Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à Gênes/17

Voyage à Gênes



DIX-SEPTIÈME JOURNÉE


Il est dimanche aujourd’hui. Toutes les populations sont levées, peignées, rasées, mouchées, et c’est fort plaisant à voir. Le ciel lui-même est si éclatant, la nature si parée d’aimables couleurs et d’argentine lumière, qu’ils semblent aussi, l’un et l’autre, s’être endimanchés. Non-seulement nous avons atteint la région des oliviers, qui, de toutes parts échelonnés sur les rochers, ici se groupent en bouquets, là penchent solitaires au-dessus de la baie ; mais, sur les murailles, dans les anfractuosités de rocs, nous retrouvons éparses et magnifiquement prospères une foule de ces plantes grasses qui chez nous ne se voient que dans les serres des riches campagnards. Au milieu de toutes ces beautés, voici venir sur la côte déserte une sirène qui nous offre des limons à acheter. Vite on s’en empare ; on les ouvre, on les presse : c’est douze sous la pièce ! On se récrie alors, on en appelle au ciel et aux hommes… et tout justement trois grands gaillards parfaitement bien membrés sortent de dessous les broussailles pour trouver à l’unanimité que douze sous c’est peu, c’est rien, et qu’il faut payer bien vite… C’est en effet la seule chose qu’il y ait à faire.

À Oneglia, charmante petite ville, nous faisons un déjeuner remarquable chez un hôte qui, dit-il, protège tous les gens de Genève, pour avoir été lui-même protégé par des Genevois. Mais, chose bien plus heureuse encore, les frères de cet hôte, échelonnés sur la route que nous allons parcourir, y tiennent auberge comme lui, et il a la plus grande envie que de ses mains nous passions dans les leurs. M. Töpffer comprenant tout le parti qu’on peut tirer de la situation, ne se hâte pas de prendre des engagements : « Oui, répond-il à l’hôte, vous voudriez nous envoyer chez vos frères, mais y serons-nous bien ? — Les meilleurs hôtels du pays, je vous le jure ! — Oui, mais y serons-nous à bon marché ? — Vous ferez les prix vous-même ! — Oui, mais il faudra marchander, disputer ? — Vous vous présenterez de ma part ! — Oui, mais on ne s’en fiera pas à notre dire. — Eh bien, tenez ! » Là-dessus notre homme prend la plume, et s’adressant à M. Töpffer : « Dictez les plats, monsieur, dictez les prix, et vous n’aurez plus alors qu’à empocher un bon à vue signé, endossé, garanti par moi ! — Voilà qui est parler ! » s’écrie M. Töpffer, et il dicte aussitôt un des jolis thèmes qu’il ait dictés durant sa carrière d’instituteur. Ainsi va le monde : l’on y perd des parties, mais on y gagne des revanches ; après tant d’hôtes qui nous ont saignés à blanc, en voici trois que nous écorchons à notre tour d’un trait de plume.

Pendant le déjeuner entrent des virtuoses : un Paganini qui fait sur son violon toutes les facéties musicales imaginables, et une Grisi hâlée qui tantôt lui badine sur sa guitare un accompagnement improvisé, tantôt entonne des airs d’opéra ; le tout va, le tout chante, le tout surtout a de l’accent et de la vie, et, en vérité, bien des choses que l’on paye dix ou vingt sous ne valent pas ce grain de vie et ce grain d’accent. Si l’Italie est la patrie des cicerone, elle l’est surtout des virtuoses ambulants. Ils rôdent partout, hantant les cafés, fêtant les balcons, citharisant les tables d’hôte. Vous iriez, vous transalpin, pour vous noyer dans le grand canal, qu’une mandoline, que trois guitares, n’en doutez pas, seraient là pour vous y accompagner d’un fragment d’ariette, d’un bout de cavatine.

