Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage autour du Mont Blanc/16

Voyage autour du mont Blanc



SEIZIÈME JOURNÉE.


Au point du jour, deux des nôtres ont pris les devants, afin d’aller faire préparer notre déjeuner à Stalden chez le vicaire, et vers cinq heures déjà nous voilà cheminant sur leurs traces. C’est qu’il s’agit à la fois de ne pas prendre une minute sur le repas pour assister au Schauspiel, et de n’en pas prendre une sur le Schauspiel pour la donner au repas. Tout réussit à souhait. Nos camarades ont trouvé le vicaire occupé déjà à couper du sucre, et la fille à faire rôtir des tranches de pain par boisseaux. Quel plaisir de nous retrouver dans cette cure hospitalière où notre retour est considéré comme une fête, et l’appétit, le contentement que nous faisons paraître, comme un honneur auquel on se montre cordialement sensible !

Cependant le village est rempli de monde, et, le long de la rue montante, des étalages de forains attirent garçons et fillettes. Ici c’est une pipe que l’on marchande, là ce sont des rubans, des points, des attifements que l’on s’essaye ou que l’on choisit. Le cor des Alpes retentit soudainement : c’est le signal donné aux acteurs du Schauspiel pour qu’ils aient à se tenir prêts.

Vers dix heures, deux diableteaux noirs, cornus, agiles, descendent d’une hauteur, parcourent avec légèreté la rue, et d’une baguette qu’ils tiennent ils touchent, menacent, désignent… Tout aussiôt enfants de fuir, gens de dégager la voie, forains d’enlever précipitamment leurs étalages ; puis, du même côté d’où sont descendus les diableteaux, une musique se fait entendre : les clarinettes, les hautbois, les cornemuses qui crient, les bassons qui nasillent, le chapeau chinois qui carillonne et la grosse caisse qui règle et qui domine à la fois le charmant tumulte de ces éclatantes fanfares : c’est le cortège des acteurs. Les diableteaux retournés à leur poste ouvrent la marche, conduits par Lucifer. Viennent ensuite le père, l’aïeul, les seigneurs, Rose et Künrich, les deux principaux personnages du Schauspiel, puis le curé qui marche en tête des quatre anciens de la commune, tous en costume de magistral, et dont l’un, lecteur du prologue et souffleur de la pièce, porte sous son bras un in-folio relié en maroquin rouge, enfin les hommes d’armes, les prisonniers, le chœur des bûcherons et toute la file des figurants. Pendant que cette procession approche lentement, les diableteaux quittent sans cesse leur rang pour avancer, pour rebrousser, pour faire le vide en avant, en arrière, sur les ailes, partout où ils dirigent le bout de leurs baguettes et la diabolique horreur de leurs postures et de leurs grimaces. Mais à chaque fois que, passant devant le curé, ils redoublent de convulsions frénétiques et font mine de vouloir le saisir pour l’emporter dans les flammes, celui-ci se signe, d’un geste majestueux il lève sa canne, et les diableteaux confondus fuient à leur tour en se voilant la face. La foule, à cet aspect, marque sa joie, et un filial sentiment de gratitude en faveur de leur sainte mère Église fait tressaillir ces cœurs respectueux et simples.

Pour nous, moins simples pourtant, et qui avions pensé trouver autant à rire qu’à observer dans le spectacle auquel nous assistons, la naïveté de cette foule, la gravité de ces acteurs, tous pénétrés déjà et uniquement du caractère de leur rôle, l’ensemble à la fois étrange, rustique et solennel de cette intéressante scène nous impose, et nous passons sans transition sous l’empire d’une décente sympathie envers les sentiments dont nous sommes témoins et envers les témoignages qui se trahissent autour de nous. D’ailleurs, quelque humbles, quelque informes que soient ces essais de représentation scénique tentés dans un pauvre village des Alpes, ou plutôt, précisément par cela même qu’une foule d’éléments ailleurs trop complexes, trop altérés ou trop divisés, se trouvent ici réunis en quelque sorte dans un seul et charmant tableau, le but de tout ceci nous préoccupe d’autant plus que les moyens employés, plus simples, plus primitifs, plus épurés de tout raffinement étranger à l’objet, nous en distraient moins. Car enfin, voici, en petit, tout un peuple ; voici une représentation qui va agir, dans un sens ou dans un autre, mais inévitablement, sur ces âmes assemblées ; voici l’art, interprète vrai ou faux, sincère ou menteur, de la religion et de la morale ; voici l’oreille, les sens, les cœurs de ces montagnards soumis pour la première fois à une curieuse et importante épreuve ; et la pratique, et l’expérience, appelées à prononcer sous nos yeux, ce semble, dans ce débat qui a divisé les philosophes et les moralistes, les législateurs et les Pères de l’Église, les mondains et les penseurs, à partir de Platon jusqu’à Rousseau, le dernier et immortel champion qui soit descendu, qui ait, sinon triomphé, du moins vaincu dans cette arène.

