Nouveaux contes moraux et nouvelles historiques/Les Préventions d’une femme

LES PRÉVENTIONS
D’UNE FEMME.
ANECDOTE[1].


Le chevalier de Luzi, jeune, aimable, brillant, étoit devenu la terreur des belles-mères et de toutes les femmes attachées à leur réputation ; à vingt-six ans, il avoit entièrement dissipé une fortune considérable, et on l’accusoit d’avoir perdu deux femmes, dont l’une étoit séparée de son mari, et l’autre enfermée par lettre-de-cachet dans un couvent. C’en est assez pour être célèbre, redouté, et peu recherché des gens raisonnables. Le chevalier, avec une mauvaise tête, avait un cœur sensible et généreux. Il s’étoit ruiné par une libéralité mal entendue ; il étoit d’ailleurs indiscret, étourdi ; défauts qui donnent souvent l’apparence et les torts de la fatuité : enfin, sa légèreté, son inconséquence, ses succès, et quelques aventures d’éclat, le faisoient généralement passer pour un homme aussi dangereux qu’immoral. Cependant, ceux qui le connoissoient bien, le jugeoient avec moins de rigueur ; ils voyoient en lui, à travers beaucoup de défauts, mille qualités attachantes, et le caractère le plus doux, le plus aimable. Il étoit intimement lié depuis deux ans avec le président P***. Ce dernier, possesseur d’une fortune immense, passoit la plus grande partie de l’année au Vaudreuil en Normandie, château fameux par la beauté de ses jardins, par la société choisie qui s’y rassembloit, et par les fêtes charmantes qu’on y donnoit. Le président n’étoit plus jeune, il avoit de l’esprit, de la bonté, le goût des plaisirs et de la magnificence : avec de la grace et des talens agréables, on ne manquoit jamais de lui plaire et d’en être accueilli. Le chevalier avoit passé deux étés au Vaudreuil ; il était si gai, et d’un commerce si piquant, si doux, que les gens les plus prévenus contre lui, étoient charmés de le rencontrer. Il dirigeoit les fêtes du Vaudreuil ; il faisoit de jolis couplets, les chantoit à merveille ; il jouoit des proverbes avec esprit et naturel (réunion qui n’est pas commune), et le président l’aimoit à la folie.

Le président avoit une parente très-célèbre par sa beauté, son esprit et ses vertus. Absente de Paris depuis dix-huit mois, et veuve depuis un an, elle avoit soigné de la manière la plus touchante, un vieux mari infirme, que les médecins avoient envoyé mourir dans une de ses terres en Provence. Madame de Nelfort (c’étoit son nom) après avoir passé l’année entière de son veuvage dans une profonde solitude, revint à Paris, jouir de tous les agrémens que peuvent procurer une grande fortune, l’indépendance et la plus parfaite réputation. Elle n’étoit plus de la première jeunesse, elle avoit trente-trois ans ; mais rien ne conserve la beauté comme la raison et des mœurs pures. Madame de Nelfort étoit encore d’une fraîcheur et d’une figure éclatante ; elle joignoit à la solidité de caractère, beaucoup de finesse, et cette pénétration, ce tact délicat que donnent l’usage du monde et la justesse de l’esprit. Sa réputation, les éloges fondés que l’on prodiguoit à sa conduite, avoient heureusement tourné toute sa vanité sur les seules choses qui méritent d’en inspirer, mais qui cependant ne la justifient pas, et madame de Nelfort avoit beaucoup d’orgueil : sa beauté n’étoit pour elle qu’un accessoire, elle n’en étoit pas plus vaine qu’une coquette ne l’est d’une jolie parure qu’elle croit faite, non pour augmenter ses attraits, mais seulement pour les faire remarquer mieux. Madame de Nelfort n’apprécioit la beauté que par l’éclat et le prix qu’elle donne à la vertu, et par le charme qu’elle en reçoit.

Ainsi que de toutes les femmes dont la vie est irréprochable, on disoit de madame de Nelfort qu’elle avoit la tête froide et qu’elle manquoit d’imagination ; on se trompoit et l’on raisonnoit mal, parce que dans ce cas on confond toujours deux choses très-différentes, l’imagination déréglée et l’imagination vive. Il ne faut nul effort d’imagination pour se représenter tous les plaisirs que peuvent procurer la coquetterie et la galanterie, on a toujours ce tableau sous les yeux ; celle qui en est séduite, ne voit que ce qu’il semble offrir ; celle qui le méprise, en devine le revers ; celle-là seule a besoin d’imagination. Le fruit du vice peut toujours se cueillir sans délai, celui de la vertu doit mûrir. L’un donne à l’instant, l’autre seulement promet ; enfin, le salaire du vice est payé sans retard, le prix de la vertu n’est placé que dans l’avenir. Il faut une imagination très-forte pour se représenter, d’une manière frappante, ce qu’on voit de si loin, et pour préférer un bien, sans doute suprême, éternel, mais abstrait, à toutes les séductions des passions.

Madame de Nelfort avoit un cœur sensible et une tête très-susceptible d’exaltation ; mais le calme et la fierté de son ame répandoient sur toute sa personne quelque chose d’austère et de froid qui, sans être affecté, donnoit une fausse idée de son caractère. Personne, dans la société, n’auroit eu plus d’agrémens qu’elle, si elle n’avoit pas été un peu gâtée par l’hommage universel que l’on rendoit às on mérite et à ses vertus ; car l’éloge le moins frivole et le mieux fondé, gâte toujours s’il enorgueillit. Madame de Nelfort étoit quelquefois trop rigide, elle avoit trop de sécheresse avec les gens d’une mauvaise réputation ; elle ne sentoit pas assez qu’il y a beaucoup plus de pudeur et de dignité dans la douce indulgence qui semble ignorer les anecdotes scandaleuses, ou du moins, les révoquer en doute, que dans le dédain qui en retrace le souvenir, et qui s’érige publiquement en juge inflexible.

