Nouveaux contes moraux et nouvelles historiques/Le Jupon vert

LE JUPON VERT.
ANECDOTE[1].


Valcour, jeune homme très-distingué par son esprit et par ses sentimens, voyageoit dans le Nord, durant l’automne de 1789. Il s’arrêta quelques jours à Breslau. Il avoit une lettre de recommandation pour un riche négociant de cette ville, nommé M. Molten ; il se rendit chez lui, et lui remit sa lettre. M. Molten étoit un homme de quarante-deux ans, qui joignoit à beaucoup d’esprit naturel une grande originalité de caractère, une extrême bonhomie, et une ame sensible et généreuse. Il avoit rencontré dans sa vie beaucoup de fourbes et de fripons ; il avoit aussi connu des gens véritablement honnêtes ; il n’estimoit pas la multitude, mais il n’étoit point misanthrope, il croyoit à la vertu. Son antipathie pour toute espèce d’affectation, influoit beaucoup sur son extérieur qui pouvoit déplaire et repousser ; au premier coup d’œil, son air étoit froid, son ton sec, et même souvent brusque. Naturellement observateur, il avoit remarqué qu’il faut, en général, se défier de ceux qui ont des manières affectueuses, et qui s’empressent de montrer une grande sensibilité ; et voulant éviter tout ce qui pouvoit ressembler à l’exagération et à la fausseté, il tomboit communément dans l’extrémité contraire, il manquoit fréquemment de politesse, et sa franchise dégénéroit quelquefois en rudesse.

La lettre que lui présentoit Valcour étoit de l’homme du monde qu’il estimoit le plus ; il la décacheta sur-le-champ, et la lut avec attention. On lui faisoit de Valcour le plus grand éloge ; on lui mandoit que ce jeune homme voyageoit pour tâcher de se distraire de la perte d’un frère chéri.

La figure de Valcour, sa pâleur, et la douceur de sa physionomie, intéressèrent M. Molten. Mon ami, en vous donnant cette lettre, dit-il, vous l’a-t-il communiquée ? — Non, monsieur, répondit Valcour, qui trouva cette question assez singulière, je ne l’ai point lue ; elle ne m’a été envoyée que cachetée, et à l’instant de mon départ : mais oserois-je vous demander si elle contient quelque chose qui doive vous étonner ? — Point du tout, c’étoit une simple curiosité. Comptez-vous rester quelque temps à Breslau ? — Huit jours. — On me mande que vous voyagez pour votre santé. — Oui, elle est un peu dérangée. — Quel est le mal dont vous souffrez ? — Ce n’est rien, quelques maux de tête… Valcour, que cet interrogatoire ennuyoit, fit cette dernière réponse d’un ton impatienté qui plut excessivement à M. Molten, enchanté d’ailleurs que Valcour n’eût pas dit un seul mot de sa douleur de la mort de son frère. Monsieur, reprit-il en se déridant tout-à-fait, je vous supplie de regarder ma maison comme la vôtre, et de me faire l’honneur de dîner dès aujourd’hui chez moi, si vous n’avez point d’autre engagement. Valcour ayant accepté l’invitation, M. Molten passa avec lui dans son salon. Ils y trouvèrent madame Molten, jeune femme de vingt ans, d’une figure agréable et fraîche, et d’un maintien doux et timide. Elle étoit entourée de trois petits enfans beaux comme des anges. Ce tableau plut à Valcour, il le contempla en silence. M. Molten lui sut encore beaucoup de gré de ne dire à ce sujet aucune fadeur. On se mit à table, la conversation fut animée entre M. Molten et Valcour qui, réciproquement, furent très-satisfaits l’un de l’autre. Madame Molten ne parla point, parce qu’elle ne savoit pas le français, d’ailleurs, sa timidité étoit extrême : on voyoit qu’elle aimoit tendrement son mari ; mais, en même temps, son respect pour lui sembloit aller jusqu’à la crainte, quand on ne savoit pas que cette excessive déférence n’étoit en elle que l’effet et l’expression d’une vénération profonde et de la plus vive reconnoissance.

