : et comme il se propose de vous donner ce jour-là sa bénédiction, son intention est que vous vous présentiez dans la matinée. Nous nous présentâmes en effet au jour et à l’heure prescrits. Je fus choisi, par mes compagnons, pour l’entretien particulier. Nous le trouvâmes dans un salle de fort belle apparence, ornée d’une tapisserie et d’un tapis magnifiques. Il n’y avoit point de marche à monter pour arriver jusqu’à lui. Il étoit assis sur une espèce de trône assez bas et richement orné. Au dessus étoit un dais de satin bleu broché d’or. Il étoit seul, à la réserve de deux pages, ou valets-de-pied, qui se tenoient à ses côtés pour lui faire honneur. Son vêtement de dessous étoit précisément le même que le jour de son entrée ; mais, par dessus, au lieu d’une robe, il ne portoit qu’un simple manteau d’un beau noir, attaché sur les épaules, et surmonté d’une tête semblable à celle d’une cape. En entrant, nous le saluâmes très respectueusement, comme on nous en avoit averti. Lorsque nous fûmes près du trône, il se leva, tira le gant de sa main droite, et nous donna sa bénédiction. Ensuite nous approchant tous successivement, nous baisâmes le bas de sa cravate ; après quoi, tous les autres s’étant retirés, je restai seul avec lui. Il fit signe aux deux pages de se retirer aussi ; puis m’ayant ordonné de m’asseoir près de lui, il me parla ainsi en espagnol :

« Dieu répande sur toi sa bénédiction, mon cher fils ; mon dessein est de te faire présent du diamant le plus précieux que je possède, et en considération de cet amour que nous devons à l’Être suprême et à nos semblables, je vais t’instruire de la noble constitution de l’institut de Salomon. Et, dans cet exposé, mon cher fils, j’observerai l’ordre suivant :

1°. Je te ferai connoître le véritable but de cette fondation.

2°. Les instrumens et les dispositions à l’aide desquels nous exécutons tous nos ouvrages.

3°. Les différentes fonctions attribuées aux membres de notre société.

4°. Nos rites, nos statuts et nos coutumes.

Le but de notre établissenent est la découverte des causes, la connoissance de la nature intime, des forces primordiales, et des principes des choses, en vue d’étendre les limites de l’empire de l’homme sur la nature entière, et d’exécuter tout ce qui lui est possible.

Quant à nos dispositions et à nos instrumens nous avons des souterrains d’une grande capacité et de différentes profondeurs ; la hauteur des plus profonds étant de six cents brasses. Quelques-uns sont creusés sous de hautes montagnes ; en sorte que ces cavités, en ajoutant à l’excavation faite dans la montagne même, celle qu’on a faite au dessous du rez-de-chaussée peut avoir trois milles de profondeur. Car la hauteur de la montagne, comptée depuis le sommet jusqu’au pied, et la profondeur de la cavité comptée depuis le rez-de-chaussée, sont pour nous la même chose, l’effet de l’une et de l’autre étant également de soustraire les corps à l’action du soleil, à celle des rayons des différens corps célestes, et à celle de l’air extérieur. Nous appelons ces souterrains la région inférieure. Ils nous servent à coaguler, à durcir, à refroidir, ou à conserver des corps de différente espèce. Nous les employons aussi pour imiter les minéraux et les fossiles naturels, et à produire de nouveaux métaux artificiels, à l’aide de compositions et de matières préparées ad hoc, et tenues ensevelies dans ces souterrains, pendant un grand nombre d’années. Enfin ce qui pourra vous paroître étonnant, ces cavités nous servent pour guérir certaines maladies, et pour prolonger la vie de certains individus ; espèces d’hermites qui se sont déterminés d’eux-mêmes à vivre dans ces lieux, qui s’y trouvent pourvus de tout ce qui peut leur être nécessaire, et qui sont en effet très vivaces. Nous tirons d’eux bien des lumières, que nous ne pourrions nous procurer par tout autre moyen.

À quoi il faut ajouter d’autres cavités où sont déposées différentes espèces de cimens et de terres, à peu près comme les Chinois tiennent enfouie, pendant plusieurs années, celle qui est la base de leur porcelaine. Mais nous sommes mieux assortis qu’eux en ce genre ; et nous en fabriquons de plusieurs espèces qui sont plus fines et plus belles que la leur. Nous avons aussi différentes espèces d’engrais et de compositions de terres destinées à augmenter la fécondité du sol.

Nous avons encore de hautes tours ; les plus élevées ayant au moins un demi-mille de hauteur. Quelques-unes aussi ont été bâties à dessein sur de hautes montagnes ; en sorte que si l’on ajoute la hauteur de la montagne à celle de la tour, le sommet de celle-ci se trouve élevé au moins de trois milles au dessus du rez-de-chaussée. La partie la plus élevée de ces tours est ce que nous appelons la région supérieure ; car cette partie de la région de l’air, qui se trouve située entre le sommet et le pied, nous l’appelons la région moyenne. Ces tours, autant que le comportent leurs différentes situations et élévations, servent pour l’insolation, le refroidissement, ou la conservation de certains corps, et pour l’inspection de différens météores, tels que vents, pluies, neiges, grêles, etc. ainsi que pour l’observation de certains météores ignées. Sur quelques-unes de ces tours vivent aussi des hermites, que nous visitons de temps en temps, et auxquels nous prescrivons ce qu’ils doivent principalement observer.

Nous avons de plus de grands lacs et des étangs, les uns d’eau salée, les autres d’eau douce, et par le moyen desquels nous nous procurons des poissons et des oiseaux aquatiques, de toute espèce. Au fond de quelques-uns, nous déposons certains corps naturels qui restent ainsi plongés pendant plusieurs années ; l’expérience nous ayant appris qu’on n’obtient pas les mêmes effets en tenant des corps au fond de l’eau, qu’en les tenant enfouis dans la terre même ou plongés dans l’air souterrain ; à quoi il faut ajouter d’autres lacs ou étangs, dont l’eau devient douce en se filtrant ; et d’autres encore dont l’eau, naturellement douce, devient salée, par le moyen de l’art. Sur certains rochers, dont les uns environnés d’eau, et les autres sur le rivage, nous faisons les opérations qui exigent le concours de l’air et des vapeurs de la mer. Nous avons encore des courans et des chutes d’eau avec leurs coursiers, qui nous servent à produire plusieurs espèces de mouvemens violens, ainsi que des machines mises en mouvement par le vent, ou destinées à renforcer son action, et qui nous servent aussi à produire des mouvemens de différente espèce.

Nous avons aussi des puits ou des fontaines artificielles qui imitent les sources ou les bains d’eaux minérales naturelles ; les eaux des nôtres étant aussi chargées de différentes substances minérales ; telles que soufre, vitriol, fer, acier, cuivre, plomb, nitre, etc. ainsi que d’autres puits ou réservoirs plus petits, qui nous servent pour différens genres d’infusions ; leurs eaux se chargeant plus promptement et plus complètement des différentes substances et de leurs qualités respectives, qu’elles ne le feroient dans les petits vaisseaux qu’on emploie ordinairement pour ces infusions. C’est par ce moyen que nous nous procurons une liqueur appelée parmi nous, eau de paradis, qui, après les différentes préparations qu’elle a subies, devient extrêmement salutaire, et peut contribuer, soit à la conservation de la santé, soit à la prolongation de la vie[22].