Madame de Nelfort arriva de la Provence à Paris, vers le milieu du mois de mai. Le président étoit au Vaudreuil depuis huit jours ; elle lui écrivit pour lui mander, qu’elle iroit le voir sous trois semaines et passer un mois avec lui. Le président aimoit beaucoup et admiroit profondément sa belle cousine ; d’ailleurs, après une absence de deux ans, c’étoit une bonne occasion de donner des fêtes, chose qui charmoit toujours le président ; il fit part de cette nouvelle au chevalier de Luzi, qui parut transporté de joie. Vous connoissez donc ma cousine ? lui demanda le président. Je l’ai rencontrée deux fois il y a trois ans, répondit le chevalier, et je n’ai jamais rien vu de si beau !… — Mon ami, prenez garde à vous, ne vous avisez pas d’en devenir amoureux… — Pourquoi pas ? nous sommes libres l’un et l’autre… — Vous avez vingt-six ans et une tête de quinze ; elle a trente-trois ans, et elle n’a jamais été jeune. C’est une raison, une sagesse, un sang-froid, une austérité… Elle est charmante, mais entre nous, elle est un peu collet monté, et puis je parie qu’on lui a dit du mal de vous… — Dieu le veuille !… — Comment ? — Elle me remarquera. — Oui, mais avec prévention. — C’est toujours beaucoup d’être distingué dans la foule, d’être regardé. — Mon ami, c’est une femme comme vous n’en connoissez point. — C’est ce qu’il me faut pour me fixer. Dites-moi, a-t-elle de la gaîté dans l’esprit ? — Quelquefois : mais elle est fière, dédaigneuse avec les jeunes gens qui passent pour être légers : elle repousse la louange et la galanterie… — J’entends, sûre de plaire, sa prétention est d’en imposer, cela est bon à savoir. Ah ! si je pouvois obtenir d’elle une bonne impertinence bien décidée… — Voilà un singulier souhait ; mais je crois que vous pouvez vous livrer à cette espérance, il est vraisemblable que vous obtiendrez ce que vous desirez. — Réellement ? croyez-vous qu’elle soit capable de faire une incartade bien marquante ? — Oh ! très-capable. — Ne sentez-vous donc pas le parti qu’on peut tirer de cela avec une personne spirituelle et bien née ? Une femme honnête peut aller bien loin, lorsqu’elle a le cœur libre et qu’elle veut réparer un tort éclatant, et l’homme qui n’est pas gauche, a sans doute un immense avantage, s’il débute avec elle par le rôle intéressant de victime. Le président convint de la justesse de cette réflexion, ensuite il parla des fêtes qu’il vouloit donner à sa cousine, et dont le chevalier inventa sur-le-champ le plan.

Le président avoit une sœur de son âge (la baronne de ***), qui logeoit avec lui, le suivoit par-tout, et qu’il aimoit tendrement. La baronne, veuve depuis cinq ans et n’ayant jamais été jolie, étoit d’autant plus aimable à quarante-quatre ans, qu’elle n’avoit aucune espèce de prétentions. Ainsi que son frère, elle aimoit le monde et les plaisirs ; elle étoit bonne, sensible, égale, naturelle, rieuse, et d’une parfaite indulgence, surtout pour ceux qu’elle aimoit. Elle avoit un fils unique, âgé de huit ans, qu’elle adoroit, et dont elle ne se séparoit jamais. Le chevalier qui aimoit les enfans, avoit gagné le cœur de la baronne en jouant avec Alexis (c’étoit le nom de cet enfant) ; d’ailleurs, le chevalier étoit si gai, si doux, ses attentions pour la baronne étoient si aimables, qu’elle l’aimoit aussi pour lui-même, et avec une vivacité qui alloit jusqu’à l’enthousiasme. Le chevalier qui s’étoit sincèrement attaché à elle, lui avoit conté toutes ses aventures. En convenant de plusieurs torts, il s’étoit justifié de plusieurs imputations calomnieuses, et la bonne baronne, également amusée et touchée par ces confidence, excusoit, sans efforts, des fautes avouées, colorées avec tant de grace.

