Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage autour du Mont Blanc/17

Voyage autour du mont Blanc



DIX-SEPTIÈME JOURNÉE.


Ce matin, il s’agissait de partir de bonne heure, mais beaucoup de souliers mis en réparation la veille ne sont pas encore arrivés. Plusieurs donc profitent de la circonstance pour se faire servir occasionnellement de simples grosses tasses de café au lait dans lesquelles ils trempent par hasard de simples énormes brioches. Ce n’est point là un déjeuner, car on ne déjeunera qu’à Lax ; mais ce sont de ces riens qui aident à attendre qu’une empeigne soit rapiécée ou qu’une semelle ait été corroborée au moyen d’un épais doublage marqueté de têtes de clous. En général, les savetiers de village s’acquittent de cette opération bien, diligemment et avec plaisir, parce que c’est pour eux une agréable aubaine ; en sorte que, de village en village et de savetier en savetier, l’on peut faire aller une paire de mauvais souliers jusqu’au bout du monde. L’économie sans doute conseille d’en user ainsi, mais bien plus encore l’expérience. Voici à ce sujet des aphorismes.

— Pour le voyageur à pied la chaussure est tout, le chapeau, la blouse, la gloire, la vertu ne viennent qu’après.

— Un rebord qui agace, une empeigne qui presse, une pointe qui serre, un talon qui frotte, un pli qui lime, c’est la mort de la joie et le commencement des grandes âcretés. Voici un site sans pareil, un festin splendide, un Schauspiel de toute magnificence… Ah bien oui ! j’ai l’orteil en marmelade et le cou-de-pied qui se désosse !

— Plusieurs se commandent un cuir fort, une semelle double, une armure de clous. Ce sont des conscrits. Avant deux jours la lame pâtira de l’excellence du fourreau.

— Cuir souple, semelle moyenne, et des clous juste de quoi mordre sur les gazons glissants et sur les glaces en pente, c’est ce que l’expérience conseille.

— Si vous êtes habitué aux sabots, emportez vos sabots. Si vous n’êtes fait qu’aux escarpins, emportez vos escarpins. Changer nuit, innover cuit.

— Que votre cordonnier de la ville ait fait votre chaussure, car il connaît votre pied, il entend votre orteil et il sait vos ognons. Après quoi faites recoudre, faites retenir, faites doubler, faites doubler, retenir, recoudre tout à la fois, mais ne commandez ni n’achetez. Vieux souliers, bons souliers ; et de là la théorie de tout à l’heure, celle d’aller de savetier en savetier jusqu’au bout du monde, et par delà.

— Au surplus, ce n’est encore ici que l’essentiel, mais en même temps le vulgaire de la chose ; et bien bornés seraient ceux qui croiraient y voir la philosophie tout entière des souliers. Derrière ces grossiers axiomes s’ouvre tout un monde de procédés ingénieux, de soins intelligents et de voluptés délicates. Que quelques mots au moins en fassent foi.

— Semelle large dont les bords soient affranchis en biseau ; vrai secret de préserver la plante, de protéger l’arête, de garantir le côté. Ce biseau écarte les cailloux traîtres, brave les rocailles à scie et les rocailles à tranchant, écrase les scélérates de pointes, de ronces, de racines à fleur de terre qui, embusquées sous l’herbe des taillis, attendent une empeigne à percer, un ognon à froisser, un cor à qui faire voir les étoiles en plein midi.

— Retourner ses bas, chose excellente ; car le soulier, si honnête qu’il soit, ne laisse pas que de vous macadamiser dans la plante chaque aspérité des mailles. C’est ce qu’on évite si on lui laisse le côté rêche pour se donner à soi le côté moelleux. Toutefois il y a un principe qui domine, qui remplace tout ceci ; et ce principe, c’est le bas de laine. Inutile alors de retourner, à droite comme à l’envers le bas de laine a toutes les vertus.

