Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à Gênes/11

Voyage à Gênes



ONZIÈME JOURNÉE.


Aujourd’hui nous sommes bien étonnés lorsque le soleil en se levant découvre à nos yeux un charmant pays boisé, montueux, presque frais. C’est que nous avons atteint la chaîne des Apennins, montagnes douces, riantes, auprès des hautes Alpes, et qui ont pour caractères une végétation élégante mais clair-semée, des cimes surbaissées, d’étroits vallons, et point de torrents, si ce n’est après l’orage.

Nous traversons un petit hameau où se tient la foire : têtes, costumes, langage, tout a pris un caractère nouveau et plus italien d’au moins dix degrés. Non loin de ce hameau nous apercevons l’auberge : c’est une maison neuve et point achevée encore. Mauvais symptôme ! L’expérience, en effet, nous a appris qu’un hôte qui bâtit est arrivé au moment le plus rapace de toute sa carrière.

Ici ce n’est pas un hôte, c’est une hôtesse. Mauvais symptôme ! Les hôtesses, en effet, ont le cœur plus dur que les hôtes, la griffe plus acérée, l’œil plus vautour, et l’idée de proie à dévorer leur écarquille mieux la narine.

Cette hôtesse est grosse, grande, grenadière, accorte, leste, propre, active, parleuse, un beau bonnet bouffant et deux énormes frisons sur les tempes… Affreux symptôme ! En effet, plus une hôtesse est douée de ces qualités-là, plus, par exemple, elle met les poings sur les côtés, et plus elle fait frissonner un honnête homme, timide pigeon en face de cette grande épervière !

M. Töpffer cherche à traiter ; il voudrait obtenir, composer ; il voudrait des garanties, des accommodements ; mais l’épervière le joue, le berne, le pelote. Il voudrait mettre les points sur les i, elle les ôte ; il voudrait rester libre, elle le lie ; il voudrait se débattre, elle l’étreint dans ses serres ; finalement il se rend à discrétion. Le déjeuner est servi ; il est excellent, délicieux, mémorable.

Au moment de partir, M. Töpffer pousse un soupir et s’en va régler le compte. « Eh bien, madame, à combien mettrons-nous ce déjeuner ? — C’est un déjeuner de quarante sous que je laisse à trente et que vous voudriez à vingt-cinq. (Les épervières lisent dans les cœurs.) — À trente, madame, je partirai peu content ; à vingt-cinq, je partirai enchanté du déjeuner, du prix, mais surtout de l’hôtesse. — Monsieur, vous payerez vingt-cinq sous ; voici votre note, elle était faite avant que vous l’eussiez demandée. »

Est-ce à dire pour cela que l’expérience ne signifie rien du tout ? Point, mais voici. Cette hôtesse est forte, surabondamment forte, or tout le monde sait que les animaux forts sont susceptibles de générosité envers les proies de peu d’importance. Un lion terrasse un buffle et le mange ; qu’un agnelet passe, il le laisse aller. Bien plus, les voleurs eux-mêmes, lorsque la force est de leur côté et que leur volé se montre humble et satisfait, ne manquent ni d’humanité ni de courtoisie : témoin ce qui s’est passé l’an dernier sur la route du grand Saint-Bernard ; nous certifions que l’histoire est véritable.

C’est un Belge qui montait tranquillement, ses ducats dans sa poche. À certain endroit où le chemin passe entre deux roches, ce Belge voit deux fusils que deux figures masquées braquent sur sa personne… Ohé ! se dit-il, et croyant comprendre, il livre ses ducats jusqu’au dernier. Cette opération accomplie : « À présent, dit-il, que vais-je faire, messieurs, car vous avez tout ? — C’est juste, » répondent les honnêtes voleurs, et ils lui rendent quatre ducats pour faire sa route. Après quoi : « Bon voyage ! » et ils disparaissent. En vérité, les procédés sont bien quelque chose ; et si j’étais volé de la sorte, toujours à ma légitime rancune se mêlerait, très malgré moi, mais très-certainement aussi, un tout petit grain de gratitude envers des larrons remplis, comme ceux-ci, de politesse et de savoir-vivre.