Dans certains édifices très spacieux et très élevés, nous imitons les différentes espèces de météores, tels que la neige, la grêle, la pluie, soit celles où il ne tombe que de l’eau, soit celles où il tombe d’autres substances, et le tonnerre, les éclairs, etc. ainsi que la génération de certains animaux dans l’air ; tels que grenouilles, crapauds, mouches, sauterelles, etc.

Nous avons aussi des salles, hospices, infirmeries, appelées parmi nous chambres de santé, dont nous savons modifier l’air à volonté, en lui donnant toutes les qualités que nous jugeons convenables, soit pour guérir différentes espèces de maladies, soit pour entretenir simplement la santé.

Nous avons des bains aussi beaux que spacieux, dont l’eau est chargée de différentes substances, soit pour la cure des maladies, soit pour amollir toute l’habitude du corps humain, lorsqu’il est trop desséché, et d’autres, pour donner du ton et de la force aux nerfs, aux viscères, en un mot, à toute la substance du corps, soit solide, soit fluide.

Nous avons de plus des jardins et des vergers aussi spacieux que diversifiés par leurs productions ; diversité qui a moins pour objet la beauté du spectacle et l’agrément de la promenade, que d’observer les différentes qualités que le sol peut avoir ou acquérir, et qui le rendent propre pour produire différentes espèces d’arbres ou de plantes. Nous en avons d’autres plantés d’arbres et d’arbrisseaux, (y compris des vignes) dont les fruits ou les baies nous servent à composer différens genres de boissons. C’est là que nous tentons toutes les espèces possibles de greffes en fentes, en écusson, par approche, etc. expériences qui ont souvent des résultats aussi utiles que curieux. Nous possédons aussi des moyens pour rendre les fleurs et les fruits de ces plantes, de ces arbres, ou de ces arbrisseaux, plus précoces, ou plus tardifs ; mais sur-tout pour accélérer la germination, l’accroissement, la floraison et la fructification des végétaux. Nous avons des procédés pour obtenir des fruits plus gros ou d’un goût plus agréable, ou, en général, d’une saveur, d’une odeur, d’une couleur, ou d’une figure différente de celles qu’ils ont ordinairement. Il en est que nous modifions de manière à leur donner des propriétés médicales.

Nous avons encore des méthodes pour produire différentes espèces de plantes, sans être obligé de les semer, et par la seule combinaison de terres de différentes espèces. Nous en avons aussi pour produire des plantes nouvelles, et tout-à-fait différentes des espèces connues. Enfin, nous parvenons à transformer les arbres ou les plantes d’une espèce, en végétaux d’une autre espèce.

Nous avons aussi des parcs et des clos où nous faisons nourrir des animaux terrestres et des oiseaux de toute espèce. Or, si nous les nourrissons, ce n’est pas à titre de rareté, et simplement pour satisfaire une vaine curiosité ; mais afin de ne pas manquer de sujets pour l’anatomie comparée. Car nous ne hazardons aucune opération sur le corps humain, sans en avoir fait et réitéré fréquemment l’essai sur ceux des animaux ; expériences qui nous présentent quelquefois des résultats fort extraordinaires ; par exemple, nous voyons des animaux qui continuent de vivre, quoique même après la destruction ou l’amputation de telle de leurs parties que vous regardez comme essentielle à la vie ; et d’autres que nous rappelons à la vie, quoiqu’ils soient dans un état où vous les jugeriez tout-à-fait morts, etc. Nous faisons aussi sur les animaux, l’essai de différentes espèces de poisons, comme nous faisons sur eux l’essai des opérations chirurgicales, ou des remèdes propres à la médecine. Nous parvenons quelquefois, par le moyen de l’art, à leur donner une taille plus grande, et sur-tout plus haute que celle qu’ils ont ordinairement, et quelquefois aussi arrêtant l’accroissement des animaux nous les réduisons à une taille extrêmement petite, et nous en faisons des espèces de nains. Nous rendons les uns plus féconds qu’ils ne le sont naturellement, et les autres moins féconds, ou même tout-à-fait stériles. Nous savons produire les variétés les plus singulières dans leur couleur, leur figure, leur tempérament, leur folie, leur activité, etc. en faisant accoupler des individus d’espèces différentes, et croisant ces espèces en mille manières. Nous en produisons de nouvelles dont les individus ne sont pas inféconds, comme on croit parmi vous qu’ils doivent l’être. Nous faisons naître de la seule putréfaction, des serpens, des vers, des mouches et des poissons d’une infinité d’espèces différentes, et parmi les individus ainsi engendrés, quelques-uns sont des animaux parfaits, ayant un sexe très distinct et la faculté de se multiplier par voie d’accouplement. Or tous ces résultats, ce n’est point par hazard que nous les obtenons, mais nous savons d’avance quel sera le produit de nos opérations ; nous pouvons dire avec certitude, qu’en combinant ensemble telles espèces de matière et par tel procédé, nous produirons telle espèce d’animal.

Nous avons aussi des pièces d’eau particulières où nous faisons sur les poissons des épreuves semblables à ces expériences sur les animaux terrestres et sur les oiseaux.

Nous avons encore des lieux consacrés à la génération de ces sortes de vers ou de mouches qui sont d’une utilité spéciale, et connue, tels que vos vers à soie ou vos abeilles.