— À bas les bottes, vivent les guêtres, et encore mieux les souliers qui s’en passent : ce sont des sortes de bottines sans attaches ni oreilles qui recouvrent le pied de partout. Pour le mettre, on passe l’index dans un tirant fixé au talon et l’on tire. La porte est étroite, mais l’appartement est spacieux, et point de fâcheux n’y vient importuner monseigneur.

— Souliers lustrés, petit mérite ; souliers graissés, bon usage. Ni pluie ni rosée ne s’y fixent pour les détremper.

— Souliers mouillés, souliers pesants ; mais souliers brûlés, savates racornies. Prendre patience donc plutôt que faire sécher au feu.

— Quand la route est poudreuse, aviser une flaque, une ornière humide, une eau qui traverse en fuyant vers la haie, et y tremper sa semelle ; deux minutes après voici les fraîcheurs qui pénètrent, et c’est, comme au Bédouin dans ses sables, un souffle désiré du nord.

— Quand la route est dure, rocailleuse, raboteuse, savoir imposer silence à de sots dédains et marcher droit sur les points embraminés. La semelle s’y oint convenablement, et, outre le velouté de la sensation, on emporte de quoi parer aux aspérités jusqu’à l’oasis suivante…

En voilà bien assez, car ici déjà nous touchons aux arcanes, et les arcanes ne subsistent que par la discrétion. Mais combien c’est cruel, n’est-ce pas, que de se sentir ainsi des trésors accumulés d’expérience pour n’en savoir bientôt que faire ! que d’avoir employé vingt-cinq années à apprendre comment il faut marcher, pour n’être bon tout à l’heure qu’à aller en voiture ! Et ainsi de tout, cher monsieur. C’est quand il se fait vieux que l’homme commence à comprendre comment il aurait dû régler sa jeunesse ; c’est quand il n’a plus qu’à mourir qu’il sait enfin comment il fallait pratiquer la vie !

Quoi qu’il en soit, les brioches ont disparu, les souliers arrivent, un char est là qui a pris nos havre-sacs, et nous pouvons enfin partir. En face de Brigg on passe le Rhône, puis, en tournant à droite, l’on traverse le joli village de Naters caché sous de grands arbres, et tout à l’heure on commence à s’élever de plateaux en plateaux dans la jolie vallée de Conches. Grandes routes, grelots, fracas, sont maintenant bien loin derrière, et l’on suit jusqu’au soir lui de ces petits chemins assez bons pour que les chariots du pays puissent y serpenter lentement, assez mauvais pour que pas une calèche n’ose s’y aventurer. Aussi plus de poussière, et du calme sans solitude. Toutefois, la chaleur, ce matin, est étouffante ; en sorte que, faute d’ombrages qui soient à notre portée, nous hantons les chapelles. Ce genre de halte a bien son prix. L’on trouve là, en effet, une fraîcheur délicieuse, des bancs où s’asseoir, des saints à qui parler, et sur la muraille des Alisi Penay par centaines tracés tant à la sanguine qu’au charbon, ou à la craie encore, si c’est sur le fond noirâtre d’une fresque effacée. Quelques Alisi de notre société s’inscrivent à la suite de tous ces Penay.

À Lax, l’hôtesse est toute ronde, le déjeuner tout court, l’endroit charmant pour qui sait se plaire à ce qui entre, regarder à ce qui sort, s’intéresser à ce qui survient. Ce qui survient ici, ce sont deux grands troupeaux de taureaux qui envahissent la rue, qui encombrent le seuil, qui assiègent la fontaine. Farouches et haletants, ces animaux mugissent, se heurtent, se poussent ou s’entraînent, et l’histoire de voir tout cela de pas trop près n’ôte certainement rien à l’agrément du spectacle. Ce qui entre, c’est un jeune jésuite, trop fier pour nous questionner, trop réservé pour nous répondre, en sorte qu’il se fait servir un œuf cuit à la coque, et l’entretien en reste là.