Comme on le voit, nous sommes en cette grande question l’obscur adepte de notre illustre concitoyen ; mais surtout, enfant comme lui d’une république qui n’a vécu et qui ne vivra que par sa foi et par ses mœurs, nous avons trop bien vu s’accomplir de notre temps, sous la délétère influence d’un théàtre étranger aujourd’hui entièrement acclimaté dans nos murs, tous les funestes résultats qu’avait prédits ce fier et vigilant républicain, pour que, appliquée à notre pays, cette question ne soit pas à nos yeux pleinement, péremptoirement résolue. Oui, malheur aux petits peuples qui n’ayant pas, ne pouvant pas avoir une scène nationale, empruntent à de puissants voisins leurs histrions et leur théâtre, et importent au milieu d’eux, avec les mœurs de troupe et de coulisse, l’habituel spectacle d’affections, de préjugés, de sympathies, de préventions qui ne leur appartiennent pas en propre, et qui devaient leur demeurer à jamais étrangers ! Malheur aux républicains qui n’ayant pas, ne pouvant pas avoir une tragédie saine, nationale et religieuse comme le fut la tragédie grecque, appellent dans leur cité, pour y être versés et offerts à leurs familles, les poisons de ce poëme, tantôt impur, tantôt dévergondé, presque toujours moqueur de l’honnête et flatteur du vice, qu’on appelle comédie, drame, vaudeville ! De leur républicanisme, ils n’ont plus que le nom ; de leur dignité de peuple, plus que le souvenir ; de leurs mœurs, plus rien ; et, au lieu d’avoir été les libres adeptes du citoyen auquel ils élèvent des statues, ils n’auront été que les complaisants de Voltaire et les dupes de d’Alembert.

À coup sûr, nul plus que nous n’apprécie, n’honore les chefs-d’œuvre de la scène, et si c’est d’art, si c’est de littérature qu’il s’agit ici, rien, non, rien dans les ouvrages des hommes ne nous cause un plaisir plus vif, une admiration plus sentie et plus reconnaissante que les immortelles compositions d’un Molière et d’un Shakspeare : ce sont là les palmes du génie et les couronnes de l’esprit humain ! Mais que s’agit-il d’art, de grands hommes, ou même de cette élite des chefs-d’œuvre dramatiques dont l’on peut dire, nous en convenons, que, malgré de blâmables maximes ou d’équivoques exemples qui s’y rencontrent, ils seraient propres encore à assainir les esprits et à former la raison publique ? Il s’agit d’action religieuse et morale exercée sur les sociétés ; de tréteaux permanents, où tout poëte, même le plus dénué de respect pour ses semblables ou pour lui-même, sous prétexte de présenter aux hommes une image de la vie, jouit en fait du privilège de diriger leur raison, d’agir sur leur cœur, de décider de leurs affections et de leurs antipathies, de leurs opinions et de leurs règles de conduite ; il s’agit d’une école où le peuple s’en va chaque jour recevoir ou bien le bienfait d’une instruction conçue en vue de sa moralité et de son bonheur, ou bien la pâture funeste de spectacles qui imaginés uniquement en vue de l’attirer par l’amusement, font usage à cet effet bien plutôt et bien plus souvent de ce qui est propre à l’énerver et à le corrompre, que de ce qui est propre à l’élever dans sa dignité et à le perfectionner dans sa condition… Quoi donc ? Dans nos sociétés, n’est-ce pas la mère qui ouvre et qui prépare, le prêtre qui sanctionne et qui affermit, l’école qui étend et qui explique ? puis, après tant de soins pour édifier, le théâtre qui sape, qui ébranle, qui démolit ? Et s’il est une institution qui ait presque inévitablement pour office de détourner l’art et la poésie de leur mission, à ce point d’en faire en tout temps et partout les dissolvants de la morale et de la piété publiques, cette institution-là n’est-elle pas à condamner par tous ceux qui au respect de l’art et de la poésie unissent l’amour sincère de l’humanité ?

Et toutefois, si nous avions à traiter cette question, au lieu que nous n’avons voulu que donner occasionnellement essor à une conviction personnelle, nous ferions ici, entre la tragédie et la comédie, une distinction profondément tranchée, et nous professerions que, autant l’une est inévitablement pernicieuse, autant l’autre nous semble essentiellement salutaire, ou tout au moins impuissante à corrompre. La tragédie, par cela seul qu’elle est sérieuse dans son principe, dans ses moyens, dans ses effets ; par cela seul qu’elle ne vise qu’à ébranler l’âme et à toucher le cœur, sans qu’il lui soit d’aucun avantage de corrompre l’esprit et de fasciner la raison, est digne en tous lieux d’occuper la scène, et d’y présenter aux hommes assemblés les spectacles et les exemples de grands forfaits, de sublimes vertus, d’illustres infortunes. À cette école-là, l’âme s’épure et s’élève : car ce qui la contriste est vrai, ce qui la réjouit est pur, et le poëte voulût-il lui donner le change sur le juste et l’injuste, sur le bien et le mal ; voulût-il se passer des dieux et de leur justice, et saper par leur base les croyances intimes dont le germe a été implanté en elle, il n’aurait abouti qu’à lui déplaire sans l’entraîner, qu’à l’étonner sans la séduire. L’art du poëte tragique, en effet, ne s’accommode ni des sophismes de l’esprit, ni des négations du matérialisme, ni des douteuses lueurs de la philosophie sceptique, tout comme il rejette, non pas sans doute l’amère ironie de la rage ou du désespoir, mais les mesquins caquetages de la malice frivole et de la raillerie moqueuse. Ce n’est pas en gambadant agréablement en dehors du cercle de la croyance et de la morale universelles qu’Eschyle, que Sophocle, que Shakspeare, que Corneille, que Goethe lui-même ont à la fois contristé, bouleversé, charmé et épuré le cœur des hommes, c’est en s’y renfermant avec tout le consciencieux scrupule du génie, c’est en s’asservissant à n’être que les échos des saintes notions données à tous par le Créateur, et non pas en se hasardant à les fausser ou à les corrompre. Euripide, à la vérité, en agit ainsi, mais Euripide, en même temps, au lieu d’être le pair de ces grands hommes qu’il égalait par ses talents, n’est que le plus brillant de ces tragiques dégénérés dont l’école a refleuri de nos jours.