Enfin, madame de Nelfort, attendue avec une si vive impatience, arriva un soir à l’instant où l’on rentroit de la promenade. Le président, la baronne et le jeune Alexis, dont elle étoit la marraine, coururent au-devant d’elle, et l’embrassèrent à plusieurs reprises sur le perron, ensuite elle entra dans le salon qui n’étoit occupé dans ce moment que par le chevalier, toutes les autres personnes de la société étant rentrées dans leurs chambres. La baronne appela le chevalier, qui, après avoir fait une profonde révérence, se tenoit modestement à l’écart ; elle le présenta à madame de Nelfort, et Alexis, baisant la main de sa marraine, se hâta de l’instruire que le chevalier étoit son meilleur ami. À ces mots, madame de Nelfort fit la mine la plus dédaigneuse, et sans avoir honoré le chevalier d’un regard, elle lui tourna le dos ; et se penchant vers le président, elle lui dit tout bas qu’elle desiroit lui parler en particulier. Le chevalier sortit, Alexis le suivit en courant. Alors madame de Nelfort, sans aucun préambule, témoigna la surprise qu’elle éprouvoit de trouver un homme tel que le chevalier de Luzi, établi au Vaudreuil. À ce but, le président consterné alloit répondre, lorsque la baronne prit avec feu le parti du chevalier ; elle fut interrompue par madame de Nelfort, qui dit avec aigreur, qu’elle ne concevoit pas qu’on pût s’intéresser si vivement à un homme affreux, perdu de réputation. La baronne irritée, répliqua sur le même ton ; elle prononça le mot pruderie, et madame de Nelfort, excessivement choquée, déclara nettement que rien au monde ne la décideroit à passer quelques jours dans une société intime avec un fat aussi méprisable que M. de Luzi. À ces mots la baronne, presque suffoquée de colère, fit une exclamation d’indignation en haussant les épaules, et le baron prenant enfin la parole : Mais, dit-il, que voulez-vous que je fasse ?…, — Que vous choisissiez entre M. de Luzi et moi ; il faut qu’il parte demain, ou je partirai. — Comment me sera-t-il possible de lui dire ?… — Rien de plus aisé, rendez-lui compte de cet entretien… Il ne pourra vous en savoir mauvais gré, il n’accusera que ma pruderie… — Songez-vous à l’éclat que ceci produira ?… — C’est un excellent exemple à donner : si toutes les femmes qui pensent bien se liguoient pour traiter ainsi les fats, il y auroit moins de victimes de leur séduction. J’ose croire, reprit la baronne, que je ne pense point mal ; mais je déclare que je ne me liguerai jamais contre personne, et surtout contre l’homme le plus aimable, le plus intéressant que je connoisse. Intéressant ! reprit madame de Nelfort avec un sourire ironique. — Oui, madame, intéressant, plein de bonté, de franchise, de sensibilité, de douceur… Il est impossible d’être plus intéressant. Ici, madame de Nelfort, haussant à son tour les épaules, ne daigna pas répondre, et se tournant vers le président : Écoutez, dit-elle, je ne veux ni vous gêner, ni me brouiller avec vous, tout peut s’arranger sans scène ; dites-moi combien M. de Luzi doit passer ici de temps ? — Trois semaines. — Eh bien ! ne lui parlez point, je partirai demain, et je reviendrai dans un mois ; ce soir, à souper, je dirai que je vais à Rouen, chez l’archevêque, passer quinze jours (et j’irai en effet) ; j’ajouterai qu’avant d’aller m’établir à quatre lieues de vous, j’ai voulu tous voir un moment : cette tournure n’est-elle pas fort simple ? — Si vous l’exigiez, je parlerois au chevalier ?… — Non, toute réflexion faite, j’aime mieux cet arrangement. — Mais il me désole. Après une si longue absence, vous voir partir demain !… Soyez tout-à-fait généreuse, ne nous quittez pas… — Ah ! cela, je ne le puis, je partirai demain bien certainement ; mais je vous donne ma parole de passer l’automne avec vous. Elle prononça ces mots avec une fermeté qui ne laissoit aucune espérance de l’engager à rester. La baronne qui, au fond, étoit charmée de cet arrangement, se radoucit ; on se raccommoda, on s’embrassa, madame de Nelfort reprit son air calme et serein, mais en assurant toujours qu’elle persistoit dans son projet. Il étoit huit heures et demie, on ne soupoit qu’à dix ; elle vouloit donner ses ordres pour son départ ; elle quitta le salon, et fut dans l’appartement qu’on lui avoit destiné ; elle y trouva sa femme-de-chambre qui avoit déjà causé avec les gens de la maison, et qui lui parla des fêtes qu’on avoit préparées pour elle, et dont M. le chevalier de Luzi étoit l’ordonnateur. Cette phrase fit éprouver à madame de Nelfort une espèce de mouvement qui ressembloit aux remords, mais qui fut bientôt réprimé. Des fêtes inventées par lui !… se dit-elle, il se seroit vanté de me les avoir données : raison de plus pour partir… Cependant, elle fit quelques questions sur lui, et la femme-de-chambre lui dit qu’il étoit adoré dans la maison ; que tous les domestiques s’accordoient à faire l’éloge de sa bonté et de sa générosité ; elle ajouta que le soir même, après souper, il y auroit des proverbes. Cet entretien duroit depuis plus d’une demi-heure, lorsque la porte s’ouvrit et le président entra : il avoit l’air triste et attendri. Je viens vous prier, ma chère cousine, dit-il, de révoquer l’ordre de votre départ… Le chevalier de Luzi a demandé des chevaux de poste, il les attend et m’a fait ses adieux… — Comment ? malgré nos conventions, vous lui avez donc parlé ? — Point du tout, j’ai seulement dit devant lui les choses dont nous étions convenus, que vous iriez demain à Rouen… — Eh bien ? — Eh bien ! là-dessus il est sorti du salon, dix minutes après il est rentré, en annonçant qu’une lettre qu’il vient de recevoir, l’oblige à partir sans délai ; il a envoyé chercher des chevaux… il n’a reçu ni lettre ni courrier ; il est clair que, d’après votre accueil, il a deviné la vérité… — Mon accueil, dites-vous ; mais il me semble qu’il a été fort simple… — Ah ! vous aviez un air !… — Je serois au désespoir que l’on pût, avec justice, m’accuser d’impertinence !… Se plaint-il donc de moi ?… — Il n’a pas dit un seul mot là-dessus ; je n’ai pas quitté le salon, je ne l’ai point vu en particulier, je l’ai laissé au milieu de toute la compagnie qui est rassemblée. — Réellement il a demandé des chevaux pour ce soir ? — La poste est au bout de l’avenue, ainsi cela ne sera pas long. — Sans doute il est furieux contre moi ?… — Furieux !… quelle fausse idée on vous a donnée de lui !… c’est la plus douce créature ! — Et… il ne vous a rien dit ?… — Absolument rien : seulement, en me disant adieu en présence de tout le monde, il m’a serré la main d’une manière significative ; et il avoit un air pénétré qui m’a fait de la peine, je l’avoue ; mais la chose est faite, il n’y a plus de remède, n’y pensons plus. À ces mots, madame de Nelfort regarda fixement le président, elle le connoissoit pour un homme simple et franc ; cependant elle eut quelques soupçons que l’on avoit formé une espèce de complot pour l’engager à rester et à retenir le chevalier ; et voulant s’éclaircir : si j’avois prévu tout ceci, dit-elle, je me serois conduite différemment. Mon cher président, conseillez-moi, que puis-je faire ? — Rien du tout à présent. Le chevalier a pénétré votre aversion pour lui, et le motif qui vous décidoit à partir ; mais, au fait, vous ne lui avez rien dit de choquant, et il n’a le droit de se plaindre ni de vous ni de moi ; et si vous lui faisiez dire quelque chose d’obligeant pour le retenir, ce seroit avouer qu’il a deviné juste ; cette espèce de réparation, ridicule pour vous, impertinente pour lui, seroit pire que l’offense. Laissons-le donc partir sans avoir l’air de nous douter de la raison qui le décide ; vous nous restez, voilà l’essentiel. Cette réponse, en dissipant totalement les soupçons vagues de madame de Nelfort, augmenta l’espèce de repentir qu’elle éprouvoit. J’espère, dit elle, que votre sœur le retiendra. — Oh ! son parti est pris, et bien pris, soyez-en sûre. — Je voudrois, pour toute chose au monde, n’avoir rien dit… Comme madame de Nelfort prononça ces paroles, on entendit claquer des fouets, et des chevaux de poste entrer dans la cour… Madame de Nelfort se leva avec agitation : « Mon Dieu ! s’écria-t-elle, croyez-vous que ces chevaux soient pour lui ?… ». En disant ces mots, elle sonna, et faisant la même question au domestique qui entra, on lui répondit que c’étoit les chevaux qu’avoit demandés M. le chevalier de Luzi, et qu’on alloit mettre à sa voiture. Il faut que je vous quitte, dit le président, pour l’aller embrasser encore… Réellement, reprit madame de Nelfort, je suis désespérée d’être cause de tout ceci… Votre sœur m’en voudra… cette idée me fait une peine extrême… Président, allons chez elle… je veux lui parler… — Je la crois encore dans le salon… — Allons toujours dans sa chambre, nous la ferons demander… — Mais si elle est dans sa chambre, nous risquons d’y rencontrer le chevalier… C’étoit bien là ce que desiroit en secret madame de Nelfort. « N’importe, dit-elle, en prenant le bras du président, je dois cette démarche à l’amitié que m’a toujours montrée la baronne ». À ces mots, elle sortit précipitamment en entraînant le président. Elle traversa deux grands corridors presqu’en courant ; le président, beaucoup moins leste qu’elle, arriva à la porte de sa sœur, très-essoufflé et en nage… On ouvre la porte, on passe rapidement dans l’antichambre, et l’on entre dans la chambre de la baronne, que l’on trouve en pleurs, assise à côté du chevalier qui tenoit une de ses mains avec l’expression la plus touchante de la reconnoissance et de la sensibilité. En apercevant madame de Nelfort, le chevalier se leva brusquement, fit une profonde révérence, baisa la main de la baronne, en lui disant d’une voix un peu entrecoupée : Adieu, madame ! et il s’élança vers la porte… Madame de Nelfort, vivement émue (et pour la première fois de sa vie), perdit la tête ; elle se précipita sur les pas du chevalier ; et saisissant, pour l’arrêter, la basque de son habit : Non, monsieur, s’écria-t-elle, non, vous ne partirez point… À ce premier mouvement succèdent aussitôt la confusion et l’embarras le plus insurmontable, elle rougit et resta immobile ; le chevalier s’arrêta en la regardant avec l’air d’une extrême surprise ; le président et la baronne, debout aussi, les considéroient l’un et l’autre en silence… On fut un moment sans parler ; enfin, le chevalier, s’adressant à madame de Nelfort : « Auriez-vous, madame, lui dit-il, quelqu’ordre à me donner » ? Cette question, faite du ton le plus doux et le plus respectueux, ranima l’attendrissement de madame de Nelfort : « J’aurois une prière à vous faire, répondit-elle, mais j’ai besoin d’être encouragée… Allons, mon ange, s’écria la baronne en courant se jeter au cou de madame de Nelfort, venez vous expliquer ici avec une aimable franchise, et vous, chevalier, venez l’entendre… ». En parlant ainsi, elle les prend chacun par la main, les ramène près de son fauteuil, et les fait asseoir à ses côtes ; le président se plaça auprès de sa cousine, dont il saisit une des mains qu’il baisa avec transport ; tous les quatre avoient les larmes aux yeux… Dans cet instant un domestique vint dire que les chevaux de M. le chevalier sont mis… « Eh bien ! qu’on les ôte, s’écria la baronne. N’y consentez-vous pas ? demanda madame de Nelfort, en regardant le chevalier avec un sourire enchanteur. » Le chevalier fit signe au domestique d’aller l’attendre, et lorsqu’il fut sorti, se tournant du côté de madame de Nelfort : « Je sens, madame, lui dit-il, tout le prix de la bonté que vous daignez me montrer en ce moment, un mot de vous répare tout… Mais je dois partir ce soir, quand je sais que vous devez partir demain, et quand je ne puis m’abuser sur le motif qui… Elle ne partira pas, interrompit la baronne ; d’après la grace qu’elle a pour vous, ne comprenez-vous donc pas qu’elle veut rester aussi ?… Mais elle a voulu partir, reprit le chevalier… Oui, monsieur, dit vivement madame de Nelfort, et je m’en repens, j’avoue mon tort ; je fais mieux, je le sens, je me le reproche, ne le pardonnerez-vous pas ? Ah ! répondit le chevalier, puis-je mieux reconnoître cette bonté touchante, qu’en me soumettant à votre première volonté : vous daignez sacrifier vos préventions, mais vous n’avez pu les perdre en si peu de temps… Non, monsieur, interrompit madame de Nelfort, j’ai cru trop légèrement des gens qui ne vous connoissent point, et je sens que je dois croire, de préférence, vos amis et les miens ». À cette réponse aimable, madame Nelfort fut encore embrassée par la baronne. Le président étoit transporté de joie ; le chevalier montra beaucoup de sensibilité, mais avec mesure. On sonna pour donner l’ordre de renvoyer ses chevaux, et un instant après, on vint avertir que le souper étoit servi. « Bon Dieu ! s’écria madame de Nelfort, que répondrons-nous à toutes les questions qu’on va nous faire ?… Le chevalier dira qu’il a changé de dessein, répondit la baronne, et tout le monde en sera charmé, et puis, nous conterons en particulier, toute l’histoire à trois ou quatre personnes, et tout le monde la saura demain. Nous n’avons rien à cacher, car jamais injustice n’a été supportée avec plus de douceur, de dignité, et n’a été réparée avec plus de franchise et de grace. »