Deux jours après, M. Molten mena Valcour à sa maison de campagne ; Valcour y vit un beau portrait de femme qui le frappa ; et questionnant sur ce tableau, M. Molten répondit que c’étoit celui d’une sœur qu’il avoit eu le malheur de perdre. Valcour soupira, et détourna la tête. Avez-vous des frères ? reprit M. Molten. À cette question, Valcour ne répondit que par un non mal articulé ; et, sur-le-champ allant à la fenêtre 5 il l’ouvrit, et parla d’autre chose. M. Molten, dont Valcour venoit de gagner tout-à-fait le cœur, se rapprocha de lui, en disant : C’est demain mon jour de naissance ; ma femme me donne toujours à cette époque une petite fête dans cette maison ; je n’y reçois que mes amis intimes, c’est-à-dire, trois personnes qui viendront ici coucher ce soir : faites-moi la grâce de rester avec nous, et de ne vous en aller qu’après demain. Valcour y consentit. La petite société survint ; on causa, on fit une partie de wisk, on soupa, et l’on se coucha à onze heures. Le lendemain on se rassembla pour déjeûner, à neuf heures, dans le salon. Madame Molten parut avec ses enfans, qui offrirent des bouquets à M. Molten ; et ce dernier, s’avançant vers sa femme, la regarda avec une expression de sentiment et d’attendrissement que Valcour n’avoit point encore remarquée sur son visage ; mais ce qui fixa toute l’attention de Valcour, ce fut l’étrange habillement de madame Molten. Ses beaux cheveux blonds étoient tressés avec élégance sur sa tête, et rattachés par un ruban blanc ; elle avoit un joli spencer de velours violet, son cou étoit orné d’une chaîne d’or, et d’un superbe collier de perles fines ; et, avec toute cette parure, elle avoit un vieux vilain jupon vert d’une grosse étoffe de laine, et dont une demi-douzaine de larges trous étoient grossièrement raccommodés avec des pièces de toutes couleurs. En considérant ce singulier costume, Valcour fut d’autant plus surpris, qu’aucun des spectateurs ne paroissoit étonné. Il avoit vu, tous les jours précédens, madame Molten parfaitement bien mise, et il ne concevoit pas le motif qui pouvoit l’engager à se travestir de la sorte, et à choisir un tel habit de fête. Cependant, n’osant questionner à ce sujet, la journée entière se passa sans que cette bizarrerie lui fût expliquée ; il observa seulement que M. Molten parut beaucoup moins froid qu’à l’ordinaire, et que durant tout le jour, il eut continuellement les yeux fixés sur sa femme. Enfin, après souper, comme il faisoit très-froid, on s’établit autour d’un grand poêle, et M. Mollen s’adressant à Valcour : J’admire voire discrétion, lui dit-il ; cependant, convenez que le jupon vert excite un peu votre curiosité. — Oui, je l’avoue, répondit Valcour, et je vous assure que vous me soulagez beaucoup en m’en parlant. — Ah ! reprit M. Molten, si vous aviez mes yeux, combien ce jupon vous plairoit ! Ida, (c’est ainsi qu’il appeloit sa femme), Ida me paroît toujours aimable ; mais avec ce jupon, qu’elle est touchante et belle !… En disant ces mots, les yeux de M. Molten se remplirent de larmes, et Valcour fut vivement ému. Les amis de M. Molten le pressèrent de conter son histoire à Valcour. Je le veux bien, dit-il, en regardant Valcour ; vous êtes digne d’entendre ce récit ; vous avez une ame sensible. — Comment le savez-vous ? reprit Valcour en souriant. — Je m’y counois, répondit M. Molten. Enfin, puisque vous le desirez, je vaisvous conter mon histoire : cette narration n’embarrassera point Ida qui n’entend pas du tout le françois. À ces mots, Valcour rapprocha sa chaise de M. Molten ; Ida prit son sac, et se mit à tricoter. Il y eut un moment de silence ; ensuite, M. Molten commença son récit dans ces termes :