L’art du poëte comique, au contraire, s’accommode de tout ce que l’esprit accepte, de tout ce que la malice goûte, de tout ce que la frivolité préfère ; bien plus, il s’enrichit de tout ce que les mauvaises mœurs tolèrent, autorisent ou commandent, et l’élégant adage, Castigat ridendo mores, n’est au fond qu’un élégant mensonge, si l’on prétend dire par là que la comédie qui va bien, nous en convenons, jusqu’à porter les hommes à cacher ou à déguiser leurs vices par la crainte du ridicule, aille jusqu’à les préserver ou à les corriger du moindre d’entre eux. Les mœurs ! même mauvaises, même détestables, bien loin qu’elle les châtie, la comédie les accueille et les caresse ; bien loin qu’elle leur rompe en visière, tantôt elle se jette sur leurs traces, tantôt elle leur fraie le chemin, plus ordinairement elle les excuse, elle les pallie, elle leur donne le vernis du bon ton, le sceau de la mode, le baptême de la popularité, et si je sais cent pièces charmantes où l’adultère est rendu excusable ou séduisant, je n’en saurais dire une, parmi les passables, où la fidélité conjugale soit prise au sérieux ; j’en connais peu où elle ne soit pas directement moquée. Pourquoi non ? Ce n’est plus ici d’ébranler l’âme, de troubler le cœur qu’il s’agit ; ce n’est plus d’y faire vibrer avec puissance le saint amour du juste, du grand, du beau ; la haine salutaire de l’injuste, du mal, de l’ignominieux ; c’est uniquement d’exciter le rire, c’est d’extraire le comique non-seulement du vice s’il y a lieu, des faiblesses, des inconséquences, des travers, mais tout aussi bien, et plus avantageusement encore, de l’honnêteté malhabile, de l’ingénuité dupée, de la vertu elle-même mise aux prises ou en contraste avec la perversité aimable ou avec la rouerie spirituelle. Et tandis qu’ici le poëte, en vertu même du but qu’il se propose et du succès auquel il tend, au lieu de trouver dans le respect strict de la morale un utile secours, n’y trouve réellement qu’une sotte entrave, rien d’ailleurs ne trace des limites à la pernicieuse légèreté de ses maximes, que le goût d’un public qu’il a formé lui-même ; comme rien n’oppose d’obstacle à la licence de ses tableaux que la honteuse intervention de la police, cet ignoble et pourtant nécessaire gardien de la morale publique, dans les pays où la morale publique n’est plus que le droit abandonné à l’autorité de veiller à la poursuite des crimes et à la répression des scandales.

Au surplus, la pièce que nous avons vu représenter à Stalden n’est ni une comédie ni une tragédie, c’est un mystère, moderne à la vérité, puisqu’il a été composé d’après un conte du chanoine Schmidt par le curé même de l’endroit, mais présentant d’ailleurs, du premier jusqu’au dernier, et dans le fond aussi bien que dans la forme, tous les caractères des anciennes pièces qui ont porté ce nom. Ainsi, pour ce qui est des analogies d’appareil et d’extérieur : tréteaux et échafaudages de même sorte, spectacle donné en plein jour et en plein air, durée pareillement longue de la représentation, personnages infernaux, prologue et épilogue ; pour ce qui est du fond, les croyances catholiques mises en scène, puis, sous cet appareil accommodé aux esprits, une donnée morale simple et pratique ; enfin, pour ce qui est de la forme, le défaut d’art, l’imitation cherchée de la réalité imparfaitement mais naïvement comprise ; le dialogue, les tirades barrant la route à une action qui demeure à peu près immobile, et l’intérêt poursuivi bien plutôt dans l’exactitude matérielle des incidents et dans l’expression fortement, longuement accusée, de sentiments et de passions d’une grande simplicité, que dans les coups imprévus, dans les surprises, dans les artifices ingénieux d’une intrigue nouée avec quelque art et déliée avec quelque bonheur. Pourtant, hâtons-nous de le dire, si à tous ces égards l’analogie est frappante entre la pièce jouée à Stalden en septembre 1842 et les mystères du moyen âge, à l’égard de la donnée morale, elle est comparativement épurée, et, autant que nous avons pu la suivre et la comprendre au moyen des yeux bien plus qu’au moyen d’une intelligence malheureusement très-bornée de la langue allemande, il nous a paru qu’exempte de controverse hostile, elle se bornait à l’objet convenable de renforcer chez les montagnards, en vue desquels elle a été composée, la moralité par la croyance et la croyance par la moralité.

