Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à la Grande Chartreuse/3

Voyage à la Grande Chartreuse



TROISIÈME JOURNÉE.


Aujourd’hui, on quitte les blouses pour se montrer en toilette dans les rues de la capitale. La ville est remplie de troupes, et un air de consternation est répandu sur les visages des habitants : c’est qu’une exécution militaire a eu lieu ce matin même, et que de nouvelles condamnations viennent d’être placardées au coin des rues. Un officier aborde le sieur Bartelli pour lui demander si nous ne sommes pas l’école des jésuites. Bartelli, qui ne comprend rien à la question, répond que oui, et l’affaire en demeure là.

On ne passe guère à Chambéry sans aller faire un pèlerinage aux Charmettes ; après déjeuner, nous en prenons le chemin. Ce chemin est un sentier solitaire qui court obliquement sur le penchant d’un coteau qu’ombragent d’antiques châtaigniers, et quelques fermes éparses, où l’on entend de loin mugir les vaches et les agneaux bêler, sont les seules habitations qu’on rencontre dans ce canton retiré. Après qu’on a suivi ce sentier pendant une demi-heure, on voit sur la droite une maisonnette délabrée… c’est la demeure de Rousseau, la retraite où s’écoulèrent les plus heureuses années de sa vie. Lui-même a décrit cette retraite avec toute l’exactitude de la reconnaissance, mais aussi avec toute la mélancolie du souvenir et des regrets.

C’est une chose intéressante que de visiter la demeure des grands hommes, et toutefois ces sortes de pèlerinages sont le plus souvent une occasion de déceptions et de mécomptes, tant il faut de choses pour satisfaire à l’attente de l’imagination et aux exigences de l’enthousiasme ! Mais pour celui qui s’est figuré les Charmettes comme un rustique manoir tirant tout son charme des simples et touchants attraits de la nature qui l’entoure et tout son lustre du souvenir de l’homme qui l’habita, il n’a point à décompter, et nulle part mieux que sous les ombrages il ne rencontrera l’ombre de Rousseau. Tout y est en accord avec cette simplicité champêtre, avec cette heureuse vie des champs que lui-même a tant aimée et qu’il a su faire aimer aux autres. Toutefois si le château de Ferney, avec ses terrasses, ses vastes allées, ses bassins de marbre, ses riches tentures, ses portraits de reines et de princes, rappelle à merveille le vieillard philosophe, épicurien, courtisan et gentilhomme, la masure des Charmettes, si solitaire, si agreste, si retirée, rappelle le Rousseau, célèbre déjà et persécuté, qui rebroussait avec un si sincère amour vers l’obscurité tranquille de ses premiers ans, plutôt qu’elle ne reporte aux temps mêmes où, jeune et inconnu, l’enfant de Genève y coulait en paix d’oisives journées.

La maison des Charmettes a changé de maître deux ou trois fois depuis Rousseau. Dans ce moment elle n’est pas habitée, et, à moins de notables réparations, elle ne saurait guère l’être. Le petit appartement qu’on y vient visiter renferme quelques meubles du temps et deux ou trois tableaux qui n’ont de remarquable que d’avoir probablement fixé les regards de l’illustre écrivain. Au premier étage, on voit le prie-Dieu de madame de Warens, et le salon de réunion, dont la tapisserie n’a pas été renouvelée. Enfin devant la maison est un petit parterre, à l’extrémité duquel s’élève le pavillon où Rousseau allait travailler, et c’est dans la muraille de ce pavillon qu’on a incrusté un marbre blanc sur lequel sont gravés les vers si connus de Hérault de Séchelles.

Pendant notre visite aux Charmettes, le ciel s’est chargé de nuages, et la pluie accompagne notre retour à Chambéry. La première personne que nous rencontrons en rentrant à la ville, c’est encore notre officieux de Seyssel. « Ces messieurs, nous dit-il agréablement, ont vu les Charmettes, c’est un établissement bien remarquable. Tous les étrangers y vont à cause principalement de Rousseau. Quant à moi, j’ai quitté Aix à six heures, et me voici. »

Vers une heure, nous partons, et la pluie, qui avait cessé, recommence de plus belle. C’est alors à qui parviendra, par des prodiges d’invention, à se maintenir sec et incrotté au milieu de l’eau et de la boue. De tous les moyens, celui qui réussit le mieux, c’est d’entrer chez un boulanger et d’y croquer des miches autour d’une table. Au bout de trois, de quatre miches, on est séché comme si l’on sortait du four.