« Il y a environ cinq ans que mes affaires m’obligèrent à faire un voyage à Berlin, au commencement de l’été. J’étois garçon alors. Quelques jours après mon arrivée à Berlin, je fus un matin, à sept heures, déjeuner dans un café. En attendant le chocolat qu’on me prépare, je demande une pipe, je m’établis dans un coin du salon où j’étois tout seul, et je me mets à fumer. C’étoit un dimanche. Au bout d’un quart-d’heure, une jeune fille de seize ans, fraîche comme une rose, vient m’aporter mon déjeûner. Elle avoit un air craintif et timide qui m’intéressa ; elle baissoit les yeux, et posa sur la table, sans me regarder, le plateau qu’elle portoit. Je suppose, lui dis-je, que vous ne servez pas ici depuis long-temps. — Non, monsieur, je n’y suis que depuis cinq jours. — Est-ce votre première condition ? — Non, monsieur, j’ai servi, pendant deux mois, avant de venir dans cette maison, une bien bonne dame… Ici, la jeune fille fit une petite mine touchante, pour s’empêcher de pleurer. Et pourquoi, repris-je, avez-vous quitté cette bonne dame ? — Parce qu’elle est morte tout d’un coup. En disant ces paroles, la jeune fille se retourna, et me quitta en s’essuyant les yeux. Dans ce moment, une pauvre femme frappe doucement à la porte vitrée qui donnoit sur la rue. La jeune fille se retourne, l’aperçoit, et court vers la porte qu’elle entr’ouvre : alors, voyant que cette pauvre femme qui demandoit l’aumône étoit enceinte, et qu’elle paroissoit accablée de fatigue, elle lui donna quelques pièces de monnoie, et, l’invitant à se reposer, elle la prend par la main, l’introduit dans la salle, et la fait asseoir sur une chaise, à l’endroit le plus éloigné de la place que j’occupois. Après cela, elle va lui chercher un petit pain, et elle entre en conversation avec elle. La pauvre femme lui conte qu’elle est prête d’accoucher, et qu’elle manque de tout pour elle et pour l’enfant qui va naître. Elle exprime surtout le désir d’avoir un jupon ; le sien étoit tout-à-fait en guenille. Oh bien ! dit la jeune fille, ma maîtresse en a je ne sais combien ; je vais lui en demander un pour vous : attendez-moi ici. En disant ces paroles, elle sort précipitamment. Elle fut près d’un quart-d’heure absente ; enfin elle revint, mais à moitié déshabillée ; car elle avoit ôté son habit des dimanches, c’est-à-dire, une jupe d’indienne toute neuve, qu’elle tenoit ployée sur son bras ; elle n’avoit gardé que le corsage, et son jupon de dessous, tout usé, et tout rempli de pièces ; et qui est ce même jupon vert qui vous a causé tant de surprise… » Dans cet endroit du récit de M. Molten, Valcour attendri se retourna pour regarder madame Molten qui sourit en rougissant, car elle vit bien que l’on parloit d’elle ; et M. Molten continuant sa narration : « Rien, dit-il, n’embellit un joli visage comme une ame bienfaisante ! Cette jeune fille que je n’avois trouvée que gentille, parée de son habit des dimanches, me parut une créature angélique avec ce vieux jupon vert. Elle s’approcha de la pauvre femme, en disant, Tenez, voilà un jupon ! — Mais ce jupon, c’est le vôtre : vous l’aviez tout-à-l’heure ? — Prenez toujours. — Votre maîtresse a donc refusé de m’en donner un ? — Hélas ! oui. Emportez celui-ci. — Il m’en coûte de vous dépouiller ! — Je vous le donne de si bon cœur ! — Dieu vous récompensera de votre charité. — Où demeurez-vous ? — Dans la rue Guillaume, à côté de l’épicier. — C’est bon ; quand je le pourrai, j’irai vous voir ; mais allez-vous-en, car ma maîtresse va venir. Je ne perdis pas un mot de ce dialogue, quoique la jeune fille parlât toujours à voix basse. Pendant ce temps-là, je fumois, et j’avois l’air de ne pas faire la moindre attention à tout ce qui se passoit à l’autre bout de la salle. La pauvre femme sortit, en emportant la belle jupe d’indienne, et, presqu’au même instant la maîtresse du café parut. C’étoit une grosse femme de trente ans, très-parée dès le matin, ayant des mirzas de perles, une belle robe d’étoffe, une grande chaîne d’or au cou, une physionomie refrognée, et des manières impertinentes. La jeune fille, en l’apercevant, voulut se sauver par une autre porte ; mais sa maîtresse la rappela, et, après lui avoir donné quelques ordres, fixant ses yeux sur le jupon vert : Qu’est-ce donc que cela ? lui dit-elle, d’un ton aigre, comme vous voilà faite, et un Dimanche ! Dieu me pardonne, vous vous êtes déshabillée ; mais quelle idée donc ! à l’heure où tout le monde va venir ! Êtes-vous folle ?