Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à Gênes/18

Voyage à Gênes



DIX-HUITIÈME JOURNÉE


Dès deux heures du matin : Qui vive ? — Ami ! et un moment après : Qui vive ? — Ami ! Impossible de dormir ; nous profitons de la circonstance pour partir avant le jour.

Pendant plus d’une heure encore nous marchons environnés d’ombres et transis par les fraîches haleines qui précèdent le retour de l’aube. Insensiblement des lueurs crépusculaires vacillent sur la crête des flots, l’aurore rougit les cieux, et, derrière la ligne noire de l’Océan, un embrasement sublime a commencé que le soleil ne paraît point encore. Tout à coup un point du disque surgit au-dessus des eaux : tout se colore, tout s’empourpre, tout resplendit, et les oiseaux commencent leurs concerts.

Pour nous, déjà remués par l’auguste magnificence de cette scène, nous nous voyons avec une charmante surprise entourés de palmiers qui balancent leur tête au-dessus des escarpements du rivage, et il nous semble que nous soyons transportés dans un autre hémisphère. Cet arbre ne croît qu’en ce seul endroit de la côte, et les habitants s’aident de leur mieux à l’y faire prospérer, parce qu’ils en vendent les feuilles aux juifs, qui en usent dans la célébration de la fête des tabernacles.

Nous traversons Vintimiglia, jolie petite ville, où l’on construit un fort considérable. Cette rencontre d’une citadelle, ou née, ou naissante, est toujours triste, et, au milieu d’un pays riant comme l’est celui-ci, elle forme un bien ingrat contraste. Odieuses meurtrières, lugubres embrasures, longues murailles, autant d’objets sinistres contre lesquels viennent se heurter et s’aplatir les plus charmantes impressions. Oui, la guerre, le massacre, de quelque part qu’ils viennent, sont toujours infâmes, tout ce qui en est le signe ou l’instrument est digne de haine, et le plaisir d’avoir des frontières, un nom sur la carte, un prince sur le trône, n’a jamais valu le sang qu’il a coûté. Avec cela, l’on conçoit que partout où a passé un torrent dévastateur, le torrent écoulé, il vienne à l’esprit des gens d’élever des digues et de barrer les passages. Tout en faisant ces réflexions, nous avons atteint la frontière d’un petit pays qui a bien un nom, mais à peine une place sur la carte. C’est la principauté de Monaco, le bijou de cette belle côte et de bien d’autres plus belles encore. Un joli petit carabinier qui garde la frontière nous prie d’exhiber et de payer, deux choses qui se supposent l’une l’autre, dans les principautés infusoires, tout comme dans les royaumes cétacés. Nous payons, et nous passons outre.

À un quart d’heure de là, nous avons en vue Mentone, la capitale du pays, au moins en étendue et en population. C’est bien la plus jolie, la plus vivante, la plus pittoresque capitale qui se puisse voir, sans compter l’admirable golfe qu’elle domine et le magnifique pays dont elle est entourée. Nous y faisons notre entrée, et tout à l’heure nous voici chez le second frère, qui aussitôt appelle, carillonne et dispose tout pour faire honneur à la signature de son aîné. Le déjeuner surpasse en effet tout ce qu’on a vu jusqu’ici, et, contre notre ordinaire, nous sortons de table n’ayant presque plus faim. Des pêches, des grenades, des raisins, des figues, des brioches, du salam, qui se vendent à vil prix dans toutes les échoppes, achèvent de nous rassasier.

Comme la chaleur est grande et que l’occasion s’en présente, M. Töpffer loue ici une grande barque de voiture qui portera jusqu’à l’autre frontière de la principauté tous ceux qui ne peuvent pas entrer dans notre voiture de secours. Le contrat passé, nous partons sans retard ; car sept lieues encore nous séparent de Nice, où nous voulons arriver ce soir.