Je n’entrerai point avec vous dans des détails fastidieux sur nos brasseries, nos boulangeries et nos cuisines, où l’on fait, sous notre direction, différens genres de boissons, de pain, ou d’autres alimens, soit solides, soit liquides, aussi rares qu’admirables par leurs propriétés. Outre ce vin qu’on fait ordinairement avec le raisin, nous faisons différentes espèces de liqueurs fermentées, avec des sucs de fruits, de grains, de racines, etc. ainsi qu’avec le miel, le sucre, la manne, ou encore avec des fruits desséchés, par l’insolation ou cuits au four ; ou enfin, avec les larmes qu’on tire par incision, ou qui découlent naturellement de certains arbres, et avec les sucs que fournit la moëlle de certains roseaux. Ces boissons sont de différens âges, quelques-unes même datent de quarante ans. Nous ayons de plus différens genres de bière faite avec des plantes herbacées, des racines et des épices. Quelquefois, avec les boissons de ces différens genres, nous combinons et incorporons, autant qu’il est possible, des viandes délicates, des œufs, des substances dont le lait est la base, etc. boissons dont quelques-unes peuvent servir tout à la fois d’alimens solides et liquides, et tellement substantielles, que beaucoup d’individus, sur-tout parmi ceux qui sont avancés en åge, peuvent s’en nourrir uniquement, et se passer de toute autre espèce d’aliment. Nous n’épargnons sur-tout aucun soin pour nous procurer des boissons dont les parties soient extrêmement divisées et tellement atténuées, qu’elles puissent pénétrer aisément toute la substance du corps, mais sans aucune teinte d’acrimonie et de qualité mordicante ou corrosive. Nous y réussissons tellement, que si vous mettiez sur le revers de la main quelques gouttes de telle de ces liqueurs, elle en pénétreroit insensiblement toute l’épaisseur, et parviendroit en très peu de temps jusqu’à la paume ; liqueur, toutefois, dont la saveur ne laisse pas d’être très douce. Nous ayons aussi certaines espèces d’eaux qui sont portées, par le moyen de l’art, à un tel point de maturité, qu’elles deviennent nourrissantes, et d’ailleurs si agréables au goût, que plusieurs d’entre nous renoncent à toute autre boisson. Outre le pain qu’on fait ordinairement avec la farine de grain, nous en faisons avec différentes espèces de racines, de noix, d’amandes, de châtaignes, de glands, etc. Nous avons même du pain de viandes ou de poissons desséchés ; employant, pour le faire, différentes sortes de levains et d’assaisonnemens ; genres de pains dont les uns sont éminemment doués de la propriété d’exciter l’appétit, et les autres, tellement nourrissans, que beaucoup d’individus qui s’en nourrissent uniquement, ne laissent pas de vivre fort long-temps. Quant aux viandes, il en est qui, à force d’être battues, deviennent si tendres et se mortifient à tel point (mais sans contracter le moindre degré de putréfaction), que la chaleur de l’estomac le plus foible suffit pour les convertir en bon chyle, comme celle de l’estomac le plus vigoureux suffit pour convertir ainsi les viandes qui n’ont point subi cette préparation. Nous avons aussi différens genres de viandes, de pains et de boissons, qui sont tellement substantiels, que ceux qui s’en nourrissent, peuvent ensuite endurer un très long jeûne, sans en être incommodés, et d’autres dont la propriété est de rendre le corps de ceux qui s’en nourrissent, sensiblement plus solide et plus dur ; d’autres enfin, qui augmentent notablement leur force et leur agilité.

Quant à nos apothicaireries, vous concevez aisément combien elles doivent l’emporter sur les vôtres. Si, en fait d’animaux et de végétaux, nous avons infiniment plus d’espèces et de variétés que vous n’en avez (car nous connoissons fort bien toutes celles de l’Europe), nos médicamens, nos drogues, et les ingrédiens dont nous les composons, doivent aussi être beaucoup plus diversifiés. Nous en avons qui ont été gardés pendant des temps plus ou moins longs, et quelques-uns qui ont subi de très longues fermentations. Quant à leur préparation, non-seulement nous savons extraire pour cela les principes des différentes substances, à l’aide des distillations, des dissolutions, des infusions, des digestions opérées par une chaleur douce et uniforme, des filtrations à travers des corps de différentes espèces, tels que papier, linge, laine, bois, etc. et même à travers des corps beaucoup plus solides. Mais c’est sur-tout par la composition des drogues que notre pharmacie l’emporte sur la vôtre. Car il en est dont nous combinons et incorporons ensemble si parfaitement tous les principes, qu’elles ont toute l’apparence des composés naturels.

Nous avons différentes espèces d’arts méchaniques qui vous sont encore inconnus, ainsi que les matières et les ouvrages qui en sont le produit ; comme papier, toiles, étoffes de soie, tissus de toute espèce, et même des tissus de plume d’un éclat surprenant. Nos teintures l’emportent aussi sur les vôtres par leur finesse, leur éclat et leur solidité. Or, nous avons des ateliers et des boutiques, tant pour les manufactures qui sont d’un usage commun, que pour celles que nous nous sommes réservées. Car vous saurez que, parmi celles dont je viens de faire l’énumération, il en est qui sont déjà répandues dans toute l’île ; cependant, lorsque celles de cette dernière espèce sont de notre invention, nous en gardons aussi des modèles.

À l’aide de fours, de fourneaux et d’étuves de différentes grandeurs, et de différentes formes, nous nous procurons différens modes ou degrés de chaleur ; par exemple, une chaleur vive et pénétrante, ou forte et constante, douce ou âpre, animée par le souffle, ou tranquille, sèche ou humide, et autres semblables : Mais nous nous attachons sur-tout à imiter, autant qu’il est possible, la chaleur du soleil et des corps célestes, qui est, comme vous le savez, sujette à de grandes inégalités, à des gradations croissantes et décroissantes, à des variations alternatives et périodiques ; variations à l’aide desquelles nous obtenons les plus étonnans effets. De plus, nous employons quelquefois la chaleur du fumier ; quelquefois aussi celle des meules de foin et des herbes qui s’échauffent très sensiblement, lorsqu’avant de les entasser ou de les serrer, on n’a pas eu soin de les faire sécher (fenner) suffisamment ; enfin, celle de la chair, du sang et autres de cette nature.

Nous avons encore des lieux destinés aux fortes insolations, et d’autres lieux dans l’intérieur de la terre, où règne un certain degré de chaleur, qui est le produit de la nature ou de l’art ; modes ou degrés de chaleur que nous excitons ou employons, selon que l’exige la nature de l’opération que nous avons en vue.

Nous avons aussi des maisons d’optique et de perspective, où nous faisons toutes les expériences relatives aux rayons lumineux et aux couleurs ; par exemple, à l’aide de corps non colorés et transparens, nous produisons des couleurs de toute espèce à volonté, non pas des espèces d’iris semblables à ceux qui sont l’effet des prismes ou de certains diamans ; mais des couleurs proprement dites, subsistantes par elles-mêmes, simples et fixes. Nous avons aussi des moyens pour renforcer la lumière à volonté. Nous la projetons à de grandes distances ; nous la rendons si vive et si forte, qu’elle nous met en état de distinguer les traits et les points les plus déliés ; nous la colorons à volonté. Nous faisons une infinité de prestiges et d’illusions par rapport aux objets de la vue. Nous savons faire paroître leur grandeur, leur figure, leur couleur, leurs situations, leurs mouvemens, tout autres qu’ils ne sont réellement. Il en est de même des ombres.

Nous avons différens procédés qui vous sont encore inconnus, pour rendre lumineux les corps de toute espèce, non d’une lumière réfléchie et comme empruntée, mais d’une lumière propre et originelle, Nous avons des instrumens pour voir nettement et distinctement les objets les plus éloignés ; nous en avons même de deux espèces opposées en ce genre ; les uns qui rapprochent en apparence les objets éloignés ; et d’autres, qui font paroître éloignés les objets voisins ; en un mot, nous faisons paroître ces distances tout autres qu’elles ne sont réellement. Nous avons d’autres instrumens à l’usage des personnes dont la vue est affoiblie, mais très supérieurs à vos lunettes, ou autres verres ayant la même destination. Nous avons encore des instrumens à l’aide desquels on peut voir nettement et distinctement les plus petits objets (des microscopes), par exemple, la figure et la couleur des plus petits insectes, les glaces et les plus petits défauts dans les pierres précieuses ; ils nous servent aussi pour observer la nature intime de l’urine et du sang ; tous objets qui, sans un tel secours, ne seroient pas visibles. Nous faisons voir des iris et des halos artificiels, en un mot, des couleurs apparentes autour des corps lumineux. Enfin, nous avons une infinité de noyens pour réfléchir, réfracter, concentrer, multiplier, renforcer les rayons lumineux émanés des objets visuels, soit pour multiplier les images, soit pour produire tout autre genre d’illusion, soit au contraire pour mettre en état de les mieux observer.