Cependant Henri, le philosophe, s’est acheté un moineau, dont il veut faire son ami de voyage. Ce moineau est charmant, vif, gai, familier, presque trop, car il en vient à se permettre… Le fait est que soudainement Henri secoue sa paume, et le moineau s’envole. De loin, l’on croit qu’il n’avait acheté cet oiseau que pour lui rendre généreusement la liberté ; de près, on s’assure que sans l’accident il le tiendrait captif encore : et c’est ainsi que les actions des hommes sont presque toujours plus belles de loin que de près.

La pluie continue de tomber à verse, et pourtant le boulanger nous fait remarquer que Baromètre est au tout grand beau ; c’est que Baromètre est en effet un tout grand farceur, et son art ressemble à celui de ces médecins qui prédisent le mieux juste au moment où l’âme s’envole, ou encore qui proclament du sinistre alors que l’agitation et le trouble sont les signes de la vie qui revient, de la santé qui accourt. Au surplus, pour ne pas finir nos jours chez ce boulanger, qui d’ailleurs n’a plus de miches, nous quittons sa boutique, décidés à affronter les cataractes, et en un clin d’œil nous voilà trempés jusqu’aux os et par delà. Il faut voir alors les formes que prennent les chapeaux de paille de la troupe ! Les uns s’affaissent débilement, les autres battent de l’aile ou s’allongent en pain de sucre, tous pleurant des larmes de gomme, qui collent la blouse à la chemise et la chemise au corps. C’est pitoyable en vérité. En revanche, les casquettes s’imbibent et les feutres tiennent bon. Pour voyager à pied, un chapeau de feutre blanc à larges ailes est le plus protecteur de tous les couvre-chef.

À quelque distance, et pour abréger, M. Töpffer avise une spéculation admirable, dit-il. Chacun de s’y engager à sa suite. Par malheur, cette spéculation-là aboutit à un pâturage, qui aboutit à un marécage, qui aboutit à une rivière, qui aboutit quelque part… et personne auprès de qui se renseigner ! Bolesco se dévoue alors pour chercher un naturel qui puisse nous tirer de là, et apercevant une habitation sur un coteau voisin, il y court. Dans la maison, personne, et pourtant une voix, mais qui paraît sortir d’une localité où d’ordinaire on ne va pas inquiéter les gens. Le bonhomme, sans se déranger, explique comme quoi nous sommes sur le pré de Jean-Pierre, qui mène à celui de Jean-Paul, et que de pré en pré nous tendons à la rivière. C’est ce que nous savons parbleu bien ! Force nous est donc de recourir à l’adage : Aide-toi et le ciel t’aidera ; et remontant le marécage, nous finissons par retrouver la route, où l’arrière-garde, qui passe dans ce moment, ne nous épargne pas les félicitations.

Ce bout de pays est d’ailleurs verdoyant, bien boisé, et il aboutit à la grotte des Échelles, qui est un ouvrage à la fois beau et imposant. La montagne a été percée de part en part dans une longueur de deux cent dix-huit pas. Dans la plus grande partie du passage, il est nuit close à toute heure ; aussi de jour l’on s’y dirige en marchant vers le petit trou lumineux qu’on voit à l’opposite, et dont l’éclat fait paraître les ténèbres au sein desquelles on se meut plus épaisses encore ; de nuit, trois réverbères y entretiennent ce qu’il faut de lueur pour qu’on ne s’assomme pas contre les aspérités des parois. Après avoir franchi ce couloir, M. Töpffer se retourne pour en dessiner l’ouverture, et, quelques moments après, nous faisons notre entrée aux Échelles, petit bourg frontière, mi-savoyard, mi-français, comme Seyssel, et qui jouit à ce titre d’autant de bourreaux qu’on en peut désirer ; aussi nous y exhibons deux fois pour une, après quoi nous allons étendre auprès du feu notre passe-port, qui est, comme nous, trempé, rincé, en pleine lessive.

L’auberge est ici meilleure qu’à Seyssel, mais pittoresque aussi, agreste, si l’on veut, témoin la principale chambre à coucher, où nous trouvons en façon de meuble deux tas de blé, une hotte vide, quatre maîtres pains, un fragment de culotte bleue noué à la manche d’une chemise, plus trois chaises et quatre lits pour huit. Les rires recommencent, et Bartelli a l’agrément de se croire encore chez madame Cauponnet.