… Voulez-vous bien répondre ?… — Madame !… — Eh bien ! madame,… pourquoi avez-vous ôté votre habit ?… — Madame !… — Ah ça, finirez-vous ? qu’est-ce que cela signifie ?… À chaque question, la maîtresse du café s’animant davantage, et haussant la voix de plus en plus, la jeune fille, entièrement déconcertée, restoit debout et immobile, sans pouvoir proférer une parole. Sa maîtresse perdant patience, s’avance vers elle, et lui donne un soufflet, en disant : Imbécile ! allez vous r’habiller… — Mon Dieu, madame, reprit la pauvre petite en pleurant, cela m’est impossible — Comment, impertinente ?… — Madame, pardonnez-moi ; j’ai donné mon jupon d’indienne, et je n’ai plus que celui-ci… — Quel fagot me faites-vous là ? menteuse, insolente, effrontée ! Ici, ne pouvant plus me contenir : Elle ne ment point, dis-je, en m’adressant à la dame ; en effet, elle a eu pitié d’une infortunée prête d’accoucher, et elle lui a donné son jupon. Sûrement, madame, vous approuverez cette action d’humanité ; n’en auriez-vous pas fait autant à sa place ?… À ces mots le visage de la maîtresse du café se couvrit, non de cette aimable rougeur qui donne à l’innocence un charme si doux, mais de cette couleur d’écarlate, causée par la colère, et qui surtout enlaidit la physionomie d’une femme. Oh ! chacun a ses pauvres, répondit-elle, et je n’ai pas la sottise de donner à des coureuses. Quant à vous, mademoiselle, poursuivit-elle en s’adressant à la jeune fille, vous pouvez chercher une autre condition… Allez faire votre paquet, et sortez sur-le-champ. Cette vilaine femme oublioit que la loi ne permet pas de renvoyer ainsi les domestiques[2]. La jeune fille ne répliqua pas un mot, et disparut. Une autre servante survint : je me levai et je sortis ; mais je fus dans une promenade voisine, où je m’assis sur un banc. Au bout d’un quart-d’heure, je vis paroître la jeune servante, tenant un petit paquet sous son bras ; et se disposant à traverser l’allée où j’étois : je me levai, je fus à sa rencontre ; elle fit un léger mouvement de surprise en me revoyant ; je m’approchai d’elle, et je lui demandai où elle alloit. Je vais, répondit-elle, chez une amie, pour la prier de me trouver une autre condition. — Je m’en charge, lui dis-je : venez, suivez-moi. — Mais, monsieur, vous ne me connoissez pas. — Je vous connois parfaitement. — Monsieur, je ne veux servir qu’une dame. — Vous me conterez cela tout-à-l’heure. Suivez-moi, vous dis-je. Elle obéit, quoiqu’avec un peu d’inquiétude. Arrivée à ma maison qui étoit sous les tilleuls, la jeune fille me dit : Est-ce ici chez la dame ? — Non, c’est chez moi. — Mais, monsieur, vous savez… — Je ne veux que vous recommander à mon hôtesse. En effet, je la menai dans la chambre de l’hôtesse que je priai de la loger et de la nourrir, en ajoutant que je payerois sa dépense ; ensuite je sortis, et je ne rentrai qu’à minuit. Le lendemain, je fis dire à la jeune fille que je desirois lui parler ; elle vint. Elle avoit questionné l’hôtesse, et elle étoit tout-a-fait rassurée sur mon caractère et sur mes intentions. Je la fis asseoir, et nous eûmes ensemble un assez long entretien. Elle m’apprit qu’elle s’appeloit Ida[3] ; qu’ayant perdu ses parens dès le berceau, on l’avoit mise, dans son enfance, à l’hospice des Orphelines ; qu’elle n’en étoit sortie que pour entrer au service d’une vieille dame qu’elle avoit vu mourir ; qu’après cet événement, elle avoit trouvé un asyle, pendant quelques mois, chez une honnête lingère de sa connoissance, et qu’ensuite la crainte d’être à charge à son amie l’avoit engagée à se placer dans ce café dont elle étoit renvoyée au bout de cinq jours. Eh bien ! Ida, lui dis-je, voulez-vous rester avec moi ?… — Ah ? monsieur, répondit-elle, si vous étiez une dame, ou seulement un vieillard !