Nous avons aussi des pierres précieuses de toute espèce, dont la plupart sont d’une grande beauté, y compris certaines espèces que vous n’avez point. Il en faut dire autant des crystaux et des verres de toutes sortes. Nous avons, entre autres, des verres tirés des métaux, et d’autres matières que vous n’employez pas à cet usage. Joignez à cela des fossiles, des marcassites, et certains métaux ou minéraux imparfaits que vous n’avez pas non plus. Nous avons encore des aimans d’une force prodigieuse, et d’autres pierres également rares, qui sont des produits de la nature ou de l’art.

Dans d’autres édifices, nous faisons toutes les expériences relatives aux sons et à leur génération. Nous avons plussieurs genres d’harmonie et de mélodies qui vous sont inconnus. Par exemple nous en avons qui marchent par quart de ton et par intervalles encore plus petits ; ainsi que différentes sortes d’instrumcns de musique que vous n’avez pas non plus, et qui rendent des sons beaucoup plus doux que les vôtres ; enfin, des cloches, des sonnettes et des timbres dont les sons flattent extrêmement l’oreille. Nous produisons à volonté des sons aigus et foibles, ou graves et volumineux. En un mot, nous les atténuons, ou nous les grossissons à notre gré. Nous savons modifier des sons naturellement purs et coulans, de manière qu’ils paroissent comme tremblotans. Nous produisons encore à volonté des sons articulés et toutes les lettres de l’alphabet, soit les consonnes, soit les voyelles, que nous imitons, ainsi que les différentes espèces de voix et de chants des animaux terrestres et des oiseaux. Nous avons aussi des instrumens pour suppléer à la foiblesse de l’ouïe et pour en étendre la portée ; instrumens à l’aide desquels on peut entendre les sons les plus foibles venant des objets voisins, et ceux qui sont affoiblis par le trop grand éloignement du corps sonore. Nous avons de plus des échos artificiels et très curieux ; les uns, produits par des obstacles qui semblent s’envoyer et se renvoyer la voix comme une balle, font entendre le même son un grand nombre de fois ; les uns le renforçant, et d’autres l’affoiblissant : d’autres encore le rendent plus clair et plus perçant : d’autres enfin, le rendent plus sourd ou plus creux, plus profond. Nous savons aussi porter les sons les plus foibles à de très grandes distances, à l’aide de tuyaux ou de concavités qui les renforcent, instrumens et cavités qui sont de différentes formes, et les uns en ligne droite, les autres en ligne brisée ; d’autres encore, composés de sinuosités.

Nous avons encore des édifices destinés à nos expériences relativement aux fumigations, aux parfums, aux odeurs de toute espèce ; expériences auxquelles nous en joignons d’autres sur les saveurs. Nous connoissons des procédés pour renforcer les odeurs, et, ce qui pourra vous paroître étrange, pour les multiplier. Nous tirons des odeurs de toute espèce de corps bien différens de ceux d’où elles s’exhalent naturellement. Nous imitons, par le moyen de l’art, certaines saveurs naturelles, au point de tromper le goût le plus fin. Dans cette même maison est une partie destinée à faire des confitures, des sucreries, des douceurs, soit sèches, soit liquides ; endroit où l’on fait aussi différentes sortes de vins, de laitages, de bouillons, de sausses, de salades, etc. beaucoup plus agréables au goût, que tout ce que vous avez en ce genre.

Dans une autre partie de nos maisons, consacrée à la méchanique, on trouve des machines et des instrumens destinés à produire des mouvemens de toute espèce. Nous en produisons de beaucoup plus vifs et de beaucoup plus rapides que tous ceux que vous pourrez produire, à l’aide de vos armes à feu et d’autres machines de ce genre. Nous savons faciliter ces mouvemens et en augmenter la force, à l’aide de roues et d’autres moyens semblables, quoique la force motrice ait très peu d’intensité ; nous savons en augmenter la force, au point qu’ils l’emportent de beaucoup sur tous ceux que vous pouvez produire à l’aide de vos canons, de vos mortiers, et de ce que vous appelez des machines infernales. Nous avons aussi de la grosse artillerie et des machines de guerre de toute espèce : à quoi il faut ajouter une sorte de poudre particulière, et dont la composition est fort différente de la vôtre, ainsi que des feux grégeois, susceptibles de brûler, même dans l’eau, et inextinguibles. Enfin, des feux d’artifice de toute espèce, soit pour le simple plaisir du spectacle, soit pour l’attaque et la défense. Nous imitons le vol des oiseaux, et nous pouvors, jusqu’à un certain point, voyager dans les airs. Nous avons de plus certains vaisseaux ou bateaux, à l’aide desquels on peut naviguer sous les eaux, et d’autres qui résistent mieux que les vôtres à la violence des flots. Dans ce même édifice, on voit des horloges, des pendules et des montres, d’une construction très ingénieuse et très délicate, ainsi que des machines mises en mouvement par l’air ou par l’eau, et où ces deux fluides ranimant le mouvement par une sorte de circulation, l’entretiennent fort long-temps : enfin, on voit aussi dans nos cabinets de physique quelques mouvemens perpétuels. Nous imitons les mouvemens des animaux, à l’aide d’automates, de figures semblables à celles de l’homme, des animaux terrestres, des oiseaux, des poissons, des serpens, etc. enfin, nous produisons, par différens moyens, une infinité de mouvemens très diversifiés, dont la force et la délicatesse surpassent tout ce qu’il est possible d’imaginer.

Nous avons aussi un cabinet de mathématiques où l’on voit des instrumens de géométrie et d’astronomie, de toute forme et de toute grandeur, construits avec toute la précision et l’exactitude possibles.

Nous avons de plus une maison spécialement consacrée aux expériences qui peuvent tromper les sens ; maison où nous exécutons une infinité de tours et de jeux, comme apparitions de fantômes, voix qui se font entendre sans qu’on voie qui que ce soit, et autres prestiges de ce genre. Vous n’aurez pas de peine à croire que nous qui pouvons produire tout naturellement tant d’effets extraordinaires, nous ne pussions tromper les hommes d’une infinité de manières, pour pou que nous voulussions cacher nos moyens, pour rendre ces effets encore plus étonnans et les faire paroître miraculeux : mais nous défendons toute espèce d’imposture et de mensonge.

Nous avons décerné de fortes amendes, et même la peine d’infamie, contre tous ceux d’entre nos membres qui, par des prestiges ou des artifices quelconques, s’efforceroient de donner un air de prodige à des effets purement naturels ; en enjoignant à tous de présenter ces effets tels qu’ils sont, et de faire connoître leurs véritables causes, pour détruire cet étonnement qu’ils excitent d’abord.

Telles sont, ô mon fils ! les possessions et les richesses du noble institut de Salomon.

Quant aux différentes espèces d’emplois et de fonctions assignés aux membres de cet institut, les voici :

Douze d’entre nous sont chargés de voyager dans les pays étrangers, mais sous les noms d’autres nations ; car nous dérobons avec soin à toutes les autres, la connoissance de la nôtre. Ils ont ordre de rapporter de ces contrées qu’ils auront parcourues, des machines, des instrumens, des échantillons, des modèles, des expériences et des observations de toute espèce, nous les appelons commerçans de lumières[23].