M. R*** propose à M. Töpffer, qui commence à être barbu comme un jeune France, d’essayer ensemble du barbier de l’endroit. M. Töpffer consent, mais à la condition que M. R*** fera l’épreuve. Ils s’acheminent donc vers un petit antre qui porte pour enseigne le plat à barbe, et là un nain parfumé d’ail leur passe un linge autour du cou, après quoi il procède à râper d’abord la face de M. R***. M. R*** devient bleu de douleur ; néanmoins ses lèvres n’expriment que sourire, ses paroles que satisfaction. Leurré par ces dehors, M. Töpffer se met à son tour sur la sellette, et, râpé en contre-épreuve, au bout de quatre coups il hurle, au bout de huit il insulte son râpeur et lui défend de poursuivre… Le pauvre nain comprend d’autant moins le motif de cette incartade, que M. R*** n’a cessé de le complimenter sur la légèreté de sa main et sur le parfum de sa savonnette. Pendant que cette scène se passe dans la boutique du barbier, à l’extérieur, grande foule, trompette, tambourin, et un orateur qui exalte les inénarrables vertus de ses chapelets, de ses talismans, de ses Vierge Marie imprimées en couleurs fines ! « Questo, dit-il, souverain contre le mal de dents ! Questo chasse la vermine, tue la diarrhée, redresse les os, détruit les punaises, etc., etc… Et voulez-vous savoir ? Je les ai tous fait bénir par le concile de Constance en personne ! Demandez, signora, faites-vous servir tutti quanti ! » Par malheur, cet homme ne vend rien qui calme l’âcreté des épidermes râpés à l’ail, sans quoi nous ferions avec lui quelque affaire.

Toujours drôles les charlatans de place publique, toujours pittoresque cette foule qu’ils attirent, surtout lorsque, composée d’hommes, de femmes, de jeunes filles aussi crédules qu’ils sont ignorants, l’on voit, à l’appel du charlatan, le désir naître, l’espoir surgir, la souffrance se bercer de consolantes illusions, et toutes les physionomies naïvement attentives refléter comme une onde transparente les brillantes images, les serments terribles, les saintes garanties, les promesses fleuries que leur prodigue un orateur non moins ignorant, presque aussi crédule qu’ils le sont eux-mêmes. Son affaire, à cet orateur-là, ce n’est pas tant de tromper comme c’est de vendre, et, mu par ce naturel et pressant motif, il se trouve que son éloquence est toujours aisée, vraie, vivante, appropriée au pays, à l’endroit, au quartier, aux gens, non moins amusante à observer qu’elle est merveilleuse pour convaincre ceux à qui elle s’adresse.

Il s’agit de nous remettre en route, mais, objets nous-mêmes de la curiosité populaire, la foule grossit devant nous, les gamins accourent, et c’est à ne plus pouvoir passer. Dans cette extrémité, M. Töpffer fait un par flanc gauche soudain, pousse vers la plage et y ensable toute sa colonne. Cette manœuvre réussit. Pendant que les Onégliens en sont encore à conjecturer sur la chose, nous voilà filant le long du rivage sur San Remo, où nous arrivons de nuit.

À San Remo, l’hôtesse est couchée, ou du moins se couchant, car elle se présente à nous en peignoir et les cheveux épars. C’est une grande et gracieuse personne parfaitement étrangère aux choses de son auberge. « Je voudrais, madame, lui dit M. Töpffer, traiter des conditions. — Faites-les vous-même, monsieur, » répond la belle indolente ; puis, s’adressant à ses gens : « Vous autres, soignez bien ces étrangers. » Elle bâille en achevant ces mots, et s’en retourne dormir.

Cet hôtel du reste est remarquable. Au bas de l’escalier, un grand Goliath de carabinier royal peint sur la muraille déconcerte les arrivants et fait peur aux vues basses. Mais sur le derrière de la maison, en face de l’issue qui est de ce côté, un grand factionnaire royal, et pas peint celui-là, vous couche en joue dès que vous paraissez sur le seuil. C’est d’autant plus gênant qu’il y a lieu, qu’il y a nécessité, urgence même de passer par là… À chaque fois donc : Ami ! faut-il crier bien vite, et voilà toute la ville dans le secret de nos démarches les plus intimes.