C’est le jour de la bonne-main, aussi notre cocher africain est plein de bonne grâce, rieur, farceur, un peu trop. Il converse, décrit, il fait des reparties, un peu trop ; il annonce la vue prochaine de la mer, il dit les noms des lieux, les faits concernant la route, et s’aide pour tout cela d’expressions énergiques, un peu trop. Néanmoins si l’on gêne sa manœuvre, si l’on se plaint de quelque chose, il redevient menaçant, Bédouin, un peu trop aussi. Mais d’autre part il s’en repent, et à la foudre succèdent subitement la sérénité du plus riant sourire et l’allégresse des plus éclatants jurons, un peu trop encore. Cependant son premier cheval ne cesse de retourner à Turin pendant que les deux autres nous mènent à Gênes.

L’autre cocher, cocher suisse, cocher de Genève, cocher de maître Lacombe, va son train toujours égal, garde son caractère posé, et la bonne-main n’y saurait rien changer. Très-grande distance morale entre ces deux hommes. Ce dernier a bien autre chose à penser, vraiment, que bonnes-mains et aubaines ! Il ne songe qu’à ménager les deniers qui seront le bénéfice de son maître, et ces droits de poste sur lesquels il n’avait pas compté lui ôtent tout repos, tout plaisir. « Si cela va de ce train, que lui rapporterai-je, à mon maître ? » Nous l’avons vu, de nos yeux vu, épargner sur son propre bien-être pour rapporter davantage, car épargner sur celui de ses chevaux, il aimerait bien mieux encore ne manger ni boire.

C’est que ce brave homme est de l’école de feu M. Lacombe, qui n’a jamais cru qu’on dût tirer service des bêtes sans être tenu de les bien soigner, qui gardait ses vieux chevaux par affection tant qu’ils pouvaient aller ; qui, une fois trop vieux pour le carrosse, les envoyait vieillir et mourir sur ses terres. Honneur donc à sa mémoire ! Et cela ne l’a pas empêché de devenir riche, car, et bien heureusement, ce n’est pas l’humanité qui ruine.

Notre cocher n’a jamais mené que cette paire de chevaux depuis qu’ils lui ont été confiés une première fois : c’était encore là un principe de feu M. Lacombe. Il se formait ainsi amitié entre l’homme et ses bêtes, rivalité entre les cochers à qui tiendrait sa paire en meilleur état ; et, en vérité, l’on est étonné des services que peuvent rendre longtemps et bien des chevaux, même vieux, ainsi soignés, ainsi ménagés par un maître ami. Les nôtres en sont un exemple, ils auront accompli un voyage de trente jours, par des routes souvent difficiles, passant et repassant les Alpes, marchant depuis le lever du soleil jusque bien avant dans la soirée, sans souffrance, sans une seule indisposition, sans qu’on ait dû prendre pour faire tant de montées rapides un seul cheval de renfort. Le cocher s’en fait gloire, et il a bien raison. Que la gloire n’est-elle toujours aussi bien placée !

Ces deux chevaux (suisses aussi) touchent pourtant à leur vingtième année. Quand notre cocher est trop triste, à cause de ces maudits droits de poste, on le ragaillardit rien qu’en lui parlant de ses bêtes. « Cocher, lui dit M. Töpffer, votre cheval de gauche ne tire pas ! — Si je le laissais faire, monsieur, l’autre tirerait tout. Jamais on n’a vu des reins comme cette bête ! Dommage qu’il est sérieux. L’autre tirerait assez, mais voyez donc ses oreilles ! Il pense à ceci, à cela ; il hennit quand je cause, quand je ne dis rien : jamais on n’a vu une bête qui eût autant d’idée ! — Et l’autre n’en a pas ? — Il en aurait assez, il en a tout autant ; mais, vous m’entendez bien, il montre moins : non pas, l’autre ne peut pas se souffrir sans causer et sans qu’on lui réponde. Les bêtes sont comme les gens… Voyez la malicieuse ! pas un grain de sueur, et l’autre coule à fil ! — Elle n’a donc pas de cœur au travail, comme ça ? — Elle en aurait assez, de cœur, peut-être plus que l’autre, mais c’est plus fort qu’elle, voyez-vous. Elle travaille plus de tête et moins des membres. Avec ça, sage comme un mouton… Ta, ta, ta… Un peu folle que tu es, un peu folle, pas vrai ? Tenez, la voilà qui me hennit ! Et toujours comme ça !… » Et M. Töpffer en écoute bien d’autres, sans ennui certes, avec intérêt pour le sentiment qui dicte ces paroles, avec estime pour le brave homme qui les profère. L’on voit qu’il soigne ses deux bêtes également, et que tout en estimant l’une davantage, il a pour l’autre un faible irrésistible. Sur ces entrefaites on arrive à la barrière : « Les droits de poste, cocher ? — La voiture est au monsieur. — Alors passez. » Le monsieur qui ne s’attendait pas à cet abus de son nom, en est vraiment honteux. Mais quoi ! faute d’un casuiste pour décider ce qu’il faut faire, il se tait et le cocher triomphe.