Trois autres membres sont chargés de recueillir dans les livres, les expériences utiles ou lumineuses qu’ils pourront y trouver : nous qualifions ceux-ci de plagiaires[24].

Nous en avons trois autres, pour extraire de tous les arts méchaniques, ainsi que des arts libéraux, des sciences mêmes, et de toutes ces pratiques isolées qui ne font pas encore partie des arts proprement dits, toutes les expériences et les observations qui peuvent se rapporter à notre but ; ces derniers sont nos collecteurs.

Trois autres encore s’occupent à tenter de nouvelles expériences sur le choix desquelles nous nous en rapportons à eux ; ceux-ci sont nos pionniers ou nos mineurs.

Nous en avons aussi trois pour ranger dans des tables, sous leurs titres respectifs, toutes les expériences et les observations faites ou recueillies par ceux des quatre premières classes, ce qui facilite beaucoup les opérations de l’esprit, nécessaires pour tirer de tous ces faits des conséquences générales et en extraire les principes ; nous qualifions ceux-ci de compilateurs, de rédacteurs.

Trois autres encore chargés d’examiner toutes les expériences, de les comparer, soit entre elles, soit aux différens buts et besoins de la vie humaine, tâchent de les appliquer à l’utilité des autres hommes, soit pour améliorer leur condition, soit pour donner de nouvelles lumières aux savans ; lumières destinées à diriger la pratique et à faciliter la découverte des causes ; enfin, à donner une base aux prédictions et aux autres genres de conjectures ; enfin, à acquérir la connoissance des particules, des forces et des mouvemens les plus intimes des corps ; nous donnons à ceux-ci le titre d’évergètes, ou de bienfaiteurs.

Cela posé, après plusieurs assemblées générales, assemblées destinées à examiner tous ces faits et à se consulter réciproquement :

Tous ces faits étant bien considérés et bien analysés, trois membres tâchent d’imaginer d’autres expériences plus lumineuses, plus décisives, et qui puissent nous mettre en état de pénétrer plus profondément dans les mystères de la nature ; ces trois derniers sont nos lampes.

Nous en avons encore trois, pour examiner toutes les expériences de ce dernier genre, et ils doivent ensuite nous en communiquer tous les résultats dans nos assemblées ; nous les appelons les greffiers.

Enfin, il en est qui, après avoir considéré toutes les observations faites par les précédens, cherchent les rapports de toutes ces vérités, tâchent d’en tirer des conséquences générales et d’en extraire les principes qu’ils énoncent ensuite sous la forme d’aphorismes ; nous appelons ces derniers, interprètes de la nature[25].

Nous avons aussi, comme vous pouvez le penser, des novices, ou élèves, pour perpétuer notre ordre, qui, sans cette précaution, s’éteindroit bientôt, ainsi qu’un grand nombre de domestiques et d’aides, tant d’un sexe que de l’autre. Nous avons aussi des assemblées et des délibérations, dont l’objet spécial est de désigner les observations, les expériences et les inventions qui doivent être publiées, et celles que nous devons nous réserver ; car tous les membres de l’institut s’obligent avec serment à garder le plus rigoureux secret sur toutes les vérités dont la publication nous paroît dangereuse. Cependant, parmi celles de cette dernière espèce, il en est que nous révélons au prince et au sénat ; mais d’autres encore que nous ne communiquons à qui que ce soit[26].

Quant à ce qui regarde nos rites, nos coutumes et nos dispositions, nous avons deux galeries fort belles et fort spacieuses, où sont rangés avec ordre des modèles des inventions les plus utiles et les plus dignes de fixer l’attention des observateurs. Dans l’autre, on voit les statues des inventeurs les plus distingués. Par exemple, on y voit celle de votre Christophe Colomb, de ce pilote génois qui découvrit le premier les Indes occidentales ; celle de l’inventeur de l’art nautique ; celle du moine, inventeur des armes à feu et de la poudre à canon ; celles des inventeurs de la musique, de l’art d’écrire, de l’art typographique, de l’ astronomie, de la métallurgie, de l’art de faire le verre, de l’art de nourrir et élever les vers à soie, et d’employer leur fil précieux ; de celui de faire le vin ; de l’agriculture ; sur-tout de l’art de cultiver le bled, et de faire le pain ; celles des inventeurs de tous ces arts qui ont pour objet les métaux, le verre, la soie, le vin, le pain, le sucre, etc. Or, cet honneur, cet hommage perpétuel que nous leur rendons, ce n’est point au hazard, mais d’après des traditions plus certaines et plus authentiques que les vôtres. Dans cette même galerie, on voit aussi les statues de nos propres inventeurs les plus distingués. Mais comme vous n’avez pas encore vu ces inventions, je crois devoir vous épargner de longues et fastidieuses descriptions, qui ne suffisent pas pour vous en donner une juste idée. Quoi qu’il en soit, lorsque quelqu’un parmi nous invente quelque chose de vraiment utile, nous lui érigeons peu de temps après une statue, et nous lui assignons une pension assez forte. De ces statues, les unes sont de bronze, les autres de marbre ; d’autres, de parangon (pierre de touche) ; quelques-unes, de cèdre, ou d’autres bois précieux, mais dorées et enrichies d’autres ornemens. Il en est aussi de fer, d’argent et d’or.

Nous avons des hymnes et une liturgie, consacrés pour rendre journellement hommage au souverain auteur de ces ouvrages admirables, qui sont l’objet de nos contemplations, et pour chanter cette bonté inépuisable dont le caractère est empreint dans toutes les parties de l’univers. Nous avons aussi des prières spécialement destinées à implorer son secours dans nos travaux philosophiques, à le supplier d’éclairer notre marche, et à lui demander toutes les connoissances nécessaires pour appliquer toujours nos inventions à de louables et saints usages.

Enfin, nous parcourons successivement toutes les villes de ce vaste empire ; nous y publions, à mesure que l’occasion s’en présente et que la nécessité l’exige, toutes les inventions que nous jugeons pouvoir leur être utiles. Nous leur prédisons (predictions toutefois qui n’ont pour base que des indications purement physiques) ; nous leur annonçons, dis-je, les événemens et les phénomènes qui peuvent les intéresser, tels que maladies épidémiques, pestes, multiplication excessive des insectes nuisibles, famines, tempêtes, ouragans, tremblemens de terre, vastes et longues inondations, comètes ; la température qui sera dominante dans l’année commune : et une infinité d’autres choses de cette nature. Et nous prescrivons aux habitans de ces villes les mesures à prendre, soit pour prévenir ces fléaux, soit pour remédier à leurs funestes effets. »

Lorsque le personnage qui m’adressoit ce discours, eut cessé de parler, il se leva ; je me mis à genoux, comme on m’avoit averti de le faire ; et imposant sa main sur ma tête, il me dit, d’un ton tout à la fois affectueux et solennel : « que le souverain auteur de toute sagesse daigne bénir et ta personne et cette relation que tu viens d’entendre. Je te permets de la publier pour l’utilité des autres nations[27] ; car, pour nous qu’elle regarde, nous sommes ici dans le sein de Dieu, et dans une terre tout-à-fait inconnue. » Après quoi il me quitta ; mais j’appris ensuite qu’il avoit donné ordre de compter à moi et à mes compagnons deux mille ducats ; car ils font de grandes largesses dans tous les lieux où ils se trouvent, et dans toutes les circonstances qui l’exigent[28].