… — Mais, Ida, j’ai trente-sept ans ; je pourrois être votre père, et je désire vous en tenir lieu. — Monsieur, je ne veux absolument servir qu’une dame. — Nous reprendrons cet entretien : en attendant, recevez ceci pour vous acheter des habits. Mais, sur toutes choses, ne vous défaites point de votre jupon vert ; je veux que vous me promettiez de le garder toujours. — Monsieur badine. — Point du tout. J’exige que vous conserviez précieusement ce jupon. En disant ces mots, je remis en ses mains la petite bourse que je lui présentois, et qui contenoit dix frédérics d’or, et je la congédiai. Je m’établis à mon bureau, et j’écrivois, lorsqu’au bout de quelques minutes Ida rentra, en tenant la bourse que je venois de lui donner ; elle s’approcha d’un air timide, et posant la bourse sur ma table : Monsieur, dit-elle, il n’est pas possible que vous ayez voulu me donner une telle somme ; la voilà. — Pourquoi donc, pas possible ? — Monsieur, c’est trop fort… je n’ai rien fait pour cela. — Ida, reprenez cet argent, et ne m’interrompez point ; j’écris des lettres d’affaires. — Monsieur, c’est trop : cela n’est pas naturel… — Vous n’avez point d’argent ; j’en ai, je vous en donne ; et vous ne trouvez pas cela naturel ?… C’est que… Quoi !… Vous rougissez, et vous avez raison ; car je crois que vous avez quelque mauvaise pensée. — Oh ! non, monsieur, je vous assure. — Écoutez-moi : vous m’intéressez, parce que je vois que vous êtes une fort honnête fille, et vous devez, de votre côté, me rendre justice, et ne pas me soupçonner, sans raison, d’être un suborneur, et par conséquent un scélérat. — Ô Dieu ! monsieur…… Eh bien ! reprenez donc cette bourse, et allez-vous-en. — Mais, monsieur, vous me donnez peut-être cet argent dans l’idée que j’entrerai à votre service, et… — Non, je ne prétends point par-là vous engager ; vous êtes parfaitement libre, et vous pouvez même, si vous le voulez, quitter cette maison dès aujourd’hui. — Oh ! monsieur, vous êtes si bon que je me fie entièrement à vous. Et sûrement je resterai volontiers ici, tant que vous serez à Berlin ; je vous demande la permission de vous servir, d’arranger vos chambres, et de travailler pour vous, si vous avez de l’ouvrage à me donner. — C’est bon, Ida, je vous rappellerai quand j’aurai besoin de vous. — Monsieur, me permettez-vous de sortir seulement pour une heure et demie ? — Volontiers ; mais où irez-vous ? — Je voudrois aller acheter plusieurs petites choses. — Allez. À ces mots, Ida, très-attendrie, très-émue, prit la bourse, et sortit précipitamment. Un instant après, je chargeai un valet de la maison de la suivre de loin sans qu’elle pût s’en apercevoir, et de revenir avec elle, afin de me rendre compte de ce qu’elle auroit fait. Ida rentra. Le valet vint quelques minutes après elle : je l’interrogeai ; il me dit qu’Ida avoit d’abord été dans la rue Guillaume, à côté d’un épicier… Je devinai facilement que c’étoit chez la pauvre femme… Ida, ensuite avoit acheté différentes choses dans deux ou trois boutiques. Il étoit dix heures du matin ; je sortis, je me rendis chez la pauvre femme, je la questionnai, et mon attendrissement fut extrême, en apprenant que la généreuse Ida lui avoit donné quatre frédérics. Voulant achever de connoître cette intéressante créature, je fus à l’hospice des Orphelines, où l’on me confirma la vérité de tout ce qu’elle m’avoit dit, et de plus on me fit l’éloge le plus touchant de sa conduite et de son caractère. Je rentrai chez moi, j’y dînai ; Ida vint me servir, je la revis avec un nouvel intérêt. Comme elle m’avoit dit le nom de son amie la lingère, je chargeai mon hôtesse d’aller chez cette femme, et d’y prendre encore des informations sur Ida ; et mon hôtesse me conta, en revenant de chez la lingère, que cette dernière ayant manqué d’ouvrage, et étant tombée malade, Ida l’avoit soignée, veillée, et même avoit vendu ses habits pour lui procurer de l’argent, chose que la lingère n’avoit découvert que depuis deux jours : enfin, mon hôtesse s’étoit chargée de remettre à la bonne Ida quelqu’argent que lui envoyoit son amie.