Pendant longtemps nous roulons sur le revers méridional des Apennins sans apercevoir encore la mer, mais nos yeux se promènent sur le riant et beau vallon qu’on appelle la Rivière de Gênes. À droite, à gauche, des villas bariolées d’architecture et de peinture forment le plus charmant effet au milieu de bosquets d’une verdure sombre et majestueuse. Ici c’est le pin d’Italie qui s’étend en parasol, là c’est le cyprès, mais fier, gigantesque, qui décore la campagne. Tout à coup : « La mer, la mer ! » s’écrie-t-on, et la rase ligne nous apparaît dans le lointain, au travers des arches d’un pont. À mesure que nous approchons, cette ligne se dégage, s’étend, embrasse tout l’horizon où elle coupe par le milieu des mondes de nuages tout scintillants de feu, tout diaphanes de lumière. Pour plusieurs de nous ce spectacle est nouveau, pour tous il est frappant, en telle sorte que déjà parvenus dans les faubourgs de Gênes, au milieu d’une foule bruyante et animée, nous n’en avons pas encore détaché nos yeux.

Le phare, le port, les vaisseaux, le bruit, la gaieté, la poussière, tout cela forme un mouvant tourbillon au sein duquel, tranquilles et silencieux, nous nous laissons bercer par l’amusement, la surprise, la rapide succession de mille charmants tableaux. La voiture s’arrête. Ce sont MM. D***, L***, R*** et M. H*** qui viennent enlever un de nos camarades et nous prier tous à dîner pour le surlendemain. La voiture s’arrête encore. Cette fois, c’est l’officier du poste qui réclame nos passe-ports, qui questionne, qui interroge, qui reçoit toutes nos réponses… Malheureusement, comme l’administrateur de Suze, il est parfaitement sourd ; malheureusement encore il attend une bande d’Autrichiens, et il ne lui entre pas dans l’idée que nous ne soyons pas cette bande-là. Tout le poste s’enroue à lui ôter cette fâcheuse conviction. « Ce ne sont pas les Autrichiens, lui crie-t-on. — Je sais bien, répond-il, les Autrichiens ! Justement, je les attends ! » Enfin, enfin, il nous laisse passer, se réservant d’examiner la chose à loisir.

Nous suivons des rues bordées de magnifiques palais, cherchant des yeux l’hôtel des Étrangers, où nous sommes attendus en vertu d’un contrat passé à l’avance. « Hôtel d’York, n’est-ce pas ? dit le cocher africain. — Non, non, gardez-vous-en bien ! Hôtel des Étrangers. — Bon, bon, j’entends. » Néanmoins le rusé nous fait arrêter sur la place de l’Annonciade, droit devant son hôtel d’York. Un hôte se présente gracieux, empressé : « Nous vous attendions, messieurs, vos logements sont prêts… Permettez que je vous soulage de ce paquet… Si madame entrait toujours ! »

Dans ce moment un second hôte, le véritable, perce la foule, et s’adressant fièrement au premier : « Ces étrangers, monsieur, ne sont pas à vous ; ils sont à moi ! — Oh ! prenez-les, monsieur, l’on n’a aucune envie de vous les ôter ! — Mais, dit M. Töpffer, ne sommes-nous pas à l’hôtel des Étrangers, chez M. Paris ? — Non, monsieur, on vous a conduit à l’hôtel d’York ! — Eh bien, cocher ?… — Yu ! yu ! » dit l’Africain, et, pour toute réponse, il nous fait arriver devant notre hôtel véritable.

Grande toilette, dîner exquis, cuisine française perfectionnée à la génoise. Après dîner, deux détachements, dont l’un va au théâtre, l’autre va voir le phare. Puis l’on se couche dans l’agréable attente d’un beau lendemain.