Nouveaux Voyages en zigzag/Voyage à Gênes/10

Voyage à Gênes



DIXIÈME JOURNÉE.


Il est à croire que notre Africain de cocher ne s’est pas couché, car à peine sommes-nous endormis qu’il vient nous prévenir qu’on donne l’avoine… Affreuse nouvelle ! Au bout d’un quart d’heure nous roulons de nouveau dans la plaine rase. Il est nuit encore, mais au lever du soleil le ciel s’enflamme, cet océan s’empourpre, et il faut convenir qu’à ce moment de la journée cette sorte de pays est pendant quelques instants imposante d’immensité, auguste de splendeur.

Cependant M. Töpffer met à profit ses loisirs pour interroger la carte ; car s’il sait à deux milles près comment on va à Gênes, d’autre part, dans la crainte d’être par là détourné de s’y rendre, il n’a pas encore voulu savoir comment on en revient. La carte lui répond que c’est long, très-long, non moins dispendieux, et voilà que M. Töpffer en devient tout triste. Néanmoins, comme le raisin abonde, avec les autres il vendange de son mieux…

Fit-il pas mieux que de se plaindre ?

Vers le milieu du jour, et par une canicule d’enfer, nous arrivons à Alexandrie, ville de remparts, de sentinelles, de demi-lunes, de contrescarpes et de pont-levis. Comment se fait-il qu’il se trouve au monde des habitants de quoi peupler un pareil séjour : une place de guerre au milieu d’une plaine rase !… Et néanmoins les bourgeois, les bourgeoises y ont l’air aussi pères de famille qu’ailleurs. La bonne suit, un bambin précède, jouant au cerceau ou se mouchant de travers. Des élégants, des oisifs flânent le long des trottoirs ou lorgnent de dessous les platanes de la promenade. Et c’est vrai qu’après tout, dans une pareille contrée, la ville est plus champêtre encore que les champs. Il y a de l’herbe sur les demi-lunes, et ces platanes font grand plaisir.

Après le repas, et pour savoir que faire, quelques-uns d’entre nous vont prendre le moka dans un café borgne, le seul qui soit à portée. La dame alors s’empare d’eux, et les met au fait de l’origine et des révolutions, du lustre et de l’éclipse, des amis et des ennemis de son établissement, qui se compose de deux tables, de quatre chaises et d’une cafetière. Plus les intérêts sont petits, plus ils paraissent gros à qui n’en a pas d’autres ; et c’est ainsi que tant de bonnes femmes, cuisinières ou portières, lavandières ou tricoteuses, trouvent que la vie est courte parce qu’on n’a jamais tout dit.

C’est dans cette journée que nous traversons les fameuses plaines de Marengo. Un homme nous montre du bout du doigt l’espace qu’occupaient les armées. Le ciel veuille que ce soit bien là ! C’est d’ailleurs un admirable champ de bataille, et l’on ne saurait concevoir une place plus nette et plus commode pour s’entre-tuer avec avantage. Bientôt les mêmes feux du soleil dorent cette plaine funèbre, et nous poussons vers Novi par un crépuscule délicieux de calme et de fraîcheur. Nous y sommes hébergés dans un hôtel à virevoûtes et escaliers tournants, archifabolo et aceto que je vous dico.

Cette nuit, le voyageur Gail rêve qu’il frappe, qu’il fait le moulinet, qu’il brise et piétine… et le voyageur David, son compagnon de lit, aimerait qu’il changeât de rêve.