Chose singulière ! on parle des mystères comme d’une chose qui a vécu, et, tout à côté de nous, dans nos montagnes, on les pratique ; bien plus, on les a pratiqués sans interruption à partir de l’époque où en France ils étaient encore le seul théâtre en usage. M. de Sainte-Beuve, dans son excellent écrit sur les écrivains du seizième siècle, consacre d’intéressantes pages à ces représentations des mystères, sans paraître se douter qu’au delà de la frontière du pays qu’il habite ces représentations subsistent à cette heure encore ; et nous-même, bien plus impardonnablement sans doute, il a fallu que nous tombassions fortuitement sur l’une de ces représentations pour nous douter qu’elles fussent encore de ce monde. Ce que c’est pourtant que de procéder des livres et toujours des livres, comme on y est si fort porté dans notre docte siècle, plutôt que de procéder parfois des choses, des faits, de la vie ! Ce que c’est aussi, alors même qu’on procède des livres, que d’aller en oublier quelques-uns, et des instructifs, et des principaux, sur l’objet ! L’autre jour M. le pasteur Bridel, le vénérable et savant auteur du Conservateur suisse, instruit par hasard de l’intention où nous étions de décrire la représentation de Stalden, nous fit passer, avec un petit volume devenu fort rare[1], et qui contient une pièce jouée à Züg en 1672, une note toute remplie d’indications précieuses. Empêché que nous sommes de faire actuellement les recherches intéressantes, mais trop laborieuses pour des yeux fatigués, dont cette note nous ouvre l’accès, nous pensons bien faire que de la transcrire ici au profit de ceux qui seraient tentés de s’occuper de ce sujet, et aussi parce qu’elle donnera déjà à ceux qui l’auront parcourue une succincte idée du théâtre suisse tel qu’il a existé et tel qu’il subsiste encore dans quelques vallées catholiques des Alpes.


THÉÂTRE SUISSE
Consulter le Conservateur suisse, volume et pages ci-après :
Volume. Page.
Spectacle national d’Arth, canton de Schwitz, en 1784 I. 276.
La Demoiselle Helvétia II. 260.
Théâtre à Mellingue II. 292.
Drame joué à Lucerne, en 1645 IV. 420.
Le Carnaval de l’Entlibuch VIII. 68.
Frère Fatschin IX. 164.
Personnages à Fribourg IX. 318.
Ancien théâtre X. 60.
Susanne, jouée en quatre langues à Lausanne XI. 93.

PIÈCES JOUÉES DANS LE BAS VALAIS.
La Querelle de Mars et d’Apollon XI. 102.
Les Noces de Cana
Martyre de saint Maurice
Comédie jouée à Monthey XI. 104.
Comédie jouée à Vanvri XI. 105.
Comédie jouée à Saint-Maurice XI. 105.
Le Mauvais Riche, joué à Monthey XI. 107.
Pièces jouées à Saint-Maurice XI. 108.
Pièces jouées à Martigny XI. 192.
Pièce de Basson, jouée à Lausanne XI. 287.
Théâtre XIII. 80.
Le Sacrifice d’Abraham, par Théodore de Bèze XIII. 358.
L’Ombre de Stauffacher, jouée à Genève en 1584 V. 476.


« Le vieux théâtre suisse, qui se composait des passions, des martyres, des mystères, est maintenant tombé dans les villes, mais existe encore dans quelques contrées catholiques de nos Alpes. Il n’y a pas soixante-dix ans qu’une histoire de la Passion a été jouée dans la Gruyère. Les manuscrits de ces pièces sont conservés dans les archives, mais il n’est pas aisé d’en obtenir communication. Celles qui ont été imprimées sont assez rares hors des bibliothèques cantonales…

» Une mémoire usée, ajoute M. Bridel, une main qui peut à peine tracer quelques mots lisibles, ne permettent pas de plus amples détails à un vieillard de quatre-vingt-six ans…

» Montreux, IX mai 1843. »

Puisse-t-il, ce digne vieillard, nous être conservé longtemps encore, et, doyen qu’il est des pasteurs de notre belle vallée, doyen des modernes historiens de la Suisse, doyen des écrivains nationaux, patriotes, laborieux, pleins de droiture, de sens et de lumières, recueillir longtemps encore l’hommage de considération affectueuse et de respect profond que lui attirent le renom de ses travaux et le parfum de sa bonne vie !

À la suite de cette note, et pendant que nous en sommes à transcrire des documents, voici la traduction littérale du programme qui nous fut distribué avant-hier. L’on y lira avec intérêt, outre le sujet de la pièce, le nom des hommes du hameau de Stalden qui en ont rempli tous les rôles, y compris ceux de femmes. De ces hommes illettrés et novices comme sont des montagnards, plusieurs ne savent pas même lire, mais à force de patientes répétitions, qui, à partir du mois de mars, ont occupé les veillées du printemps et les loisirs des grands jours, ils sont parvenus, sous la direction du curé et du vicaire, à savoir, à dire, à déclamer leur rôle avec une sorte d’emphase plutôt encore énergique et solennelle que recherchée ou désagréable. Voici ce programme, qui est écrit dans un allemand un peu vieilli.

Rosa de Tannenbourg
représentation en 4 actes, jouée sur un théâtre rustique
dans la commune de Stalden
le 4 et le 5 septembre 1842
le matin à 9 heures.