Ce qui sort enfin, c’est une troupe de pâtres qui viennent de prendre leur repas dans une chambre voisine. Ces hommes, habitués aux bêtes, et qui d’ailleurs veulent continuer leur route, se font jour au travers des taureaux, et tout à l’heure on les voit au loin qui, après avoir allumé leur pipe et rejeté leur veste sur l’épaule, descendent la côte de ce pas à la fois souple et rassis qui est propre aux montagnards. Comment ne se divertir pas au milieu de ces choses, toutes caractéristiques de la contrée ; et que l’on est donc malheureux si, faute d’un peu de cette curiosité instinctive qui se trouve partout des spectacles, un jésuite, des pâtres, une armée tout entière de taureaux peuvent bien surgir, passer, s’arrêter devant vous sans que vous y preniez plaisir !

Il y a deux manières de s’amuser partout, de profiter partout, de s’enrichir partout de notions ou curieuses, ou récréatives, ou utiles. La première, la paresseuse, la charmante, c’est de flâner ; soit qu’assis sur une chaise ou sur un soliveau l’on regarde quiconque ou encore quoi que ce soit ; soit que, debout sur le seuil ou errant dans la cour, le long du fossé, du bois, du mur, l’on regarde quiconque aussi et quoi que ce soit encore. Nous l’avons dit ailleurs, c’est dans ces moments-là que se présentent réellement à l’esprit le plus d’idées, et cette nonchalance même du corps qui fait songer aux actifs que vous êtes là à perdre votre temps est au fond le meilleur signe qu’à cette heure, au contraire, c’est votre pensée qui se promène à son tour, qui, à son tour, prend ses ébats et court la campagne. Déplacée par le fait même du voyage d’auprès des objets auxquels elle est accoutumée, la voilà qui, au spectacle des plus simples choses, compare, recherche, lie ; la voilà aussi qui poursuit, qui s’égare, qui rebrousse, qui, sans hâte d’arriver, marche néanmoins, vole, et dans l’espace d’une minute va, vient dix fois de la terre au ciel et du ciel à la terre. Sans doute, ce n’est pas ainsi que l’on travaille, que l’on médite ou que seulement on contemple ; mais c’est bien ainsi que l’on pense et qu’arrivent à l’esprit les trois quarts au moins des idées justes qui s’y trouvent. Et, en effet, si savoir c’est réellement connaître autant que possible, et par l’observation personnelle plus heureusement encore que par toute autre méthode, les vrais rapports des choses, par quelle voie arriverait-on avec autant de rapidité à connaître mieux un plus grand nombre de ces rapports que par cette observation rêveuse, à la vérité, mais librement attentive, incomplète, mais riche, étendue, déliée, qui, sous le nom de flânerie, charme ou remplit, même à notre insu, les plus paresseux, et en apparence les plus stagnants de nos loisirs ? Étudier, apprendre, c’est bien, c’est indispensable. Les sciences, les livres, c’est la gloire des savants et la couronne de l’esprit humain. Mais prenez-les tous ensemble, vos livres, et douez-moi une statue de toutes les notions qui y sont écrites, sans en excepter une seule, et vous aurez bien vite reconnu qu’à ce nouvel animal il manque encore tout ce qui, sous le nom de sens commun, fait la possibilité de se comporter au milieu des êtres ou des choses sans y succomber à l’instant même sous l’ignorance des notions dont est riche l’illettré, le paysan, le simple lui-même ; or le flâneur, le vrai flâneur, est bien plus que le simple, bien plus que le paysan, bien plus que l’illettré et que le lettré aussi ; car, rien que pour avoir pratiqué excellemment le facile et paresseux loisir d’observer sans but et de penser sans hâte, il ne manque guère de devenir avec le temps philosophe aux deux tiers et poëte pour le reste.