Tout étant ainsi convenu, le président donna la main à sa cousine ; la baronne triomphante prit le bras du chevalier, et l’on se rendit au salon. Le chevalier ne se mit point à table. Après le souper, il ne joua point de proverbes ; la baronne en donna pour raison à madame de Nelfort, qu’il étoit encore trop ému. Il fut silencieux toute la soirée, ne s’approcha point de madame de Nelfort, et se retira de bonne heure. Madame de Nelfort veilla assez tard, tête-à-tête avec la baronne ; elle parla du chevalier ; elle convint qu’il avoit des manières nobles et une tournure intéressante. Elle s’affligea des torts qu’on lui imputoit ; la baronne le justifia de toutes les choses qui indignoient le plus madame de Nelfort ; et cette dernière, en rentrant dans sa chambre, avoit la tête si occupée de l’homme qu’elle avoit le plus haï quelques heures auparavant, qu’en se couchant elle ne parla que de lui à sa femme-de-chambre.

Le lendemain matin, madame de Nelfort se rendit à dix heures chez la baronne, où l’on se rassembloit pour déjeûner ; en approchant de sa chambre, elle entendit qu’on y faisoit un vacarme extraordinaire, et en entrant elle vit le chevalier et le jeune Alexis se roulant par terre, en criant l’un et l’autre de toutes leurs forces ; le chevalier, en voyant madame de Nelfort, se releva précipitamment, comme si elle lui en eût imposé… Le séducteur ! il la connoissoit déjà parfaitement, et sans qu’elle s’en aperçût, il la flattoit de la seule manière qui pût lui plaire. Elle sourit, elle lui adressa plusieurs fois la parole. Le chevalier lui répondit avec grace, mais brièvement, et se tint toujours à une distance respectueuse. Madame de Nelfort caressa beaucoup Alexis ; elle le prit sur ses genoux ; et, entr’autres questions, elle lui demanda s’il apprenoit bien. « Oh ! oui, répondit Alexis ; car j’ai déjà appris aujourd’hui huit couplets de chanson que mon ami (il appeloit ainsi le chevalier) a faits pour vous ce matin : je les sais presque ». Alexis fut bien grondé de cette indiscrétion ; mais le mal étant fait, la baronne dit qu’en effet la chanson avoit été composée et apprise par cœur en moins de trois heures. Alexis ajouta qu’il la chanteroit le soir. Madame de Nelfort éprouva la plus vive curiosité de voir cette chanson et de savoir comment le chevalier la loueroit ; c’est pour les femmes une manière de juger qui les trompe rarement sur le sentiment qu’elles inspirent.