Rosa était fille d’un chevalier souabe du nom d’Edelbert de Tannenbourg. Depuis la mort prématurée de sa mère Mathilde, elle vivait sage et paisible, dans la terre de Tannenbourg, auprès de son père, lequel avait été blessé dans une guerre sanglante. Kühnrich, un fier et terrible chevalier de la même contrée, l’avait connu dans sa jeunesse à la cour du duc ; plus tard, il s’était rencontré à la guerre avec Edelberf, et il pensait avoir été offensé par lui en quelque occasion de peu d’importance. Ayant appris par les perfides complices de ses vengeances que le chevalier Edelbert vivait seul dans son château de Tannenbourg, il y pénétra tout armé, enchaîna l’infortuné Edelbert et ses deux plus fidèles serviteurs, et il les emmena dans son château de Fichtenbourg pour les y laisser languir jusqu’à la mort. Rosa, arrachée à sa demeure paternelle, s’enfuit, abandonnée à la protection de Dieu. Après avoir parcouru, seule et orpheline, sa sombre vallée de Tannen, elle trouva enfin un vieux charbonnier nommé Burkhard qui lui offrit avec charité un misérable asile. C’est là que Rosa passa quelque temps, songeant en elle-même au moyen d’adoucir la douloureuse captivité de son père.

Enfin il s’offrit une occasion pour Rosa d’entrer au service du geôlier de Fichtenbourg. La noble fille, cachée sous les vêtements qu’elle avait portés chez le charbonnier, supporta les mauvais traitements et l’humeur grossière de la femme du geôlier, et elle parvint enfin jusque dans la prison de son père, dont les souffrances furent allégées en quelque degré par les tendres soins de Rosa. Celle-ci, obéissante aux conseils du vieillard, fit du bien même à leur cruel ennemi, et elle sauva au péril de sa vie le jeune Eberhard, fils de Kühnrich, qui s’était laissé choir dans un puits. Sur ces entrefaites, le terrible chevalier s’étant engagé avec plusieurs de ses compagnons d’armes dans une guerre contre un prince voisin, les amis d’Edelbert voulurent profiter de cette circonstance pour le délivrer. Mais leur entreprise ne réussit point. Kühnrich, de retour de la guerre, et encore plus irrité qu’auparavant contre Edelbert, à cause de la tentative de ses amis, résolut de se débarrasser de lui, et le jour de son exécution fut fixé.

Cependant ce fier chevalier, dans un mouvement de son orgueil qu’il ne savait jamais maîtriser, avait promis à la fille supposée du charbonnier de la récompenser magnifiquement et de lui accorder telle grâce qu’elle désirerait obtenir. Rosa alors déclara sa naissance, et demanda que son père prisonnier et condamné à mort fût rendu à sa tendresse filiale, ce qui lui fut enfin accordé, ainsi que la délivrance des deux fidèles serviteurs.

Puisse cette représentation atteindre son but et inspirer à la fois aux parents le soin de leurs enfants, aux enfants le respect et l’obéissance envers leurs parents, et répandre chez tous des sentiments de support, de concorde et de fraternelle charité !


PERSONNAGES
Le chevalier Edelbert de Tannenbourg dans sa jeunesse Abgottspon Franz.
Le même dans son âge avancé Johann Peter Nothi.
Rosa, sa fille Franz Eggs.
Gundolf, châtelain d’Edelbert Abraham Lomatter
Jost, son écuyer Johann Zumstein.
Le chevalier Kühnrich de Fichtenbourg Peter Jos. Benetz.
Hildegard, son épouse Joseph Willisih.
Eberhard, son fils Beatus Ritz.
Drachmann, son confident et son général Peter Jos. Briggiller.
Hugo, châtelain de Kühnrich Peter Jos. Willisch.
Thekla, gouvernante des enfants à Fichtenbourg Jos. Ignaz Bomsattel.
Amoror, cuisinier du château Johann Nigg.
Le geôlier de Fichtenbourg Franz Christ. Clemenz.
Hedwig, sa femme Franz Willisch.
Othmar, leur jeune fils Franz Eggs.
Norbert, abbé des environs P. J. Benetz fils.
Tankred, son homme d’armes Franz Bomsattel.
Zinna, guerrier Johann Gattlen.
Le chevalier Friedhold, ami d’Eidelbert Alexander Gattlen.
Haran, son compagnon d’armes J. J. Berchtold.
Ekbert, chevaliers Joseph Clémenz.
Kuno, Summermatter.
Theobald, Franz Aderer.
Siegbert, Franz Pierig.
Mirtil bergers Aloïs Andenmatten.
Menalkar, Peter Nothi.
Burkhard, charbonnier Franz Nothi.
Gertrud, sa femme Jos. J. Benetz.
Ignés, leur fille Jos. Willisch.
Brigitta, ancienne servante du geôlier de Fichtenbourg Jos. Abgottspon.
Lucifer, prince de l’enfer Vol. Furrer.
Dæmon, esprit de l’enfer Joh. Pet. Abgollspon.
Pluto, esprit de l’enfer Pet. Jos. Furrer.
Introduction Pet. Jos. Lomatter.
Conclusion Joh. Jos. Furrer.


