Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à la Grande Chartreuse/4

Voyage à la Grande Chartreuse



QUATRIÈME JOURNÉE


Il s’agit aujourd’hui de visiter la grande Chartreuse : notre tournée a été entreprise dans ce but ; aussi, levé dès l’aube, M. Töpffer interroge le temps d’abord, qui est sombre et chargé ; Baromètre ensuite, qui promet des sérénités radieuses. Alors, ne sachant trop que décider, il consulte ses compagnons, qui presque tous sont d’avis qu’il faut partir, bouger, affronter, plutôt que de se claquemurer dans ce bourg des Échelles, vrai nid de douaniers. Baromètre laisse dire, laisse faire ; mais, à peine sommes-nous en chemin, que le drôle se met au déluge et nous adresse une pluie à noyer les grenouilles. Bien vite nous rebroussons à la course, et nous revoici au milieu des douaniers, dans l’auberge à la culotte bleue, réduits à temporiser de notre mieux.

Temporiser dans une ville, dans un endroit rustique, ou bien dans une jolie auberge de Suisse, c’est, nous pouvons l’affirmer, un sort très-doux encore. Mais aux Échelles, temporiser, c’est, en vérité, avoir à se trouver des distractions au fond d’un puits. Il y a l’étable pourtant, où nous allons examiner des rosses qui mangent ; il y a le maréchal-forgeron, qui, dans ce moment, est occupé à battre un fer de roue. Pendant une demi-heure, posés comme des quilles devant la forge, nos vingt-trois regards vont de l’enclume au brasier, puis retournent du brasier à l’enclume, jusqu’à ce que le fer de roue étant battu tout serait dit, fini, consommé, sans un violon qu’on vient de découvrir. Alors M. Bartelli démanche, un bal s’organise, et nous valsons de désespoir.

Et puis voici bien une autre fête !… un rayon ! le soleil ! Baromètre enfoncé à tout jamais ! Ah ! que cette lumière dorée, que ces sourires de l’astre ont de puissance pour renouveler, pour électriser, pour répandre soudainement dans le cœur comme dans la nature la joie et la sécurité ! En un clin d’œil nos sacs sont sur nos épaules, et d’un saut nous atteignons Saint-Laurent du Pont, petit hameau qui est situé au pied des montagnes de la Grande Chartreuse, et tout à côté du défilé par lequel on pénètre dans le désert. Après nous y être rafraîchis, nous poursuivons notre route.

Les abords de la montagne sont frais, boisés, délicieux ; ils vaudraient la peine d’être visités pour eux-mêmes, si un peu plus loin le spectacle ne devenait ravissant de verdure, de solitude, de sauvage majesté. À Fourvoirie, première entrée du désert, la vallée se resserre tout à coup en gorge étroite, et par l’ouverture que laissent entre elles des parois de rochers couronnés de bois et festonnés de lianes et d’arbustes l’œil entrevoit au delà comme un tranquille Élysée où croissent épars sur des pelouses naturelles les plus beaux arbres du monde. L’on approche, l’on s’engage dans le défilé, où la lumière est sourde, mystérieuse, comme si l’on se trouvait errer sous les arceaux d’une nef gothique, et au-dessous de soi l’on voit un torrent courroucé, le Guiermort, qui, après s’être follement brisé contre les antiques culées de deux ponts moussus, s’en va faire tourner plus loin les roues de quelques usines ensevelies sous des noyers séculaires.

Fourvoirie est la première entrée du désert, c’est-à-dire de cette enceinte fermée de hautes montagnes, où, vers 1084, saint Bruno pénétra avec ses Chartreux, et vint fonder la petite chapelle dont le croquis figure à la fin de cette journée. Aucun asile sous le ciel ne pouvait mieux convenir à un ordre religieux dont la solitude et le silence constituent la règle ; et aujourd’hui même, après que tant de siècles ont tout changé, tout bouleversé autour de ces monts, l’enceinte choisie par saint Bruno est encore aussi solitaire, aussi déserte, que lorsqu’il vint y cacher sa vie. Nulle habitation ne s’y voit que la Chartreuse et ses dépendances, nul bruit ne s’y fait jamais entendre que celui des orgues ou des cloches du monastère, en sorte que la vallée tout entière présente l’aspect d’un vaste sanctuaire, où quelques religieux se pressent autour des autels.

Ceci tient avant tout à la configuration des lieux. De toutes parts, en effet, une zone de monts entoure comme d’une inaccessible muraille les pentes boisées et les hauts pâturages qu’on appelle ici le Désert. En deux uniques endroits, deux torrents se sont pratiqué une issue, dont l’homme a profité pour pénétrer dans la contrée, en sorte que les Chartreux pouvaient s’y renfermer, et s’y renfermaient réellement, comme dans une maison, au moyen de deux portes dont on voit en passant les ruines.