Après le dîner, on lui annonça qu’Alexis lui donneroit une petite fête dans son jardin particulier, nouvellement fait, et qu’elle ne connoissoit pas. À neuf heures on la conduisit à l’une des extrémités du parc où se trouvoit le jardin d’Alexis, dont l’enceinte étoit fermée par une palissade de roses, éclairée par une illumination brillante. Sur le haut d’un portique de fleurs, on lisoit cette inscription tracée en lampions : Asyle de l’Amour fugitif. On rentra dans le jardin ; et après avoir traversé une allée de peupliers, on aperçut un temple champêtre. On s’arrêta ; une symphonie douce se fit entendre ; le temple s’ouvrit ; et Alexis, avec le costume de l’Amour, parut. Il portoit un flambeau ; mais il n’avoit ni ailes, ni bandeau, ni carquois ; il s’avança, et s’adressant à madame de Nelfort, il chanta la romance suivante :

Toujours timide et sans espoir,
Je puis du moins me laisser voir

Sans exciter votre colère ;
Fugitif, proscrit, malheureux ;
Minerve m’a banni des cieux,
J’erre tristement sur la terre.

Mais dans ces bosquets enchanteurs
Je viens oublier mes douleurs
En cherchant celle qui m’évite…
J’y vois Minerve ou la Vertu,
Et tout l’Olympe m’est rendu :
Je le trouve aux lieux qu’elle habite.

J’oserai me plaindre de vous ;
Qui peut causer ce grand courroux ?
Vous m’avez jugé sans m’entendre :
Ah ! pour médire de l’Amour
Et le condamner sans retour,
Il faudroit au moins le comprendre.

Ingénu, tendre et confiant,
Voulant toujours aveuglément
Chérir et croire ma maîtresse,
Je mis un bandeau sur mes yeux ;
Je l’ai quitté pour aimer mieux,
Dès que j’entrevis la sagesse.

Il est vrai, trompé dans mon choix,
Je pris des ailes autrefois
Pour fuir la coquette volage ;
Je n’en ai plus, et pour jamais
Fixé sur vos pas désormais,
Pourrois-je en regretter l’usage ?


On se plaint des maux que j’ai faits.
Mais on m’impute des forfaits
Dont je ne fus jamais coupable :
Des torts de la légèreté,
Des erreurs de la vanité,
L’amour est-il donc responsable ?

Soumis à de nouvelles lois,
Enfin, j’ai brisé mon carquois :
Ah ! l’on doit cesser de me craindre !
Consumé par de vains regrets,
À quoi me serviroient mes traits,
Puisqu’ils ne peuvent vous atteindre ?

Sans but, sans arc et sans bandeau,
Mon sort encore est assez beau ;
Près de vous je n’ai plus qu’une ame,
Et dans cet état si nouveau,
J’ai pourtant gardé mon flambeau,
Mais vous en épurez la flamme.

Alexis chanta cette romance avec une grâce qui la fit valoir ; madame de Nelfort la trouva charmante ; elle embrassa mille fois l’Amour, et elle cherchoit des yeux le chevalier ; mais il étoit à cinquante pas d’elle et caché derrière un buisson : quoiqu’on ne pût l’apercevoir, il voyoit à merveille madame de Nelfort, et ne perdoit aucun de ses mouvemens… On appela l’auteur, qui vint et reçut les complimens d’usage avec modestie et simplicité. Madame de Nelfort lui demanda la chanson par écrit ; elle fut distraite tout le reste de la soirée ; le chevalier, toujours aussi réservé, se tint constamment éloigné d’elle. À minuit, elle se retira. Aussitôt qu’elle fut seule dans sa chambre, elle tira la romance de sa poche et la déploya avec émotion ; elle étoit écrite de la main du chevalier, et même il l’avoit signée. Il y a une espèce de charme magique dans l’écriture et dans le nom écrit d’un objet qui intéresse vivement… madame de Nelfort, sans rien lire, fixoit les yeux sur ces dangereux caractères, et surtout sur ce nom de Luzi… Après l’avoir contemplé quelques minutes, elle se mit à lire la romance et à méditer sur chaque couplet. Elle remarqua que la chanson étoit faite de manière que tout ce que disoit l’Amour pour sa défense et pour sa justification, pouvoit s’appliquer au chevalier de Luzi, en supposant qu’il fût amoureux d’elle ; supposition qu’une femme hasarde toujours facilement. Mais ce qui charmoit madame de Nelfort, c’étoit la manière délicate dont elle étoit louée dans ces couplets, où l’on ne disoit pas un seul mot de sa figure. Voilà, disoit-elle, un hommage véritablement flatteur ; jamais un jeune homme n’a fait pour une femme une chanson de meilleur goût ; je la conserverai toute ma vie.

Les jours suivans, le chevalier ne chercha pas davantage à se rapprocher de madame de Nelfort. Tandis qu’elle jouoit tristement au wisk avec trois personnes bien graves, le chevalier, à l’autre bout du salon, faisoit la partie de reversi de la baronne, partie fort bruyante, que des éclats de rire interrompoient souvent ; quelquefois, au lieu de jouer, le chevalier contoit des histoires, et alors la gaîté n’en étoit que plus animée. Madame de Nelfort tournoit souvent la tête, renonçoit, désoloit son partner, et quand son wisk étoit fini, elle se rapprochoit de la baronne, qu’elle paroissoit aimer plus que jamais.