Cependant la procession que nous avons laissée descendant le village a cheminé jusque vers le théâtre, où les acteurs viennent de disparaître derrière des tentures disposées en coulisses et la musique s’est rangée au bas de l’avant-scène, où elle continue de faire entendre ses fanfares. Une foule de montagnards endimanchés, d’enfants, de femmes parées de leurs beaux habits, des pauvres, des passants, une société de messieurs et de dames venus de Brigg est assise sur les bancs, éparse sur les tertres, échelonnée sur les rebords, dans les niches, et jusque sur l’extrême sommité du rocher. Et tandis qu’immobiles des deux côtés du tréteau des hommes revêtus d’antiques armures représentent la vieille Suisse et figurent des satellites de bon ordre et de décente gravité, Lucifer et ses diableteaux font des sorties : le premier, fier, dominateur, écumant d’ironie méchante et d’orgueil rebelle ; les seconds, agiles, pervers, insatiables de mal, diaboliques de joie infernale et de contorsions insensées. À leur approche, et pas du tout, comme on pourrait croire, par une sorte d’entente, mais bien à cause d’une crainte irraisonnée, hommes et femmes s’enfuient, reculent, se soustraient à l’attouchement de ces démons ; et lorsque ceux-ci se sont fait donner à boire aux petits vendages établis ci et là sous les arbres, le verre qu’ils lancent ensuite sur le gazon après l’avoir vidé n’est relevé que pour être mis à part. Mais ce qu’il convient de dire aussi, c’est que, en ce qui concerne ces trois personnages, rien de ce qu’on voit sur les théâtres des capitales ne donne une idée de l’effrayante vérité d’attitudes et de mouvements, de l’étrange énergie d’expression mimique avec laquelle ils remplissent toutes les conditions de leur rôle, et l’on reconnaît bien ici que la foi toute fruste est encore autrement habile que l’art le plus raffiné pour vivifier l’imitation et pour l’empreindre d’un puissant caractère.

Comme nous venons d’arriver nous-mêmes dans la prairie, une députation d’anciens s’approche et nous convie à passer aux places d’honneur. C’est le premier banc. Nous nous y rendons tous, et Rayat aussi, qui se rengorge, et de ce qu’il joue l’étranger de marque, et de ce qu’il se trouve être le drogman chargé de nous interpréter les littératures de la chose. Là où finit notre file commence celle de la société de Brigg. Ce sont des messieurs barbus, à sous-pieds, en paletots, et conformes de tout point à ces messieurs qu’on voit gravés, coloriés et collés contre la paroi des boutiques de tailleurs ; tandis que les dames, jeunes et vieilles, portent le costume valaisan dans toute sa rigueur de formes et de coupe, mais aussi dans toute sa richesse fashionable d’étoffes, de couleurs et de broderies. Au parasol de madame T… les leurs font suite, roses, verts, violets, et autour, et derrière, tout reluit, tout éclate sous les feux d’un soleil splendide. La toile se lève enfin, et Peter Joseph Lomatter, en costume de magistrat, déclame avec une lenteur composée un long prologue en vers.

Nous ne suivrons pas la représentation dans ses détails, mais quelques traits, les uns de mœurs, les autres qui tiennent au spectacle et à la mise en scène, nous restent à noter. Parmi les premiers, oublierons-nous de raconter que, dès après le prologue et ensuite entre les actes, les anciens arrivent, porteurs de plateaux chargés les uns de verres de vin, les autres de pain bis et de mouton cru ; puis, se divisant la besogne, ils passent entre les bancs et défilent devant chacun en l’invitant à se servir sur le pouce une ration à son gré ? Pour nous, nous avons trouvé à cette rustique offrande quelque chose de singulièrement aimable et de bien généreusement hospitalier ; et c’est moins sans doute de la délicieuse saveur des mets que du charme qui est toujours attaché aux procédés de cette sorte que nous nous sommes régalés en mangeant notre quartier de mouton cru. Mais, derrière nous, il en allait différemment, et ces familles parties de bonne heure, venues de loin, mangeaient avec un légitime appétit ce que nous ne faisions que goûter avec reconnaissance. Plus tard, les mêmes anciens circulent pareillement en présentant une seule fois, et sans prière ni instance, une assiette d’étain sur laquelle chacun dépose ou ne dépose pas un ou quelques batz destinés à défrayer la commune d’une partie de ses frais. Puis la toile se lève de nouveau : c’est Lucifer et ses démons qui, dans une sorte d’intermède, hurlent avec fureur les tourments qu’ils endurent et les méchancetés dont Kühnrich va se faire le barbare instrument envers l’infortuné Edelbert, père de la pieuse et douce Rosa.

Parmi les seconds, nous relèverons quelques-uns de ceux qui tiennent aux acteurs, aux costumes, à quelques scènes particulièrement caractéristiques ou frappantes. Tous ces hommes, montagnards hâlés et vigoureux, conservent sous le déguisement de leur rôle une physionomie étonnamment forte, et l’on dirait que l’éclat du costume ne fait que rehausser la rudesse de leurs traits dans la proportion justement qui convient à la perspective de la scène. Leur élocution est raboteuse, lente, monotone ; leur geste monotone aussi, composé, bizarrement expressif, mais empreint au plus haut degré de dignité solennelle et imposante. Ceci ne nous étonne point ; car non-seulement ces acteurs-là sont remplis de candeur et bien plus propres évidemment à ressentir des émotions réelles qu’aptes à en feindre l’expression dramatique ; mais c’est partout le propre de la scène à ses premiers commencements que d’être digne, idéale, et comme emphatique d’émotion comprimée et d’enthousiasme contenu. L’art, en se développant, réduit à un jeu exquis ce qui était primitivement sérieux avec gaucherie ; et si l’expression habile des passions véhémentes et des sentiments compliqués est le triomphe des scènes perfectionnées, l’expression fruste des passions tempérées et des sentiments simples n’y conserve plus ce pouvoir salutaire de captiver les esprits sans les blaser, et de toucher le cœur sans y porter le trouble.