Avant la révolution, les Chartreux, outre leurs autres propriétés, possédaient l’enceinte tout entière ; seigneurs du lieu, ils voyaient d’immenses troupeaux s’engraisser dans leurs prairies. Le Guiermort, descendu de leurs montagnes, allait hors du désert faire crier la roue des diverses usines qu’ils exploitaient ; quant aux arbres, ils ne leur demandaient que de l’ombrage, les laissant d’ailleurs croître et grandir pour l’agrément des yeux. Puis, si quelque étranger s’était détourné de sa route pour monter jusqu’au couvent, ils l’y traitaient selon son rang : sa mule se régalait au pâturage, ses gens étaient abreuvés, hébergés, et jamais ils ne permettaient qu’aucune rétribution fût acceptée en retour de cette noble et courtoise hospitalité. Temps de grandeur, temps d’opulence, dont les Chartreux actuels ne parlent pas sans que le regret leur serre le cœur. En effet, maîtres déchus du désert, ils n’y possèdent plus que les murailles de leur cloître et quelques bouts de prairie ; quant à leurs bois, l’État s’en est chargé, et, se faisant bûcheron, il abat les forêts, il met en planches les hêtres séculaires, il sacrifie au vandalisme de la coupe réglée le mystère des plus beaux ombrages, en même temps que plus bas des capitaux profanes exploitent à qui mieux mieux les usines saintes… Que si donc les Chartreux font maigre aujourd’hui, s’ils se mortifient, s’ils se macèrent, c’est vraiment nécessité autant que ferveur, misère autant que dédain des richesses, tristesse légitime autant que mépris des joies du monde. Ah ! mais si jamais le bûcheron leur tombait sous la main !… Et ce serait bien fait ! car enfin c’est une barbarie indigne que de taillader, que de mettre en tronçons, pour les envoyer vendre au marché, ces arbres magnifiques, seul luxe de cette solitude monastique, et qu’avaient épargnés l’ancien régime, la révolution et l’empire.

Après que nous avons monté pendant trois heures environ, le bois s’éclaircit, la vallée s’ouvre, et tout à l’heure se présente à nos regards la Chartreuse, édifice immense, percé de jours étroits, ceint d’une muraille nue, et silencieux comme une ville dépeuplée. Nous longeons le pourtour de cette muraille, et arrivés au portail, nous ébranlons la cloche. Un Chartreux s’approche, ouvre sans mot dire, et nous précède, au travers d’une grande cour, jusqu’à la porte du monastère, où il nous remet aux mains du père dom Étienne. Le père dom Étienne, jeune encore, est un Chartreux qui a été délié de son vœu de silence, aux fins qu’il puisse recevoir les étrangers. Il nous conduit, au travers de longs corridors déserts, dans une grande salle obscure, et après nous avoir fait rafraîchir, il nous distribue nos cellules.

Ceux qui aiment à se replacer dans les âges passés et à revivre quelques moments dans un autre siècle, en se transportant dans ce séjour goûteront l’illusion tout entière. La Chartreuse est un débris complet du moyen âge, un débris non restauré, non replâtré, où rien de moderne ne rompt l’harmonie d’un ensemble tout monastique, où tout se passe comme il y a quatre, comme il y a huit siècles. Certes, après la révolution, après Bonaparte, après mil huit cent trente, et en France, dans le pays même de la mobilité, du changement, cette rencontre est inopinée, et c’est d’ailleurs un spectacle au moins curieux que celui de cette petite société d’hommes qui, fidèles aux traditions de l’ordre de saint Bruno, et renonçant à des chances de fortune ou à des avantages de position, viennent s’ensevelir dans cette retraite pour y achever entre les quatre murs d’une cellule la somme entière de leurs jours. Hélas ! les joies de ce monde sont si fragiles, si impures ; le bonheur même, là où il réside, est si passager, menacé de si prés, si certainement suivi de déclin, de regret et d’amertume, qu’à considérer même au point de vue temporel et terrestre la part que ces hommes se sont choisie, il se peut encore qu’elle doive compter parmi les bonnes. Au lieu de mourir comme nous par degrés et avec tant de douleur et de déchirement à chaque signe, à chaque annonce, à chaque appel que veut bien nous adresser à l’avance la reine du sépulcre, ils meurent, eux, tout d’une fois, le jour où, renonçant au monde et à ses fêtes, ils s’en viennent apporter ici un cœur guéri d’ambition et vide de désirs. Des pratiques austères, des habitudes uniformes, la promenade, les repas, le sommeil, remplissent dès lors leurs heures, et après avoir végété paisibles pendant dix, vingt années, ils accueillent la mort comme on fait un larron qui n’a rien à vous voler.