Ah ! quelle route, quelle contrée, quel bon petit territoire accidenté, feuillu, odorant, quel pocket et comfortable royaume ! Tout y paraît disposé pour le plus grand plaisir des yeux, et des montagnes hautes et boisées qui semblent ici évaser, là-bas aplanir, plus loin cintrer leurs flancs pour mieux enserrer ce paradis. Cette jolie principauté a du reste des frontières naturelles parfaitement tracées ; elle a ses golfes aussi, ses îles, son port, ses routes, ses forêts ombreuses, ses rochers sauvages, ses climats tièdes, frais ou ardents, et des orangers en fleurs, des citronniers au brillant feuillage, décorent tout ce que n’ombragent pas des bouquets de platanes, de caroubiers, de chênes verts. Enfin, au-dessus de ce riche espalier, des rampes verdoyantes, des cimes majestueuses.

Arrivés à l’autre frontière, qui se trouve être sur une sommité, il nous reste à faire trois lieues de descente pour arriver à Nice. M. Töpffer congédie la voiture de Mentone, et comme il a été fort content du postillon, il lui offre cinq francs de bonne-main. Mais celui-ci lui répond qu’il veut rire. M. Töpffer proteste qu’il n’a pas la moindre intention de rire, et qu’au contraire jamais il n’a été plus sérieux. « Allons donc ! avec vos cinq francs ! — Vous ne les voulez pas ? — Non. — Comme il vous plaira. » Alors le postillon, changeant de ton, insulte, menace, parle du commissaire. « Allons-y, dit M. Töpffer, je ne demande pas mieux vraiment. » Et les voilà en recherche du cadi, que l’on trouve juché dans une chambre haute, petit chenil seigneurial avec paperasses et écritoire.

M. Töpffer a de la peine à découvrir le commissaire parmi ces paperasses. C’est en effet un tout petit gros homme oblong, qui dépasse seulement du menton une grande table recouverte d’un tapis. Il est d’ailleurs encadré dans quatre ou cinq grands in-folio de registres qui le masquent presque entièrement. Le postillon expose son affaire mielleusement et chapeau bas. « Monsieur le commissaire sentira, dit-il, que traîner quinze personnes ce n’est pas peu de chose. D’ordinaire six, huit au plus… mais quinze ! » Après quoi le petit commissaire se ramasse en pelote pour digérer sa pensée, qu’il ne tarde pas à expectorer en ces termes, avec un timbre rominagrobis :

« Cocher, monsieur me paraît un homme raisonnable (M. Töpffer s’incline), et votre raisonnement me paraît à peu près dénué de raison. Il n’est point vrai, cocher, que vous ayez traîné quinze personnes ; ce sont vos chevaux qui ont fait cette besogne. Or, les trente francs convenus à Mentone sont justement destinés à payer cette besogne de vos chevaux, sans que vous soyez fondé à réclamer, en ce qui vous concerne, une bonne-main extraordinaire. Laissant donc cet argument de côté, il ne vous reste qu’à faire valoir vos services personnels, et il me paraît, cocher, qu’à cinq francs ils ne seront pas mal rétribués. En sorte que si monsieur voulait bien y ajouter un franc, en considération de ce que je puis certifier que vous êtes un brave homme chargé de famille, il me paraît que vous n’auriez rien de mieux à faire que d’accepter avec beaucoup de reconnaissance. J’ai dit. » Après ce petit raisonnement, qui en vaut bien un autre, le petit gros commissaire congédie les parties et se ramasse de nouveau en pelote.

La nuit arrive et Gail s’éclope. Tout en se traînant à l’arrière-garde, il s’emplit d’humeur contre Nice, et il lui arrive ce qui arrive à tous les Juvénals quand l’humeur s’en mêle : Facit indignatio versum :

Nice, mautite ville,
Faut êdre un impécile…


Et puis c’est tout ; le reste ne peut pas venir. Grand dommage, car c’est la seule ode que Gail ait jamais composée, et il est à croire qu’il n’en composera plus.

À Nice, nous allons descendre chez le troisième frère, qui porte un bonnet de loutre. C’est le plus fashionable et le moins gracieux des trois. On lui exhibe le bon, qui ne lui fait plaisir qu’à moitié. Toutefois il s’empresse, et nous ne tardons pas à oublier nos fatigues au milieu des douceurs d’un excellent hôtel.