Quant aux costumes, ils nous ont surpris autant, les uns, ceux des seigneurs et des chevaliers, par leur richesse et par leur vérité, que les autres par leur naïve bizarrerie ou par leur lugubre apparence. Ainsi Rosa, l’héroïne, porte cette robe à taille courte qui était encore de mode dans les premières années de l’empire, et que l’on retrouve dans d’anciennes gravures sur la personne même de l’impératrice Joséphine : de plus, un petit sac à ouvrage en satin vert est suspendu à son bras, et ce petit sac ne la quitte ni dans les coins, ni dans les forêts, ni dans l’adversité, ni dans la prospérité. D’autre part, les personnages qui appartiennent au civil sont vêtus comme des conseillers aux requêtes, ou encore comme des procureurs en fonction. Mais où se remarque un singulier caractère de tristesse vraiment tragique, c’est dans le costume du prisonnier Edelbert et de ses deux compagnons de captivité. Outre que leurs cachots, disposés sur les deux côtés de la scène, se composent de deux cages grillées dans le fond desquelles, et durant qu’à l’extérieur la pièce chemine, on croit entrevoir ces malheureux chargés de chaînes et affaissés sous le poids de la douleur et de la faim ; au moment de leur délivrance, et alors qu’ils paraissent enfin à la lumière du jour, l’on découvre des fantômes hideux d’abandon, de dénûment, d’incomparable misère. Cet effet, sinon dramatique, du moins très-théâtral, est dû non pas seulement à la plaintive lenteur de leurs accents débiles et à la torpeur de leur attitude, mais surtout à l’étrangeté de leur costume bordé de mousses desséchées et de ces filasses d’un vert pâle qui pendent aux rameaux des sapins. Employés à cet usage, les ingrédients expriment à la fois la décoloration, la moisissure, le haillon, tous les signes accumulés de l’obscurité et de la pourriture des cachots. Aussi ces figures sont belles, et au moment où elles passent des cages sur la scène, un mouvement d’horreur et de pitié se marque dans l’assemblée.

Cette scène des prisonniers, celle où se démènent les diables, nous ont paru les plus frappantes sinon les meilleures du drame ; mais il en est deux autres qui méritent d’être notées. L’une, c’est celle où la femme du geôlier chez lequel Rosa est entrée comme servante, gourmande, raille, malmène cette pauvre enfant. Ici, le bon curé qui a composé la pièce s’est donné la licence d’être familier, comique, et il fait dire à cette mégère une foule de propos à la fois altiers et communs, moqueurs et criards, qui portent à son comble l’hilarité de l’assemblée, et qui lui font presque perdre de vue les infortunes de l’héroïne. Mais cette note comique ne se prolonge pas, et nous avons reconnu à ceci, comme à bien d’autres choses, comme à la teneur du programme lui-même, la trace d’une direction intelligente et d’un esprit qui est supérieur à l’œuvre qu’il produit, si on n’envisage cette œuvre qu’au point de vue de l’art. L’autre scène, c’est celle où Rosa, errante dans la forêt, y aperçoit des bûcherons. Dans ce moment-là ces bûcherons sont à l’œuvre : ils coupent, ils taillent, puis ils s’arrêtent comme pour se reposer, et tout à l’heure ils se mettent à chanter en chœur. Il y a dans cette scène une fraîcheur charmante, une naïveté qui depuis longtemps a disparu des théâtres, et rarement nous avons écouté avec un charme aussi vif une musique aussi réduite à n’être qu’une mélodie pure, simple, presque enfantine. Un compositeur, pensions-nous, qui se trouverait assister à ces chants sans art, y puiserait l’idée de quelque effet musical expressif, neuf, destiné à enchanter même des dilettanti d’opéra.

Que si nous résumons maintenant l’effet que doit produire sur les hommes auxquels elle est destinée une représentation comme celle qui a eu lieu à Stalden, nous n’hésitons pas à croire, qu’à la condition qu’une pareille représentation ne se répète qu’à de très-longs intervalles, elle ne peut que produire l’effet moral le plus salutaire et le plus durable. Ceci frappe, touche, élève également les âmes de ces montagnards. Au sortir d’une fête pareille, ils s’en retournent sur leurs rochers approvisionnés d’impressions saines, fortes, pieuses ; de tableaux et d’exemples dont longtemps la tradition va remplir avec avantage leurs entretiens et amuser utilement leurs veillées. Ils n’ont entrevu du beau que son côté sérieux, de l’art que ses applications respectables, de la scène que son éloquente moralité. Femmes, garçons, vieillards, tous ont à en recueillir de bonnes leçons, et, chose intéressante, leur respect pour la religion a pu s’accroître de ce qui au milieu d’autres conditions ne tendrait justement qu’à l’affaiblir ; à savoir, de ce que c’est leur prêtre lui-même qui a composé la pièce, dirigé la représentation, sanctionné la fête, et veillé d’un bout à l’autre de cette œuvre longue, compliquée et laborieuse, à ce qu’elle pût les rassembler, les attacher, les réjouir, sans qu’elle pût leur nuire.