« Cinq ou six jours après, j’annonçai à Ida que mes affaires étant terminées, j’allois incessamment retourner à Breslau. Aussi-tôt Ida fondit en larmes. Ida, lui dis-je, pourquoi pleurez-vous ? — Je serois bien ingrate, si je pouvois vous voir partir sans chagrin !… — Ida, je suis digne de votre confiance, ouvrez-moi votre cœur, je veux vous assurer un sort, je veux vous établir ; je vous donnerai une dot. Dites-moi donc si vous avez du penchant pour quelqu’un ; je vous marierai avant mon départ. — Non, monsieur, je n’ai pas encore pensé au mariage, et je n’ai remarqué aucun garçon, je n’en connois pas du tout. — Mais rappelez-vous bien… — Monsieur, je vous dis la vérité… — Quoi ! personne encore ne vous a recherchée ? — Non, monsieur. — Je veux vous trouver un mari. — Oh ! non, monsieur, je vous en prie… — Eh bien ! voulez-vous rester avec moi, et me suivre à Breslau ? — Oui, monsieur ; car je vous respecte comme un père. — Et moi je vous aime beaucoup, parce que vous êtes vertueuse, et que vous faites le bien comme on doit le faire, sans orgueil, et sans vous en vanter. Je désire m’associer à vos bonnes actions ; ainsi je vous charge d’annoncer à la pauvre femme de la rue Guillaume, qu’elle peut compter sur une pension de douze frédérics par an : je lui en laisserai le contrat avant de quitter Berlin. — Oh ! monsieur, s’écria Ida, en joignant les deux mains avec la plus touchante expression, monsieur !… permettez-moi de sortir sur-le-champ pour lui annoncer cette bonne nouvelle. En disant ces paroles, Ida me quitta, sans attendre de réponse.

« Le surlendemain, la pauvre femme accoucha d’une fille, que je tins sur les fonts de baptême avec Ida. Je donnai à l’enfant une layette qu’Ida eut le plaisir de porter à la mère, avec quelqu’argent et le contrat en bonne forme que j’avois promis. En revenant de la rue Guillaume, Ida fut étrangement surprise de trouver, dans sa chambre, une grande corbeille dans laquelle étoit un trousseau complet, du linge, des habits de dame, des dentelles, et une petite cassette ouverte, contenant quelques bijoux et cent frédérics d’or. Ida fut chercher l’hôtesse pour lui demander pourquoi l’on avoit mis toutes ces belles choses dans sa chambre. L’hôtesse lui répondit qu’elle l’ignoroit, mais qu’elle savoit seulement que c’étoit par mon ordre. Dans ce moment, je fis appeler Ida qui vint aussi-tôt, et qui me répéta la question qu’elle venoit de faire à l’hôtesse. Toutes ces choses, répondis-je, sont pour vous. — Pour moi, monsieur ? — Oui, elles vous appartiennent. — Des robes d’étoffe, des bijoux, une quantité d’or ! — Encore une fois, tout ce que j’ai fait mettre dans votre chambre est à vous. — Et qu’en ferai-je ! Une pauvre servante comme moi s’habiller ainsi ! que penseroit-on !… Monsieur, vous voulez m’éprouver ?… — Point du tout : je hais les épreuves ; elles supposent la défiance. — Quelle est donc votre idée ? — Quelle est la vôtre ?… Vous n’osez répondre ? Ida, vous avez encore une mauvaise pensée… — Non, pas à présent, monsieur ; oh ! je vous respecte trop… mais je crois que vous ne parlez pas sérieusement. — Vous vous trompez, et je vous en donne ma parole. — Monsieur, il m’est impossible… — Point de refus, Ida, je les prendrois pour des soupçons injurieux. Je mérite votre estime et votre confiance… — Ah ! monsieur, Dieu sait combien je vous honore… et du fond de mon ame… — Prouvez-le-moi donc. — Que faut-il faire ? — Accepter mes bienfaits, parce que mes intentions sont droites et pures. — Je vous obéirai, monsieur ; mais vous n’exigerez pas que je mette des grandes robes de soie, des colliers d’or et des pendeloques ? — Pardonnez-moi ; et même, je vous prie d’aller sur-le champ dans votre chambre, pour vous y habiller avec la plus grande, la plus belle robe, de ne pas oublier de mettre les colliers d’or et les pendeloques ; ensuite vous reviendrez ; à neuf heures, nous souperons ensemble. — Mon Dieu, monsieur !