La seconde manière de s’amuser, de profiter partout, c’est moins d’aborder les gentlemen ou de questionner les cicerone, qu’au contraire de les planter là pour s’entretenir sans sotte familiarité comme sans sot orgueil avec les bonnes gens. Les bonnes gens, c’est ici un manant qui tire de l’eau d’un puits ; là, un garçon d’étable qui bouchonne une rosse ; plus loin, un faucheur, un bouvier, un savetier, une vieille qui file, un fermier qui attelle, ou encore un aubergiste, s’il n’est pas trop important, trop fashionable, trop bête, ou, ce qui revient au même, trop spirituel pour vous. De ces bonnes gens-là, nous pouvons assurer qu’on en trouve partout, et c’est auprès d’eux, dans leur commerce, que l’on rencontre mieux qu’ailleurs, exclusivement, allions-nous dire, et ce sens droit qu’exerce le travail, l’activité, l’expérience, la pratique des choses, et cette raison ingénue, saine, ferme, ce naturel, si l’on veut, que n’ont encore altéré ni les belles manières, ni la fausse instruction, ni les sottes suggestions de la vanité. Ah ! alors, c’est plaisir que de converser, car c’est d’homme à homme, et non plus de masque à masque, qu’on s’entretient ; les idées, les opinions, les sentiments s’expriment dans leur vérité, sous leur forme native, avec leur accent propre, et insensiblement, toutes barrières ôtées, l’on se sent comme si, échappé de cette prison de comédiens que dans les villes on appelles le monde, l’on avait enfin rencontré son semblable réel, en chair et en os, en âme et en cœur. Cependant les propos se succèdent, qui vont du puits au seau, du seau au manant, du manant à sa famille, à l’endroit, aux gens, au curé, au notable qui vient à passer, et l’esprit se repaît, la curiosité se contente, l’heure vole. Ce n’est pourtant là encore que l’amusement, mais l’instruction vient à la suite, sur les faits et sur leurs causes, sur les gens et sur leur destinée, sur le curé et sur ses ouailles, sur soi enfin ; car est-il bien possible de s’enquérir de ses semblables sans faire retour sur soi-même ? et n’est-ce pas après tout à notre personnalité que, par un mystérieux mais puissant instinct de l’âme, nous rattachons, nous ramenons en définitive tout ce que nous conquérons de notions et de lumières sur les choses, les hommes, la vie ? Au fond, ce n’est ici qu’une autre forme de la flânerie, pas plus attrayante, mais plus animée que la première, et qui a cet avantage de vous rendre équitable, doux, humain, disposé à la bienveillance et à la fraternité envers les petits, par la conviction que vous acquérez bientôt qu’il y a là beaucoup de patience, de courage, d’affection, de dévouement, d’abnégation de soi, dans une condition dont ceux qui ne la voient jamais que de loin sont portés à se faire, d’après ses dehors frustes et son écorce grossière, une idée fausse et bien souvent injuste.

Ceci soit dit cependant sans qu’on en puisse inférer que nous partageons des principes qui ne sont point les nôtres, et que, parce que nous professons estime et sympathie pour ce qu’on appelle le peuple, nous sommes de ceux qui désirent ou qui provoqueraient au besoin son avènement à la direction des affaires, ou encore au partage politiquement organisé des richesses que, pour sa grosse part, il concourt à créer, sans que pour cela elles demeurent proportionnellement entre ses mains. À nos yeux, non-seulement l’inégalité des conditions humaines vient de Dieu, en sorte que toute lutte établie contre ce fait providentiel n’aboutit qu’à d’impuissants efforts suivis d’affreuses calamités, mais nous pensons fermement que tout vrai progrès pour les sociétés, que toute amélioration réelle en faveur du peuple, que surtout les principes mêmes de moralité, les liens de responsabilisé, de devoir, d’humanité, de charité, qui, en attachant les hommes les uns aux autres, font la seule garantie efficace de protection pour le faible, d’aide pour le petit, de soulagement pour le pauvre, reposent sur la consécration et la reconnaissance du fait de l’inégalité des conditions, avec les droits et les devoirs que cette inégalité même engendre ; droits et devoirs qui seraient puissants et féconds dès longtemps pour faire pénétrer, sinon l’égalité de richesse et de lumières, du moins l’égalité de bonheur et de contentement dans tous les rangs de la société, si tout justement les belles doctrines de nos modernes émancipateurs n’avaient pour effet de briser les uns, d’affranchir les autres, et de substituer en toutes choses à ce qui lie et rapproche ce qui divise et irrite ; si ceux qui se disent les amis du peuple, au lieu de le pousser sans cesse au mécontentement de sa condition et au menteur espoir d’en sortir tout à l’heure, soit par une révolution, soit par la force des choses et la puissance du progrès, employaient le même effort, la même ardeur à lui rendre cette condition meilleure par l’aisance, plus sûre par la protection, plus digne par la moralité, l’égale de toutes par la religion.