Un jour, après le dîner, tout le monde partant pour la promenade, madame de Nelfort qui brodoit une veste pour son frère, voulut la finir dans la journée, et resta dans le salon à travailler et à causer avec la baronne. Madame de Nelfort prit un écheveau de soie pour le dévider ; dans ce moment, le chevalier entra et offrit de tenir l’écheveau, ce qui fut accepté. La baronne se leva et sortit en disant qu’elle alloit revenir, et madame de Nelfort, pour la première fois, se trouva tête à tête avec le chevalier : alors, ce dernier, tenant toujours l’écheveau, se mit à genoux devant elle, comme pour lui épargner la peine de tendre les bras. Asseyez-vous donc, monsieur, lui dit-elle en rougissant. Non, madame, répondit-il, je suis beaucoup mieux ainsi ; madame de Nelfort, n’osant répliquer, dévidoit précipitamment, brouilloit la soie et gardoit le silence ; le chevalier reprenant la parole : Oseroit-on, madame, lui dit-il, vous demander à qui vous destinez cet ouvrage charmant ? (il le savoit, mais il falloit entrer en conversation) Madame de Nelfort sourit : voilà, je crois, dit-elle, la première fois que vous m’ayez fait une question, et même que vous m’ayez adressé la parole ; vous avez encore un peu de rancune, convenez-en ? À cette question, le chevalier soupira et regarda fixement madame de Nelfort qui baissa les yeux, et, dans son trouble, cassa sa soie… Je suis bien maladroite aujourd’hui, dit-elle ; mais laissons-là cet écheveau, vous devez être fatigué… — Ah ! daignez continuer, je suis si bien !… Madame de Nelfort, d’une main tremblante, reprit son peloton, et le chevalier soupirant encore : vous seule ignorez, dit-il, à quel point vous êtes imposante… quelle imprudence et quelle ridicule présomption il faudroit avoir pour oser s’approcher de vous, et pour chercher à fixer votre attention !… À propos, interrompit madame de Nelfort, je vous dois une réponse, vous m’avez demandé pour qui je travaille… — Eh bien, madame ? — Eh bien !… c’est pour l’homme du monde que j’aime le mieux… — Comme cela est injuste !… — Comment ? — Quel don peut ajouter au bonheur de cet heureux mortel ! Mais l’homme infortuné qui vous aime le mieux, c’est celui-là qui est à plaindre. Il ne goûtera jamais le charme de l’espérance ; ne seroit-il pas généreux de lui offrir au moins une consolation ?… Il est vrai que vous ne le connoissez pas, et qu’il ne se nommera jamais… — Vous faites-là une supposition extravagante, je vous assure que personne au monde n’a pour moi l’espèce de sentiment dont vous voulez parler. Ce seroit une si grande folie !… — Oh ! cela, j’en conviens et je vous le disois. Mais cependant vous devez bien penser que dans le nombre des gens qui vous connoissent, il en existe un, surtout, qui vous aime passionnément. — On n’aime point ainsi sans espérance. — Hélas ! qu’en savez-vous ?… Croyez-moi, ce malheur, le plus grand de tous… est possible. Il prononça ces paroles avec un ton de vérité si touchant, que le peloton de soie échappa des mains de madame de Nelfort, et alla rouler à l’autre extrémité du salon. Le chevalier fut obligé de se relever pour l’aller ramasser ; dans cet instant ; la baronne rentra. Le chevalier proposa une promenade dans les champs, on y consentit ; la veste qu’on étoit si pressée de finir, fut laissée là, et l’on sortit sur-le-champ. Au bout d’une demi-heure de promenade, on se trouva en face de la montagne des deux Amans, montagne célèbre par une tradition romanesque qui lui donna son nom, et par la vue ravissante que l’on découvre du haut de son sommet. La baronne et madame de Nelfort ayant dit qu’elles n’avoient jamais eu la curiosité et le courage de la gravir, le chevalier les conjura de tenter cette grande entreprise, et après quelques difficultés on s’y décida. Au bout d’un quart-d’heure de marche, on se trouva à quelques pas d’une espèce de précipice, dans lequel la petite chienne de madame de Nelfort tomba tout-à-coup. Madame de Nelfort fit un cri lamentable, et le chevalier la quittant pour s’approcher du bord de cet endroit escarpé, tressaillit de joie en apercevant Rosette sur ses quatre pattes au fond du précipice. Elle vit, s’écria-t-il, elle marche sans boiter, elle remue la queue, mais elle ne peut remonter, et je vais l’aller chercher. En disant ces paroles, il s’assied sur le bord du chemin, se laisse glisser et disparoît. Arrêtez, arrêtez, s’écria madame de Nelfort éperdue… Mais le chevalier ne l’écoutoit pas, il glissoit avec une excessive rapidité sur un plan uni et presqu’à pic et d’une longueur effrayante ; il arriva au fond sans accident, mais avec ses vêtemens déchirés, et il tomba en roulant sur des buissons d’épines qui lui écorchèrent un peu les mains et le visage. Cependant, madame de Nelfort, pâle et tremblante, se traîne, ainsi que la baronne, sur le bord du précipice, où elles arrivèrent au moment où le chevalier touchoit le fond. Comme il étoit étourdi de la chute, il fut un moment sans se relever. Madame de Nelfort l’appeloit à grands cris, en versant un torrent de larmes : enfin il se releva, et cria qu’il n’étoit point blessé ; madame de Nelfort se pencha sur l’épaule de la baronne, ses yeux se fermoient, elle se trouvoit mal : la baronne la conduisit à quelque distance, au pied d’un arbre. Elle revint à elle, et aussitôt elle retourna avec la baronne sur le bord du précipice ; elle y vit avec attendrissement le chevalier qui caressoit Rosette. Il s’agissoit de remonter, chose infiniment plus difficile que de descendre. Le chevalier tenant Rosette, fit plusieurs tentatives infructueuses qui ne servirent qu’à le fatiguer. Il prit le parti de crier qu’il avoit absolument besoin d’une corde, et comme on n’étoit pas très-loin du petit couvent de religieux situé sur la plate-forme de la montagne, madame de Nelfort et la baronne s’acheminèrent de ce côté, en appelant du secours de toutes leurs forces. Leurs cris répétés par les échos de la montagne, furent enfin entendus. Deux religieux accoururent : on leur demanda des cordes, et au bout de quelques minutes, ils revinrent en apporter. On parvint à tirer le chevalier du précipice : il en sortit, en tenant sur son sein la petite chienne, et se mettant à genoux sur le bord, il déposa Rosette aux pieds de sa maîtresse. La baronne et madame de Nelfort lui tendirent la main, il serra ces deux mains dans les siennes : « Aimable créature ! s’écria la baronne, embrassons-le. Oh ! de tout mon cœur », dit madame de Nelfort en se jetant dans ses bras. Elle fit cette action sans embarras et même sans émotion ; elle ne songeoit qu’au péril qu’il venoit de braver pour elle. Ce tendre baiser fut aussi pur qu’affectueux ; l’amour en conserva le souvenir, mais la reconnoissance seule le donna. Grand Dieu ! vous êtes blessé, dit madame de Nelfort, en voyant son visage et sa chemise ensanglantés. Il répondit que ce n’étoient que de petites égratignures. Madame de Nelfort vouloit retourner au château, mais on étoit plus près du couvent, et l’on se décida à y aller. Le chevalier, pour préserver Rosette d’un nouvel accident, voulut absolument la porter toujours ; il la caressoit ; il avoit l’air de la remercier ; en effet, il lui devoit beaucoup. On passa plus d’une heure sur le sommet de la montagne : on s’étoit établi sur la terrasse tournante qui entoure le couvent et la petite église. Les bons religieux apportèrent de la crème et des fraises ; l’un d’eux conta qu’un valet qui les servoit, étant tombe la nuit dans le même précipice d’où l’on avoit tiré le chevalier, s’étoit cassé la jambe. À ce récit, madame de Nelfort regarda le chevalier avec des yeux pleins de larmes, et le chevalier baisa Rosette, c’étoit répondre. Ensuite on causa, on parla des deux Amans de la montagne, afin de parler d’amour ; on disserta, on s’attendrit, on s’embarrassa, et durant cet entretien, le chevalier, plus d’une fois, caressa Rosette avec transport. Il fallut retourner au château, on y arriva très-fatigués. Le chevalier fut se r’habiller. Madame de Nelfort entra dans le salon, et y conta son aventure avec enthousiasme. Le chevalier revint plus brillant, plus gai, plus aimable que jamais : il joua des proverbes, il se surpassa, et charma tellement tout le monde, que l’on ne tarissoit point sur ses louanges. Madame de Nelfort n’écoutoit pas seulement ces éloges, elle les recueilloit. On pénétra facilement ce qui se passoit dans son ame, et dès ce soir-là il se forma une conjuration de toute la société pour favoriser les desseins du chevalier qui, sans avoir de confident, fut parfaitement servi et secondé, surtout par les femmes. À la vérité, personne n’imaginoit (à l’exception de la baronne) que la fière, la froide, la prudente madame de Nelfort pût faire la folie d’épouser un jeune homme de vingt-six ans, étourdi, léger, dissipateur et ruiné. Mais on se disoit malignement : il sera plaisant de voir une prude, à trente-trois ans, prendre pour premier amant, un homme de cette tournure !… Depuis long-temps, l’excellente réputation de madame de Nelfort, importunoit tant de femmes !… Madame de Nelfort étoit loin de soupçonner cette espèce de complot tacite, elle ne voyoit dans tout ce qu’on lui disoit du chevalier, que de la vérité et de la justice. Mais elle commença à s’effrayer des sentimens qu’elle éprouvoit. Il m’aime, disoit-elle, je n’en saurois douter… il a exposé sa vie pour me rendre Rosette, que ne feroit-il donc pas pour moi !… Pauvre jeune homme ! qu’il est touchant ! Je n’ai pas besoin de m’armer de rigueur avec lui, il ne prétend à rien, il n’a nulle espérance, je lui en impose tant !… Ah ! s’il avoit dix ans de plus !… Mais vingt-six ans !… et la réputation d’une telle légèreté ! On le connoît si mal ! Que le monde est injuste !