… — Pas un mot de plus ; allez, Ida. À cet ordre positif, donné d’un ton très-sévère, Ida, sans hésiter davantage, me quitta. Il étoit sept heures du soir. D’après mes invitations, deux de mes amis vinrent à huit heures ; je les mis au fait de tout ce que je prétendois faire. Un moment après, survinrent mon hôtesse et la lingère, amie d’Ida, que j’avois pareillement invitées à souper, mais sans les prévenir de mon dessein. Toutes ces personnes étant rassemblées, j’envoyai chercher Ida. Ce fut une chose plaisante de la voir paroître, habillée en dame, la tête penchée d’un air honteux, le sourire sur les lèvres, les larmes aux yeux, les joues colorées du plus vif incarnat, et ne sachant que faire de ses bras, de ses mains, et surtout de la longue queue de sa belle robe… Sa confusion redoubla en apercevant la compagnie ; elle se cacha le visage avec un pan de sa robe, en disant : C’est pour obéir à mon maître. Je m’avançai vers elle, et la prenant par la main : Mesdames, dis-je, en m’adressant à l’hôtesse et à la lingère, je vous présente ma promise[4], et je vous invite à notre noce qui se célébrera d’aujourd’hui en huit. À ces mots, les deux femmes firent une exclamation de joie ; Ida pâlit, rougit, en s’écriant : Bon Dieu, monsieur !… Elle chanceloit ; je la soutins… Ida, repris-je, y consentez-vous ? — Oh, monsieur, répondit-elle, en serrant fortement mes deux mains dans les siennes… Elle s’arrêta ; ses pleurs couloient avec abondance, et tomboient sur mes mains ; elle me regardoit fixement, avec une expression qui me pénétroit !…… Après un instant de silence, tout-à-coup elle se précipite à genoux, en disant : Non, monsieur, non, cela ne sera point, on vous blâmeroit ; non, je n’abuserai point ainsi de votre générosité….. Elle parloit avec une extrême véhémence, car le sentiment lui ôtoit absolument toute sa timidité. Je la relevai, et la conduisant près d’un canapé, je m’assis à côté d’elle. Ida, lui dis-je, il est certain que si j’étois un prince, et que j’eusse la même manière de sentir, ce seroit toujours vous que je choisirois pour ma femme, mais comme, grace au ciel, je ne suis qu’un bourgeois de Breslau, il me semble que je ne fais rien de singulier, en épousant une roturière de Berlin. Je ne déclame point contre les gens qui ne se marient que pour augmenter leur dépense, pour avoir une maison mieux meublée, des jardins plus étendus ; je désaprouve encore moins celui qui, séduit par les talens et la beauté, ne cherche dans la compagne de toute sa vie, qu’une belle danseuse ou une grande cantatrice : pour moi, je voulois de l’innocence, de l’ingénuité, de la bonté ; le ciel m’a fait connoître Ida, et je l’en remercierai jusqu’à mon dernier soupir. Pour toute réponse, Ida se jeta dans mes bras, en appuyant et cachant sur mon épaule, son visage baigné de pleurs… La lingère et l’hôtesse vinrent l’embrasser ; mes amis la félicitèrent avec attendrissement : le reste de la soirée se passa délicieusement pour moi ; nos quatre convives prenoient une part sincère à notre bonheur ; et Ida, se livrant naïvement à sa joie, répétoit à chaque minute, en me serrant la main : Ah ! que je suis heureuse !

« Le lendemain, notre bonne hôtesse se chargea du soin d’habiller et de parer Ida, qui, mise avec goût, parut charmante à tous les yeux. Elle sortit en voiture, pour aller dans la rue Guillaume faire part de son mariage à la femme qui devoit s’intéresser si vivement à son sort. La lingère eut, ainsi que l’hôtesse, une visite et un beau présent, et le soir je soupai tête-à-tête avec Ida.