Au delà de Lax, nous laissons sur la gauche la gorge qui conduit au glacier d’Aletsch ; puis nous atteignons enfin des bois que M. Töpffer a annoncés et promis dès le matin. Par malheur, l’ombre y est douteuse, le sol y est sec, point de zéphyr n’y pénètre, en sorte que le soleil lui-même, mais au grand air, nous paraît, au sortir de ces bois, rafraîchissant. Haletants et trempés de sueur, au prochain village nous nous laissons tomber sous le porche d’une chaumière, et, sur un signe qu’on lui fait, une bonne femme s’en vient verser à boire à chacun de nous à l’endroit où il est demeuré gisant et aplati. C’est délicieux. Pendant la cérémonie, un homme tape en cadence sur le tranchant émoussé de sa faux, et voici là-bas un cerisier jusqu’alors tranquille qui vit, qui bouge, qui frétille, et finalement se met à pousser deux cornes !… « Qu’est-ce que cela signifie ? s’écrie en sursaut M. Töpffer. — Monsieur, répond d’Estraing, pendant que nous étions à vous attendre, un homme nous a permis de nous établir dans le cerisier, et à présent qu’il n’y reste plus rien, nous allons descendre. » Après une réponse si péremptoire, il ne reste à M. Töpffer qu’à se calmer et à se faire, durant que les deux sires quittent leur Éden et rejoignent frais, repus et tout mirobolés de l’aventure.

Cette vallée de Conches s’élève indéfiniment sans cesser d’être ouverte et cultivée, en sorte que, sans avoir encore quitté l’agreste pour le sauvage, on y éprouve néanmoins, à mesure qu’on avance, et aussi bien que dans les hautes montagnes, cette impression d’un air qui s’allège, qui s’épure, qui s’embaume de la senteur éthérée des bois, des rochers et des prairies. Comme nous l’avons constaté cent fois, la chaleur cesse d’être énervante, la fatigue s’envole, une souple vigueur reparaît dans les membres, et se mouvoir, marcher, devient une jouissance qui se manifeste au dehors, non pas tant par un changement d’allure que par un mouvement d’entrain dans les esprits et de belle humeur dans les propos. Cet effet est si certain que non-seulement nous, vieux routier, nous en portons en nous-même l’encourageante prévision au début de matinées souvent cruelles de lassitude et de chaleur, mais que nous pourrions toujours dire d’avance, les localités nous étant connues, à quel endroit, à quelle heure commencera à circuler parmi notre troupe cet interne renouvellement de force et de gaieté. En même temps aussi que nous nous élevons, la végétation, celle des arbres, diminue pour cesser bientôt presque entièrement, et n’étaient les montagnes, l’on pourrait se croire perdu dans les herbes d’une steppe.