Fin de la partie physique des œuvres du chancelier Bacon, et du onzième volume.
  1. Et qui, parmi nous, signifie, à très peu prés, Dominus vobiscum.
  2. Le texte latin dit : habuit etiam lirippipium circa collum ; et le texte anglois dit : a tippet ; je n’ai pu trouver dans aucun livre le mot lirippipium ; dans les livres anglois, le mot tippet désigne une écharpe ; mais je trouve dans la partie gallico-angloise d’un dictionnaire le mot tipping vis-à-vis celui de rabat ; nous y substituerons une cravate telle qu’en portoient certains ministres anglicans, mais sans nœud, et semblable à une steinkerque.
  3. Voilà encore, je crois, l’équivalent d’un Dominus vobiscum ; mais, quoique ce geste puisse paroître ridicule à la première vue, c’est pourtant un geste de tendresse, de fraternité, et par conséquent très noble, quand les procédés qui le suivent sont conformes aux sentimens qu’il exprime. Ce geste nous dit que nous devons de la commisération, et non des supplices, à ce que nous appelons des herpétiques ; que, s’ils sont dans l’erreur, il faut les éclairer, et non les brûler.
  4. Le texte anglois dit : de mylord Jesus ; expression toutefois qui doit d’autant moins nous étonner, que les Bas-Bretons et leurs prédicateurs disent : monsieur Dieu, madame la sainte Vierge, etc.
  5. Ceux d’entre nos lecteurs qui, à la première vue, seront choqués de ce jargon mystique, de ces coups de baguette et de ces prestiges assez semblables à ceux que, durant tant d’années, l’académie de musique opéra, considéreront ensuite que le chancelier Bacon écrivant sous les yeux d’un roi théologien et d’un clergé dominant, qui craignoient que des recherches profondes sur la nature n’affoiblissent leur prérogative, en conduisant à l’incrédulité, est à chaque instant obligé d’entrelacer la religion avec la philosophie, et de changer son flambeau en cierge ; à peu près comme le fit, dans une situation encore plus difficile, Hwart, auteur espagnol, qui cite souvent l’Écriture sainte, pour soustraire ses écrits aux torches de l’inquisition, et se fait de la bible une sorte de plastron : les craintes des apôtres modernes nous paroissent aussi fondées que les précautions de ces philosophes sont nécessaires ; car il semble que cette foi robuste qu’exigent les prêtres idolâtres, et qui semble être pour eux une dispense de charité, soit refusée aux gens d’esprit, qui ont la sottise d’examiner tout ce qu’on veut leur faire accroire, et ne soit donnée qu’aux sots, qui ont assez d’esprit pour croire tout ce qu’on leur dit.
  6. Si cet événement n’a jamais eu lieu dans le passé, il aura du moins lieu dans l’avenir ; les états américains sont aujourd’hui dans un état d’accroissement très rapide, et dont la population, dit-on, double tous les vingt-cinq ans, tandis que les états européens se saignent et se ruinent réciproquement : d’ici à moins de deux siècles, ils formeront la plus grande et la plus formidable puissance de l’univers : tôt ou tard ils deviendront ambitieux ; et alors profitant de nos divisions, ils se ligueront avec une moitié de l’Europe, pour subjuguer l’autre, et d’abord l’Angleterre ; à moins que l’Europe ne sache les diviser eux-mêmes, ou profiter de leurs divisions.
  7. Lorsqu’on est à l’entrée de la rivière de Canton, que nos marins appellent le Tigre, c’est-à-dire, à peu près vis-à-vis Macao, petit établissement des Portugais, on est obligé d’attendre une permission appellée dans la langue du pays, la Chappe, et conçue, dit-on, en ces termes : laissez passer ces pauvres pécheurs, qui viennent de si loin dans un misérable champan (nom des bateaux du pays) payer le tribut à notre empereur. De plus, on est obligé d’attendre un pilote chinois, et un grand nombre de champans, pour touer le vaisseau, deux secours sans lesquels on ne pourroit remonter le fleuve. Lorsqu’on est arrivé au mouillage près l’île de Wampow, on voit monter à bord un officier appellé le Hanpon, (avec un cortège nombreux et une musique), qui fait mesurer la distance comprise entre le grand mât et le mât de misaine, et qui se flatte de pouvoir mesurer ainsi la capacité du vaisseau. On lui sert ensuite un petit repas qu’il accepte ordinairement ; et tandis qu’il mange, le capitaine se tient debout. Le nôtre (le chevalier de Vigny), qui étoit lieutenant de haut-bord, au service du roi, fut obligé de se soumettre, comme les autres, à cet humiliant cérémonial. Canton est divisé en deux parties, dont l’une est appelée la ville Tartare, et l’autre, la ville Chinoise ; les Européens ne peuvent se promener et commercer que dans cette dernière, où l’on ne voit que des boutiques et des marchands. On ne peut remonter, pour faire l’eau, que jusqu’à une lieue environ au dessus de Canton. J’étois chargé de cette opération ; je trouvois sur cette partie de la rivière qui borde la ville, une multitude innombrable de champans couverts, tous remplis d’hommes, de femmes et d’enfans, auxquels ils servent de maisons ; et ce qui était beaucoup plus dangereux, des femmes publiques qui nous offroient leurs services ; mais nous étions d’autant moins disposés à les accepter, que, lorsqu’un seul Européen est surpris avec elles, le vaisseau auquel il appartient, est condamné à une amende de 20, 30 et quelquefois 40 mille piastres ; cette vile nation ayant horreur des nôtres, et n’aimant de nous que notre argent. En passant le long de leurs champans, on les entend presque toujours crier fam koï, mot qui, dans leur langue, signifie étrangers, et est regardé comme une injure. Ainsi, le lecteur voit que notre auteur a été assez bien informé, quoiqu’il n’eût pas eu comme son traducteur, la curiosité d’aller considérer cette nation d’un peu plus près. Cependant les Français sont un peu mieux traités à Canton que toutes les autres nations européennes ; ils ont l’île de Wampow pour eux seuls, tandis que les autres nations n’ont sur la rive gauche du fleuve qu’un terrein bas, en partie inondé, et voisin des rivières ; ce qui rend ce séjour très mal sain. De plus, les capitaines de notre nation sont les seuls qui aient le privilège de porter le pavillon national à l’arrière de leurs canots : distinction qui humilie fort les Anglois, et dont leur arrogance les a fait priver.