« Il fut décidé que notre mariage se feroit sans aucune cérémonie dans mon salon ; et que nous n’aurions, à notre repas de noce, que notre pasteur et les quatre personnes que j’avois invitées.

« La veille du jour solennel, Ida me demandant comment elle devoit s’habiller le lendemain : Ida, lui répondis-je, nous n’aurons pour témoins que quelques amis qui savent tous les détails de votre histoire ; ainsi, ce que j’ai à vous proposer ne doit pas vous paroître très-bizarre. Voulez-vous être mise de la manière qui vous sied le mieux à mes yeux ?… — Ah ! oui, celle-là seule peut me plaire. — Eh bien ! mettez votre vieux jupon vert… — Ce vieux jupon rempli de pièces !… — Ma chère Ida, c’est avec ce jupon que vous avez gagné mon cœur. Je vous ai priée de le conserver toujours ; il m’est si cher, que je veux le consacrer : je veux que vous le portiez le jour de notre noce, et chaque année le jour de ma naissance. Je ne vous dirai point de ne pas rougir de porter un vêtement qui vous rappellera une honorable pauvreté ; je serois plutôt tenté de craindre que vous ne puissiez le porter sans orgueil, car il vous retracera aussi l’action la plus charitable et la plus vertueuse. Vous n’êtes pas la première jeune fille dont l’amour ait changé la destinée ; mais il en est très-peu qui, comme vous, n’aient dû leur fortune qu’à la seule vertu. Soyez donc toujours humble, bonne et sensible ; soyez toujours la bienfaisante Ida ; conservez-en le nom, les sentimens et les mœurs : pour moi, loin de vouloir dissimuler votre naissance et votre état, j’en instruirai, avec plaisir, mes parens et mes amis ; je m’honorerai de vous avoir choisie : mon affection pour Ida prouvera mon amour pour la vertu. Maintenant, répondez-moi : consentez-vous à mettre demain le jupon vert ? Oh ! de tout mon cœur, s’écria vivement Ida, je l’aime aussi, puisque je lui dois tant ; et sans la crainte de l’user tout-à-fait, je voudrois, à présent, le porter tous les jours.

« En effet, Ida, au grand déplaisir de la lingère et de l’hôtesse, se maria le lendemain avec le jupon vert, pour toute parure ; mais après la bénédiction nuptiale, je la priai de céder aux désirs de ses deux amies ; le jupon vert fut emballé, et l’on revêtit Ida de ses plus beaux habits. Je restai encore quelques jours à Berlin : ensuite je partis pour Breslau avec ma femme. Dans les deux premières années de mon mariage, je m’occupai beaucoup du soin d’achever l’éducation d’Ida : cette éducation avoit été fort bien commencée, à mon gré, dans l’hospice des Orphelines de Berlin. Vous avez pu connoître les principes et les sentimens d’Ida ; elle avoit d’ailleurs une belle écriture, elle comptoit bien, elle aimoit le travail ; j’achevai de former sa raison par de bonnes lectures et une société bien choisie, et je connus qu’il est bien facile d’étendre et de perfectionner un esprit que rien n’a pu gâter, lorsqu’il est réuni à une ame sensible et pure. Ida est aujourd’hui pour moi, non-seulement une compagne douce, attentive et chérie, une bonne ménagère, mais une amie utile que je puis consulter avec fruit sur tout ce qui m’intéresse. Enfin, je me suis marié pour être heureux dans mon intérieur, et ce vœu si naturel, et formé si rarement, est parfaitement exaucé. »

M. Molten ayant cessé de parler, Valcour se retourna du côté d’Ida ; et mettant un genou en terre devant elle, il s’inclina, saisit un pan du jupon vert sur lequel il appuya sa bouche ; et jamais le bas de la jupe magnifique d’une reine ou d’une impératrice, ne fut baisé avec plus de respect et de vénération.


  1. Le fond en est vrai ; l’héroïne est Allemande, et jeune encore.
  2. En Allemagne on est obligé de les prévenir trois mois d’avance.
  3. Ce nom, qui peut en France paroître romanesque, est en Allemagne le nom le plus ordinaire des servantes.
  4. C’est l’expression allemande, ce qui signifie prétendue ou future.