Ce jeune homme, si craintif, si dénué de prétentions, se mit enfin à table à côte de madame de Nelfort, et pendant tout le souper, trouva le moyen de lui dire de mille manières, qu’il étoit passionnément amoureux d’elle.

Le lendemain, deux ou trois personnes, montrant le désir d’aller à Dieppe pour voir la mer, cette partie s’arrangea. Madame de Nelfort consentit à en être, par complaisance pour la baronne ; et le chevalier fut du voyage. Rien n’établit ou n’augmente l’intimité comme un petit voyage fait dans la belle saison. On est si rapproché les uns des autres ; on a tant de bienveillance, de bonne humeur ; les repas d’auberge sont si gais ; l’étiquette et les cérémonies si parfaitement oubliées !… et toutes ces choses servent si bien l’amour !… Au bout de tout cela, se trouver sur le bord de la mer, admirer ce magnifique spectacle, à côté de l’objet qui intéresse, s’embarquer dans le même vaisseau, voguer ensemble, se retrouver sur le rivage, s’y promener, y causer, y rêver avec lui ; que de dangers quand on est libre, jeune encore, sensible et présomptueuse ! qu’on se répète, je n’ai rien à redouter, je suis sûre de moi ; mais lui ! qu’il est à plaindre ! que deviendra-t-il ?

Le chevalier qui avoit montré, pendant tout le voyage, la gaîté la plus aimable, parut tomber dans une profonde mélancolie au retour, en approchant du Vaudreuil. Se trouvant seul un soir dans une chambre d’auberge, entre madame de Nelfort et la baronne, cette dernière lui reprocha sa tristesse. « Je regrette Dieppe, répondit-il, en regardant madame de Nelfort, vous y étiez si charmante ! mais au milieu de vingt-cinq personnes, vous allez reprendre votre maintien sévère… Mon maintien sévère ! reprit la baronne en riant, cela me peint à merveille. Je serai confondu dans la foule, poursuivit le chevalier, je n’y verrai que vous, et je n’obtiendrai pas un regard… déjà même vos yeux évitent les miens… Quelle folie ! s’écria la baronne ; je vous regarde, et c’est vous qui détournez la tête. Mais consolez-vous, mon pauvre chevalier, je vous promets de jouer au reversi tous les soirs avec vous ». Pendant ce dialogue, madame de Nelfort eut toujours les yeux baissés. Elle fut plus embarrassée que surprise, en entendant le chevalier s’expliquer aussi clairement devant la baronne, car elle savoit que la baronne étoit sa confidente ; mais respirant à peine pendant cet entretien, elle écoutoit attentivement, et gardoit le silence. Le chevalier poussant un profond soupir, et s’adressant à la baronne : « Que vous êtes cruelle, dit-il, de plaisanter ainsi, quand vous savez que dans cinq ou six jours !… ». Il s’arrêta, mit ses deux mains sur ses yeux, se leva brusquement et sortit. « Que veut-il dire ? demanda madame de Nelfort. Il m’a confié, répondit la baronne, qu’il a le projet de faire un grand voyage. — Comment ? — Oui, il ira passer deux ans en Angleterre. — Deux ans ! — Ce dessein m’afflige ; je l’aime comme s’il étoit mon fils, mais l’intérêt même que je prends à lui, me fait approuver cette résolution. — Pourquoi ? — Oh ! pourquoi : vous le savez bien. Parlons sans feinte, il vous aime éperdument ; que voulez-vous qu’il fasse d’une passion si extravagante ! — Et quand part-il ? — Le lendemain de la Saint-Louis, jour de votre fête. — Dans cinq jours !… Pauvre jeune homme !… — Réellement, le plaignez-vous un peu ? — En doutez-vous ? — Beaucoup. — Vous avez tort. — Quand on plaint un homme aimable, et qu’on n’en aime pas un autre… — Eh bien ? — Eh bien !… on le console. — Mais que feriez-vous à ma place ? — Moi ? je l’épouserois. — Ah ! je ne m’attendois pas à ce brusque conseil. L’épouser ! grand Dieu !… — Pourquoi pas ? — Et son âge ? — C’est un âge charmant. — Et le mien ? — Votre visage a vingt ans. — Et sa réputation, sa légèreté ? — Vous n’y croyez pas. — Le monde ? — S’agit-il de perdre son estime, est-ce un crime de se remarier ? — Dans ce cas, ce seroit une si grande folie !… — Mais si douce !… » — Dans cet endroit de la conversation quelqu’un survint, madame de Nelfort soupira et tomba dans une rêverie qui dura tout le reste du jour.