  8. Mais il me semble qu’il auroit été juste de mettre aussi l’univers en état de profiter des vôtres, en ordonnant à vos missionnaires philosophes de laisser furtivement, dans les contrées qu’ils devoient parcourir, des exemplaires de vos meilleurs ouvrages, écrits dans leurs langues respectives, des instrumens, des machines, etc. avec les instructions nécessaires, à l’exemple de ces généreux navigateurs anglois ou français, qui ont eu l’attention de laisser, dans les îles qu’ils ont découvertes, plusieurs couples des espèces d’animaux les plus propres pour la nourriture de l’homme. Tout peuple, ou tout individu qui commerce avec un autre, et qui tire de lui des choses utiles, lui doit un équivalent ; s’il s’attribue à lui seul tout le profit, il fait un commerce injuste : quand on reçoit, il faut donner, sous peine d’être un mendiant ou un fripon. D’après les grandes choses qu’a déjà faites cette généreuse nation dont j’ai l’honneur d’être membre, je ne doute point que, dans un temps de plus grande prospérité, elle n’envoie exprès des vaisseaux, en partie montés par des hommes instruits et des ouvriers de toute espèce, pour apprendre aux nations sauvages à se nourrir, à se vétir, à se loger, à se défendre, et à pardonner à leurs ennemis : voilà des projets dignes de nous ; notre prix sera dans le travail même ; et si nous sommes marchands, il existe un Dieu pour nous récompenser. Comme un individu regorgeant de superflu doit, non attendre, mais chercher l’individu manquant du nécessaire, une nation qui se trouve dans l’abondance, doit porter des secours aux nations pauvres ; un seul bienfait vaut mieux que cent victoires.
  9. Une somme d’argent n’est pas un équivalent pour des connoissances qu’on a reçues, et des lumières ne se peuvent payer que par d’autres lumières ; car cet argent ne sert qu’une fois, au lieu que les connoissances repoussent.
  10. Les vues que cette grande et généreuse nation a déjà eues, nous font espérer qu’elle aura un jour un semblable institut et dirigé par le même esprit, et même par cet esprit encore meilleur dont nous parlions plus haut ; la vraie manière de conquérir le monde et de l’affranchir, c’est de l’éclairer, en s’éclairant soi-même. Si l’univers entier étoit instruit, il n’y auroit plus d’esclaves ; car la justice, en chaque société (de nations ou d’individus) n’étant que l’utilité du grand nombre, et le grand nombre étant naturellement le plus fort, il est clair que la force est naturellement du côté de la justice, et qu’on ne peut asservir les hommes qu’en les trompant. Ce sont des prejugés qui nous enchaînent, et d’autres préjugés qui rivent nos fers. C’est en aveuglant le genre humain que ses tyrans l’enrôlent contre lui-même, et emploient ses propres mains pour l’opprimer. Ses ennemis lui crient sans cesse, croyez ; ses amis lui disent d’un ton plus bas, examinez.
  11. Notre chancelier, la tête pleine de ces vils honneurs, mêle ces fastidieuses misèreș à des scènes où la seule tendresse, devroit présider. Eh ! vieil orgueilleux, commande à ces enfans de se lever, de s’asseoir à côté de toi ; excite-les à dévorer avec l’inépuisable appétit, qui est un don de leur âge, ces mets que tu ne peux plus digérer ; jouis de leurs jouissances, vis de leur vie ; heureux sous tes yeux, et par toi, ils te rendront ainsi la vie qu’ils reçurent de toi. Jusqu’à quand d’orgueilleux et foibles mortels se croiront-ils plus grands, en se mettant à leur aise, tandis qu’ils gênent tous les autres ? En Angleterre, s’il faut en croire des ouï-dire, lorsque des jeunes hommes de distinction, après avoir achevé leurs études, se disposent à faire deux ou trois ans de voyage, pour connoître tous les tableaux et toutes les filles publiques de l’Europe, le père s’assied gravement dans un fauteuil de famille (tout semblable à celui du roi Dagobert) ; puis le fils se mettant à genoux, demande à son froid géniteur une juridique et orgueilleuse bénédiction. C’étoit dans les bras paternels, c’étoit sur ce sein chéri qu’il falloit la demander, ou plutôt la recevoir ; sentir les douces étreintes d’un père digne d’un fils digne de lui ; n’est-ce pas être suffisamment béni ? Quel autre tableau doit-il voir dans les voyages, et porter gravé dans son cœur ?
  12. Autre sottise !
  13. Sans doute ; mais trois autres aiguillons nous en éloignent ; savoir : l’amour de l’indépendance, la prédilection pour les choses défendues, et la goût de la nouveauté, le besoin de changement. Ainsi le mariage a besoin du secours des loix, qui ont elles-mêmes grand besoin du secours de l’éducation. Mais ces loix qui peuvent favoriser l’union conjugale, ce ne sont pas celles qui défendent positivement le célibat, mais celles qui font désirer le mariage ; car la nature n’ayant, pour provoquer l’union des deux sexes, imposé d’autre loi que celle du désir réciproque, la société entière, pour obéir elle-même à la nature, et faire reposer ses propres loix sur de solides fondemens, doit suivre cette indication. Au reste, il ne faut pas confondre ce célibat chaste et nécessité par certaines professions en très petit nombre, avec ce célibat impur qui est une vraie polygamie, une vraie piraterie exercée contre les gens mariés. Celui-ci est le plus grand de tous les vices, puisqu’il est le principe du plus grand de tous les crimes, de l’adultère.
  14. Ce n’est qu’une exagération ; et il semble que notre chancelier ait passé sa vie entière dans un couvent, On voit en effet un assez grand nombre de célibataires parmi les rentiers, Les ecclésiastiques, les laquais et les soldats ; mais parmi les cultivateurs, les artisans et les commerçans, c’est-à-dire, dans la classe la plus nombreuse et la plus utile, on en voit fort peu.
  15. C’est une vraie taxe, quand le trésor privé l’exige, au lieu de l’attendre. Tous ces tristes sermons n’empêcheront pas que l’homme, en vertu d’un instinct irrésistible, ne préfère toujours un grand plaisir à un petit. Ainsi le veut la nature, ainsi le veut tout homme esclave de ses loix, c’est-à-dire, tout homme qui nous ressemble. Les plaisirs que dispense une femme honnête, sont plus flatteurs et plus doux, pour tout homme délicat, que toutes les jouissances apprêtées et promises plutôt que données par la plus savante courtisane ; mais à condition que cette chasteté dont les loix sont si sévères, voudra bien déférer quelquefois aux salutaires avis de sa gracieuse cadette la volupté, et que cette femme honnête, en se renouvelant et se rajeunissant continuellement elle-même, par une légitime et sainte variété, saura faire à son époux une aimable violence, et lui rendre ses devoirs si agréables, qu’il ne soit plus tenté de les violer ; car le premier devoir d’une femme mariée, après celui de la chasteté, c’est de se rendre plus agréable à son époux que toute autre femme ; et vice versa.
  16. C’est-à-dire, qu’au lieu de punir le père et la mère qui ont fait la sottise on punit les enfans qui ne l’ont pas faite, comme il est juste, à cause du péché originel. Observez de plus que ces jeunes-gens au moment où ils commettent cette faute, n’ayant pas encore eu d’enfans, n’ont pas encore ressenti cette tendresse qui auroit pu leur servir de frein.
  17. Platon n’a jamais en le projet d’une telle république dans un livre qui porte ce nom, il a dit : cherchons le plus haut degré de perfection, en politique, du moins tel que je le conçois ; degré auquel il sera toujours impossible d’atteindre, mais qu’il faut du moins connoître, afin d’y tendre : et dans celui des loix, il a dit : mais ces hommes pour lesquels je médite, sont, comme moi, très imparfaits ; pour leur être vraiment utile, il faut les voir tels qu’ils sont, sans les flatter et sans les déprimer ; cherchons donc actuellement les meilleures d’entre les loix qu’ils pourraient et faudroient observer : en quoi il fut beaucoup plus sage que son maître qui exigeoit trop de la foible humanité.