À Munster, l’avant-garde s’est arrêtée parce qu’il est tard, parce qu’il avait été question d’y coucher, parce que surtout c’est là qu’on trouve la meilleure auberge de toute cette vallée. Aussi, quand M. Töpffer arrive sur la place du village, il y trouve l’hôte du lieu qui argumente, les, séductions qui ont commencé, l’amour de la gloire, l’austérité, le courage et toutes les vertus antiques qui ont fait défaut devant la molle envie de goûter aux douceurs promises de ce petit Chanaan. Sans s’asseoir, sans s’approcher trop, sans seulement paraître voir l’hôte, qui est pourtant son réel adversaire, M. Töpffer discute peu, mais il s’étonne beaucoup ; puis il poursuit sa route, l’armée le suit, et l’hôte est enfoncé. C’est toujours une grande faute, en effet, en pareille occurrence, que de laisser incliner son monde vers le mou, le paresseux, vers les douceurs de bouche ou de lit. Outre que le moral en reçoit une atteinte, le plaisir lui-même y perd ; car, même sous ce dernier rapport, mieux vaut dix fois arriver dans deux heures à Obergesteln échinés, affamés, pour y dévorer un médiocre souper et y dormir délicieusement dans de mauvais lits, que de chercher ces mêmes avantages à Munster dans les assaisonnements d’une cuisine meilleure et dans l’agrément tout négatif d’une fatigue qu’on s’épargne. Nous cheminons donc sur Obergesteln, et tout à l’heure la nuit est si obscure que nous tâtons le sentier de la plante, bien plutôt que nous ne le voyons des yeux ; et que, comme le petit Poucet et ses frères, sans une lumière qui brille à l’horizon, noirceur pour noirceur, nous ne saurions en vérité vers laquelle tendre… Cette lumière, c’est justement l’auberge. Dès que nous en avons franchi le seuil, adieu fatigues, noirceurs, regrets, mécomptes : tout y est radieux, même la douteuse lueur de deux minces chandelles ; tout y est sofa, banquet, couche molle, même les bancs, les choux, le petit salé, la clarette, et aussi les lits quelconques où nous allons bientôt nous étendre. Encore une fois, il n’y a de Chanaan, il n’y a de terre promise qu’au bout du courage, qu’après la lutte et qu’au prix de la victoire.

Ce souper nous est servi par l’hôte en personne et par ses deux filles, dont l’une, dit-il, est mariée, mais l’autre ne trouve pas. Il en va donc à Obergesteln comme il en va à Berg-op-Zoom, et à Genève aussi : des demoiselles de l’endroit, l’une trouve, l’autre ne trouve pas ; en sorte que l’une est pourvue, l’autre continue d’attendre ; l’une est mère, l’autre est tante ; l’une connaît les joies de l’hyménée, et parfois les trouve amères, l’autre connaît les amertumes de la viduité, et parfois les trouve préférables encore à la chance qu’elle n’a pas courue d’être mal mariée. À le bien prendre, il devrait y avoir dans ce sentiment-là de quoi consoler toute vieille fille de n’avoir pas vu sa noce.

Quant à l’hôte, ce qu’il a de remarquable, c’est qu’il est triglotte ; triglotte en ce sens qu’il sait mal trois langues, au lieu d’en savoir une passablement. C’est le cas de plusieurs dans cette contrée, où, en rapport continuel avec le bas Valais comme compatriotes, avec Berne par le Grimsel, avec le Tessin par la Furca et le Saint-Gothard, ils parlent d’italien bâtard, d’allemand fautif et de français manqué, juste ce qu’il leur en faut pour traiter avec les forains, vendre leurs vaches ou écouler leurs fromages. Et s’il leur tombe sous la main des touristes comme nous autres, dont l’un glotte germain, l’autre toscan ou picard, pour mieux s’y prendre alors, ils polyglottent à chacun un mélange de leurs trois idiomes, et c’est à n’y plus rien comprendre ni en gros ni en détail. Au fond, ce n’est là que la caricature de ce qu’est la Suisse sous le rapport de la langue : une agglomération de dialectes d’emprunt qui s’y allèrent indéfiniment sans pouvoir aller jusqu’à se détacher de leurs souches respectives pour former un idiome national. Puis, à côté de ces dialectes bâtards, ci et là des patois indigènes et le romunsch cantonné dans les Grisons, où, resserré entre l’italien et l’allemand, il vit là de sa vie propre, comme fait en Valais, resserré entre les noyers et les mélèzes, ce pin d’Italie qui croît non loin de Sierre sur une chaîne isolée de morraines ocreuses.