On arriva au Vaudreuil, le chevalier reprit toute sa réserve avec madame de Nelfort, et, en outre, un air mélancolique qu’il garda constamment. Cependant il ne s’en occupoit pas moins de la fête que l’on devoit donner à madame de Nelfort, et dont il avoit encore imaginé tout le plan. Madame de Nelfort vit arriver ce grand jour avec un chagrin extrême, car la baronne lui répéta plusieurs fois que le chevalier étoit irrévocablement décidé à partir le lendemain. La fête ne commença qu’à sept heures du soir. Le président entra dans le salon, en disant à madame de Nelfort qu’on venoit de l’avertir que des corsaires qui l’avoient vue sur la mer, rôdoient autour du château dans le dessein de l’enlever, et il finit par lui conseiller d’aller se réfugier dans le temple de Vesta. (C’étoit l’une des plus belles fabriques du jardin.) Madame de Nelfort se leva et suivit le président qui la conduisit au temple, dans lequel elle trouva toutes les femmes de la société habillées en vestales ; alors, l’Amour place derrière elle, s’avança, et lui chanta le couplet suivant :

Hélas ! pourquoi prendre la fuite,
Et chercher un nouveau séjour ?
Tu n’éviteras point l’Amour,
Puisqu’il est toujours à ta suite…

Dans ce moment, on entendit des cymbales et les sons d’une musique turque. Les vestales parurent s’effrayer, et quelques minutes après, l’épouvante fut générale en voyant les barbares accourir, investir le temple, et malgré leurs cris, leur résistance, enlever toutes les vestales. Le chef des musulmans, jeune, beau comme le jour, vêtu d’un habit d’or couvert de pierreries, s’élança vers madame de Nelfort, mit un genou en terre, et, avec tout le respect possible, la saisit dans ses bras, l’emporta, et traversa ainsi un long parterre, tandis qu’elle se débattoit vainement. Enfin, on arrive dans une allée où l’on retrouve toutes les vestales assises sur des palanquins, madame de Nelfort est doucement posée dans le sien. On se met en marche au son de la musique, et l’on parcourt ainsi tout le parc magnifiquement illuminé. Madame de Nelfort regardoit en souriant son ravisseur, qui marchoit à côté de son palanquin : apprenez-moi, lui dit-elle, si c’est vous qui avez imaginé cette fête ? Oui, madame, répondit le chevalier ; et, comme vous pouvez facilement le deviner, c’est moi qui ai distribué les rôles… Mais ne m’enviez pas quelques instans d’illusion, demain, au point du jour, tout l’enchantement sera détruit, il ne me restera que le souvenir d’un songe rapide. — Est-il donc vrai que vous partiez demain ? — Me conseilleriez-vous de rester ? — J’ignore… par quels motifs… — Ce n’est pas de l’espérance que je vous demande… mais du moins, l’approbation d’une conduite si désintéressée, si soumise… — Je ne trouve point de soumission dans ce départ, au contraire… je vous verrai partir avec tant de peine ! — Retenez-moi, si vous l’osez… — Ce seroit donc une action bien hardie ? Vous m’effrayez. — Que me diriez-vous pour me retenir ? — Un seul mot : Restez. — Il suffiroit, car ce mot dans votre bouche, et dans la situation où je suis, exprimeroit, promettroit tout. — J’allois vous le dire sans en prévoir la conséquence… — Mais à présent que vous êtes avertie du sens que j’y attacherois, vous vous en garderez bien ? — Il faut au moins y réfléchir. — Tous vos premiers mouvemens me sont contraires, je n’attends rien de mieux de vos réflexions… ainsi demain, avec l’aurore, je serai sur la route de l’Angleterre… Je m’embarquerai à Dieppe, j’ai retenu le vaisseau dans lequel nous avons fait une promenade ensemble, je veux m’y retrouver encore !… Cet entretien fut terminé là, parce que tous les palanquins se rapprochèrent et s’arrêtèrent sur les bords d’un immense canal entouré d’acacias et couvert de barques dorées, illuminées avec des lanternes de couleur, et conduites par des hommes habillés en turcs. Le chevalier, commandant de cette flotte, et chef de la troupe, demanda la parole ; et s’adressant à toutes les dames captives ; il chanta, avec la plus charmante voix, les vers qu’on va lire.

L’Amour sans cesse rebuté,
S’irrite et croît dans le silence ;
Pardonnez à sa violence
Un instant de témérité.
C’est à nous de porter des chaînes,
C’est à vous de donner des lois ;
Vous proclamer nos souveraines,
Ce n’est que vous rendre vos droits.

Pour nous punir de notre offense,
Parlez, voulez-vous nous bannir ?
Victimes de l’obéissance,
C’en est fait, nous allons partir !…
Mais en prononçant la sentence
De cet exil si rigoureux,
Songez combien il est affreux
De s’embarquer sans l’espérance !

Au dernier vers de cette ariette, toutes les dames, à l’exception de madame de Nelfort, s’écrièrent à la fois qu’elles consentoient à s’embarquer aussi. Ce qui fut exécuté avec une gaîté très-bruyante, au moment même. Dans ce tumulte, le chevalier s’écarta un peu de la foule pour conduire madame de Nelfort à la barque qu’il lui destinoit, et qui ne pouvoit contenir que deux personnes avec le conducteur. Vous seule, madame, lui dit-il, vous seule avez gardé le silence… j’en sais trop la raison !… J’offrois de partir… Voulez-vous donc que ce soit sans délai… Oh ! non, restez, reprit vivement madame de Nelfort… Grand Dieu ! s’écria le chevalier, quel mot prononcez-vous !… Ah ! si ce n’est qu’un jeu, si tout ceci n’est qu’une illusion, que voulez-vous que je fasse désormais d’un tel souvenir et de la vie ?… Restez, répéta madame de Nelfort, d’une voix basse mais distincte… Le chevalier, au comble de ses vœux, saisit la main qu’elle appuyoit sur son bras, en s’écriant : Vous êtes donc à moi !… Il entra dans le bateau, et là, tête à tête avec elle, il fit éclater sans contrainte tous les transports de sa joie… Les sermens furent prononcés, les paroles données, le jour indiqué… Madame de Nelfort répétoit bonnement : Comme la baronne et le président seront surpris !… Et le soir même, quand elle leur confia ce grand secret, ils lui dirent : En vérité, nous l’avions prédit.

Le mariage se fit quelques jours après, dans la chapelle du château. Madame de Nelfort fut critiquée, désaprouvée, chansonnée, mais justifiée dans la suite par la conduite de son mari : elle eut la gloire de le corriger, de le fixer ; et l’on oublia son imprudence, car une épouse heureuse est toujours estimée.


  1. Exactement vraie.