Après que nous avons pris quelque repos, le père dom Étienne nous fait voir l’intérieur du couvent. Nous visitons le réfectoire, la bibliothèque pillée dans la révolution et dont nous retrouverons les richesses dans la bibliothèque de Grenoble ; enfin, curieux que nous sommes de connaître l’habitation d’un Chartreux, dom Étienne souscrit à notre désir en nous introduisant dans une cellule, vide à la vérité, mais absolument semblable aux quarante-deux cellules qui sont habitées dans ce moment. C’est un petit appartement de deux étages, propre et commode, qui ouvre d’un côté sur le corridor, de l’autre sur un petit jardin clos de murs dont le Chartreux a la disposition. Des fenêtres de la cellule on ne peut voir que ce jardin et la cime des montagnes qui enserrent la vallée.

Au centre du bâtiment est le cimetière, vaste cour où du milieu des herbes s’élèvent quelques croix de bois. Du corridor où débouchent toutes les cellules l’on ne voit pas d’autre paysage que celui-là, en sorte que les Chartreux ne peuvent se rendre de leur cellule à l’église et de l’église à leur cellule qu’ils n’aient à contempler l’endroit où se creusera leur fosse. Mais ceci doit peu les attrister, tant déjà leur vie ressemble à une mort, leur prison à un sépulcre ; et de là vient sans doute que même pour nous, simples visiteurs, nulle part le spectacle d’un cimetière ne nous a paru aussi peu mélancolique que dans cette retraite, où aucun objet ne contraste avec la sombre idée du prochain anéantissement du corps, et où tout au contraire s’y associe et s’y assortit. C’est l’ensemble ici, et non pas le spectacle seulement de quelques tombes, qui produit sur l’âme une forte et grande impression de tristesse ; et quand du milieu des légèretés et des plaisirs de la vie mondaine on se trouve transporté soudainement au sein de ce séjour de nue piété et de lugubre renoncement, l’on ne peut se défendre d’éprouver un trouble respectueux et une religieuse terreur.

Destinée étrange que celle de l’homme ! La vie lui est donnée, et il est un insensé s’il s’y attache, puisqu’elle va lui être retirée. La mort lui est imposée irrévocablement, et il est un insensé encore s’il y sacrifie la vie, puisqu’elle est un bienfait de Dieu !… Que faire donc ? et comment concilier cette contradiction fatale, comment caresser tout ensemble et la vie et la mort ? Hélas ! c’est là l’équilibre où il n’est donné à aucun homme d’atteindre ! Mais, certes, entre ceux-là qui disposent toutes choses comme s’ils devaient toujours rester dans ce monde, et ceux qui, comme les Chartreux, disposent toutes choses comme s’ils l’avaient déjà quitté, la palme de la folie n’appartient-elle pas réellement aux premiers ?

Après avoir visité le couvent, nous tournons vers le réfectoire, où la table est mise et le repas servi : repas maigre de tout point, car si d’une part saint Bruno a assujetti sa cuisine à un maigre éternel, d’autre part les Chartreux d’aujourd’hui sont trop pauvres pour pouvoir éluder les austérités de la règle au moyen de la qualité et de la variété des mets et des assaisonnements. Notre morue, notre riz nous sont servis par un grand monsieur vêtu de noir, de qui les manières comme il faut et la conversation de bon goût forment un singulier et presque gênant contraste avec l’office subalterne qu’il remplit auprès de nous. Nous apprenons plus tard que ce monsieur, qui appartient à une excellente famille, a quitté une position avantageuse pour se faire Chartreux, et qu’à cet effet il accomplit l’un après l’autre tous les degrés du noviciat. En vérité, des choses si étranges et pourtant si respectables à quelques égards font songer qu’en toute carrière il y a des don Quichotte, comme en tout temps et en tout Toboso il y a des Sancho Panza.

Après souper, par une belle et fraîche soirée, nous allons faire un pèlerinage à la chapelle de saint Bruno. Elle est située à trois quarts d’heure environ de la Grande Chartreuse, dans une sorte de clairière environnée de bois épais. Tout en nous y rendant, nous venons à découvrir les réservoirs dans lesquels les Chartreux d’autrefois entretenaient pour leur ordinaire une provision de belles truites. Ce sont de petits lacs magnifiquement encaissés et discrètement placés dans l’endroit le plus retiré de la forêt. Aujourd’hui une eau limpide, mais de truites point, et seulement une solitude admirable pour y venir rêver sur les vicissitudes de la fortune, qui ôte aux uns, qui donne aux autres, qui aux uns prodigue marée, brochets, victuailles, qui aux autres ne laisse que de l’eau claire. Quand nous arrivons à la chapelle, la nuit est tombée, et c’est la lune qui éclaire la scène de ses douteuses clartés. Mais quoi ! à ce qui fut beau, riche, puissant dans le passé, pour n’être plus dans le présent que misérable, impuissant et sans avenir ; à ce qui est mort pour ne plus revivre, cette lueur mélancolique convient mieux peut-être que l’éclat du soleil, et il semble que ce soit au moment de la journée où tout se tait, où tout s’efface dans la nature vivante, que les trépassés reparaissent avec le plus de noblesse, et pour y rencontrer le plus de sympathie devant l’imagination du voyageur !