  18. Il veut dire apparemment qu’un ami de la femme est chargé par elle d’examiner l’homme, et qu’une amie de l’homme est chargée par lui d’analyser la femme ; genre d’analyse qui, au sentiment de M. Deluc, attaché à la chapelle de la reine d’Angleterre, est précisément son christianisme mis en action. Si l’on introduisoit parmi nous un tel usage, d’autant moins déraisonnable, qu’il semble aussi juste que prudent d’examiner soi-même, ou de faire examiner par une personne sûre, un effet quelconque, sur-tout un meuble à vie, avant d’en faire l’acquisition, ou l’emplette : on pourroit choisir pour cette double vérification deux médecins de profession et d’une sagesse reconnue, l’un chargé par l’homme d’examiner la femme, et l’autre chargé par la femme d’analyser l’homme ; bien entendu que chacun de ces deux visiteurs auroit au moins cinquante ans, et que celui des deux futurs qui, ayant quelque défaut secret et fort rebutant, auroit voulu tromper l’autre, seroit condamné à payer les deux visites. Comme il est peu d’individus qui ne soit quelquefois obligé de se montrer, dans l’état de nature, à quelque homme de l’art, et pour son propre intérêt, on feroit alors cette exhibition pour ne tromper qui que ce soit. Mais que feroit-on des individus rebutés plusieurs fois, après de tels examens ? Eh bien ! on les marieroit ensemble, passez-moi ma loupe, je vous passerai votre cautère. Le seul inconvénient que j’y voie, c’est que la pudeur souffriroit un peu de telles visites, tandis que la beauté y gagneroit, et que nous ne sommes pas accoutumés à de telles précautions. Mais tous ces inconvéniens seroient bien légers en comparaison de ceux auxquels on s’expose, en promettant d’aimer durant toute sa vie ce qu’on a pris sans le connoître.
  19. C’est la seule qui convienne au vrai philosophe, dont la double fonction est celle de consolateur et celle de médecin. Il voit ce monde peuplé de misères et d’afflictions ; il n’a d’autre désir que celui de guérir toutes ces infirmités, ou du moins de les pallier ; il ne hait point les hommes, il les plaint tous ; il les plaint tous, même les méchans qu’il voit atteints d’une maladie presque incurable. Il les voit tous victimes de ces absurdes législateurs qui, ayant méconnu les vrais besoins de l’homme et la vraie nature, le vrai but de toute société, ont eux-mêmes planté dans nos imparfaites associations presque toutes établies sur des principes contradictoires, le germe de tous nos vices, et nous ont livrés à une éternelle alternative de défiance et de jalousie ; maux terribles qu’il voit, qu’il déplore sans cesse, et auxquels il tâche de remédier paisiblement, à l’exemple de l’Homme Divin qui, pour prix de ses bienfaits, étant cloué sur une croix, et maudit par ceux-mêmes qu’il avoit voulu sauver, fit entendre ces paroles célestes : mon père, daignez compatir à l’ignorance de ces infortunés, ils ne savent ce qu’ils font ; ils égorgent leurs amis, à l’ordre de leurs ennemis ; paroles qui nous paroissent à nous le plus grand acte, consigné dans les fastes du genre humain. Quelle sagesse, quelle douceur, et quel héroïsme !
  20. Le texte original semble dire, un capuchon ; genre d’ornement que nous croyons devoir adjuger à Mr. Deluc, pour récompenser sa religieuse exactitude.
  21. Colifichet bien nécessaire à un savant.
  22. Mais par quels procédés vous procurez-vous cette liqueur si précieuse ? voilà ce qu’il faudroit nous dire et ce que vous ne dites pas ; car nous faire un orgueilleux étalage de vos biens sans nous en faire part, ce n’est pas nous donner un diamant, comme vous le disiez en commençant, mais exciter notre convoitise, faire naître en nous des désirs, avec le sentiment de notre impuissance à cet égard, et par conséquent nous faire un fort mauvais présent ; il en faut dire autant de tout le reste de ce morceau ; cependant il peut être utile en suggérant des observations et des expériences auxquelles on ne penseroit pas.
  23. Cette qualification manque de justesse ; ils seroient commerçans, ou, comme le dit le texte original, marchands de lumière, s’ils faisoient du moins des échanges de connoissances ; mais comme ils pompent celles des autres nations, sans faire part des leurs, ils ne sont qu’acheteurs, et même escrocs de lumières.
  24. Depraedatores ; ce mot n’est jamais pris en bonne part ; j’aurois abandonné le sens de Bacon, pour employer ici le mot de collecteurs, s’il ne m’étoit nécessaire un peu plus bas.
  25. Je ne doute point, vu les grandes choses qu’a déjà faites cette nation éclairée, généreuse et active, qu’il ne se forme tôt ou tard, à Paris, une société de savans, sur le même plan. Les travaux des différentes classes de l’institut sont sans doute combinés jusqu’à un certain point ; mais ils ne concourent pas, avec assez de précision, au même but. C’est un grand foyer de lumière ; mais cette lumière est encore trop divergente : il manque une loupe pour la concentrer. Pourquoi ne voit-on pas, dans chaque institut ou académie, une classe spécialement destinée à la recherche des causes et des signes physiques ?
  26. La plupart des vérités incomplètes ou communiquées par parties, ou révélées à des hommes qui n’en peuvent saisir qu’une partie, ne sont que des armes, ou des prétextes pour leurs passions. La plus grande et la plus nécessaire de toutes, celle qui est la vraie clef du christianisme, et qui, en rappelant à toutes les sociétés humaines leur véritable but, leur apprendroit en même temps que tous les législateurs humains l’ont manqué ; cette vérité, dis-je, la plus nécessaire de toutes, est aussi la plus dangereuse. On la trouve également dans les écrits des plus grands philosophes, dans les actes des apôtres et dans la comédie de Cartouche : l’imprudente révélation d’une partie infiniment petite de cette terrible vérité vient de coûter au genre humain au moins deux millions d’individus. Le même flambeau qui éclaire les uns, brûle les autres : telle est la véritable raison qui avoit obligé les anciens philosophes, beaucoup plus sages que les nôtres, à avoir deux doctrines ; une secrète, pour les hommes déjà instruits ; l’autre publique, pour les ignorans.
  27. De quelle utilité peut être aux autres nations la connoissance des biens dont jouit celle de Bensalem, et dont elles sont elles-mêmes privées, faute de connoître les moyens nécessaires pour se les procurer ? j’aimerois autant dire à un homme qui meurt de faim : vous n’avez pas de quoi dîner, mon cher ami, moi, j’ai de quoi donner à dîner à cent personnes ; en conséquence je vous fais présent d’une grande augmentation d’appétit.
  28. Les ouvrages moins volumineux de ce genre se trouveront dans le 15e. ou le 16e. volume.