Mais si tel a dû être, selon nous, le résultat salutaire de la représentation de Stalden, il ne nous a pas échappé d’ailleurs de reconnaître que, à côté de l’intention morale qui a présidé à la composition et à la représentation du drame, se trouvait l’intention politique, à notre gré légitimement conçue et très-habilement accomplie. Indépendamment de ce que nous savions sur l’état actuel du Valais, où deux partis se disputent la direction des destinées ultérieures de ce pays, et où quelques aliborons se sont chargés, là comme ailleurs, de rendre le radicalisme suisse ridicule de présomption, drôle d’ânerie et odieux de brutalité, quelques mots échappés au vicaire, lorsque nous le pressions de nous expliquer les motifs et l’occasion de cette représentation, nous avaient déjà mis sur la voie d’imaginer qu’elle n’était pas uniquement conçue en vue de moraliser les montagnards de la vallée. « C’est, nous avait-il répondu, pour développer chez nos gens le goût de l’instruction, à présent que le pays est libre. » Quand l’Église parle ainsi, c’est évidemment lorsque les choses de l’Église sont menacées de fort près, et que, sortant de la nonchalance où l’entretenait un régime de sécurité prospère pour ressaisir le gouvernail qu’on s’apprête à lui arracher, en face de ceux qui veulent lui ravir le privilège de l’instruction elle se met à instruire mieux qu’eux, et en face de ceux qui ne savent que criailler la liberté elle se met à émanciper avec d’habiles réserves et d’industrieuses précautions. Certes, l’Église a raison de s’y prendre ainsi, mais c’est alors un spectacle en vérité aussi plaisant qu’agréable que de voir un bon curé et son vicaire garder fort bien, à eux tout seuls, toutes leurs brebis jusqu’à la dernière contre les loups de la plaine, que de les voir, sans agression, sans tapage, sans vanterie, déjouer le mieux du monde et les manœuvres sourdes et les violences ouvertes de ces messieurs de la jeune Suisse ; puis, comme pour mieux narguer encore les gazettes de leur propagande, apprendre à lire à leurs paysans.

Vers trois heures de l’après-midi, et sans attendre la fin du Schauspiel, parce qu’il nous faut encore aller ce soir coucher à Brigg, nous prenons congé du vicaire, des anciens, de cette charmante prairie où nous venons de passer cinq heures si bien remplies par le plaisir, le spectacle et l’observation.

Pendant que nous cheminons sur Viége, Kühnrich, revenu de la guerre, se livre à d’horribles fureurs et il jure la mort d’Edelbert ; mais au moment où nous y arrivons, c’est l’heure probablement où l’infortuné Edelbert doit sa délivrance inespérée aux longues douleurs, aux pieux efforts, au persévérant courage de sa chère enfant. Oui, Rosa de Tannenbourg, vous êtes aimée désormais dans ces montagnes ; votre nom y est devenu le symbole du filial amour ; et comme auprès de ces hommes simples et dans ces pays sans livres l’on ne voit pas l’émotion de la veille incessamment effacée par l’émotion du lendemain, c’est pour de longues années et pour plus d’une génération qu’aura lui sur le rocher de Stalden le doux éclat de votre vertu !

À Viége, nous ne retrouvons plus le pensionnaire, mais à la place M. Clément, le maître de l’auberge, qui nous délivre nos havre-sacs. Voici venue pour Rayat l’heure de se séparer de nous… Afin d’adoucir la visible peine de ce pauvre homme, M. Töpffer le comble d’admirables certificats soigneusement parafés, et d’une pile d’écus de cinq francs qu’il a gagnés, lui et Mouton, sans trop savoir pourquoi ni comment. Rayat attendri prend les certificats, empoche les écus, s’essuie les yeux et déclare, à la grande justification de Joude, que si cet animal a lancé madame T*** contre un tertre pelé, c’était affaire de gaieté uniquement, et pour témoigner sa joie de marcher en plaine après deux journées de montagne. « J’y ai réfléchi tout du long, ajoute Rayat, et vous pouvez être certains. » On ne contredit pas, mais également on engage Rayat à échanger à la prochaine foire cet Iscariot trop gai contre un mulet infiniment plus mélancolique. Il en fait la promesse, et l’on se quitte avec un regret réciproque, lui pour retourner à Sion, nous pour gagner Brigg, où nous arrivons à la nuit tombante.



  1. Ce petit volume, qui s’ouvre par un frontispice où l’on voit les treize cantons disposés en couronne autour de cette devise : Concordia victoriam. Discordia exitium parit, et au-dessous Guillaume Tell ajustant la pomme, porte pour titre imprimé en langue et en caractères allemands :
    renaissante ou
    Court précis de la manière dont une très-honorable fédération de la liberté,
    de la puissance et de la magnificence, a pris naissance, et par ses propres forces
    et l’assistance de Dieu s’est élevée jusqu’au rang d’État souverain
    et de République libre.
    Représentée sur le théâtre public d’une honorable bourgeoisie (Bürgerschaft) de la ville de Züg le 14 et 15 septembre 1672.
    Livrée à l’impression publique pour les amis de la chèrement acquise liberté, et en leur demande en l’an 1702.
    Se trouve à Züg, chez Charles-François Haberer, bourgeois de cette ville.
    Imprimé à Lucerne, chez Godefroi Haulten feu Wittib.