Livre III, chapitre 6
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CHAPITRE VII.
De l'exploitation par capitation.
L'EXPLOITATION par capitation a probablement existé dans tous les pays où l'esclavage a été permis par la loi. C'est un des expédients que la cupidité des maîtres a inventés pour tirer parti de ce droit odieux, sans se livrer en même temps aux soins qu'exigent l'entretien de l'esclave et la direction de ses travaux. Le maître qui a des esclaves et qui ne veut pas les faire travailler pour son compte, peut choisir de les louer à d'autres, qui les feront travailler, ou de les louer à eux-mêmes, en retirant d'eux la valeur du loyer qu'il aurait pu retirer d'un autre. Ce loyer annuel de la personne, que les Russes nomment obrok, est ce que nous avons nommé capitation. Il n'est point inconnu aux Antilles ; les petits propriétaires permettent assez fréquemment aux nègres d'exercer pour leur compte un métier ou un petit commerce, en payant une capitation. Il a été imposé dans tous les pays où le régime féodal est en vigueur, et c'est pour cette raison que les capitations ont été en tous lieux considérées comme une marque d'esclavage.
Mais cette rente levée sur la personne, en compensation du droit que le maître a sur son travail, ne pouvait devenir un moyen d'exploiter les terres, que dans un pays où celles-ci sont si abondantes, si universellement désertes, que l'ouvrage de l'homme est tout, et que le revenu des terres est compté pour rien. Tel était probablement l'état de la Russie lorsque l'obrok fut fixé pour les paysans de la couronne. Il y avait plus de terres fertiles que chacun n'en pouvait cultiver, et aucune de ces terres n'avait encore été améliorée par aucun travail. La couronne abandonna en conséquence à ses paysans l'usage absolu des terres où leur village était situé, et au lieu de leur demander en échange ou la moitié des fruits, ou des corvées, ou une rente censive, soit en nature, soit en argent, levée sur le sol, elle exigea d'eux l'obrok, que chaque esclave mâle paya lorsqu'il fut arrivé à l'âge viril. Ce prix de rachat ne fut pas égal dans toute la Russie. Les gouvernements de cet empire furent divisés en quatre classes, et l'obrok de chacune est plus ou moins fort selon la fertilité de la terre ou la distance des marchés ; mais il est égal pour tous les hommes d'un même gouvernement. Nous répétons ce mot. barbare, parce que le paysan russe, outre l'obroc, paye une seconde capitation, qui seule est connue sous ce nom ; celle-ci est un impôt commun à tous les habitants de l'empire.
La liberté a fait tant de progrès dans le dernier demi-siècle que les paysans qui payent l'obroc forment peut-être aujourd'hui la classe la plus nombreuse parmi les esclaves des nations civilisées. En 1782, on comptait quatre millions six cent soixante-quinze mille individus mâles parmi les paysans russes de la couronne. Ce sont de beaucoup les plus heureux parmi les serfs de cet empire, dont il n'est pas rare d'entendre vanter le bonheur à ceux qui regrettent les anciens temps et qui voient avec peine l'homme recouvrer ses droits. En effet, leur capitation est modérée, leur propriété est garantie par la loi, et chaque village, avec l'autorisation de ses propres magistrats, distribue les terres qui lui sont allouées aux individus dont il se compose. Ceux-ci ont récemment acquis le droit d'acheter des terres en propre ; ils peuvent, à prix d'argent, obtenir le droit de voyager jusqu'à trois ans dans l'intérieur de l'empire ; ils obtiennent aussi quelquefois, à prix d'argent, la permission de se faire inscrire parmi les bourgeois des villes. Avec ces privilèges, ils jouissent en effet de quelque aisance dans leurs ménages, et on en a vu élever de grandes fortunes. Cependant, cette classe privilégiée elle-même peut perdre tout à coup tous ces avantages ; elle peut être allouée aux fabriques, donnée à bail, et vendue ou cédée à des particuliers qui remettent ces malheureux dans un complet esclavage.
Encourager les manufactures et les mines a été la politique du siècle en Russie comme dans le reste de l'Europe. La couronne elle-même a des mines et des fabriques, auxquelles elle alloue des paysans de cette classe qui cessent de payer l'obroc, pour être assujettis aux corvées, et qui ne peuvent plus quitter le métier où ils travaillent alors, pas plus que les condamnés aux travaux forcés dans les maisons de correction. Elle accorde de la même manière des villages à ceux qui introduisent dans l'état quelque industrie nouvelle, et la condition des malheureux paysans que leur cessionnaire change en manufacturiers devient encore plus dure. Les domaines de la couronne, dans les provinces autrefois suédoises et polonaises, sont souvent donnés à bail à des employés civils ou militaires, que le souverain veut récompenser ; et le fermier ou les sous-fermiers ne manquent guère de rendre plus dure la condition des paysans. Enfin de nouvelles terres ont souvent été formées par Catherine et ses prédécesseurs, pour en gratifier quelque favori ; et alors les paysans des terres de la couronne, ainsi donnés, perdaient tous leurs privilèges et devenaient esclaves. Le souverain actuel s'est abstenu d'en donner jamais ; mais aucune loi ne lie à cet égard les volontés de lui-même ou de ses successeurs.
En 1782, les esclaves qui appartenaient à la noblesse russe formaient une population de six millions six cent soixante-dix-huit mille individus mâles. Parmi ceux-ci, le plus grand nombre encore peut-être est assujetti aux travaux agricoles, et paye l'obroc ; ce sont les moins malheureux, quoique cet obroc soit variable à la volonté de leurs maîtres, et que le reste de leur propriété, non plus que leur personne, ne jouisse d'aucune garantie ; en sorte que tout ce qu'ils ont épargné par une longue industrie, peut leur être enlevé tout à coup. D'autres font des corvées pour leur maître ; d'autres enfin sont donnés en bail à des fermiers. De plus, tous les esclaves des nobles peuvent être enlevés aux travaux agricoles pour être attachés aux mines, aux fabriques et aux métiers, ou pour être employés aux services domestiques, soit chez leurs maîtres, soit chez ceux à qui leurs maîtres les louent. Il est vrai que le désintéressement de quelques familles nobles qui, depuis plusieurs générations, n'ont point changé l'obroc, inspire assez de confiance aux paysans pour ranimer leur industrie, leur rendre le goût de l'économie et du travail, et leur permettre même quelquefois d'élever de grandes fortunes, qui dépendent cependant toujours du bon plaisir des maîtres. Aussi la Russie est-elle le seul pays où l’on voie la classe des esclaves, non seulement s'entretenir au même degré de population, mais même multiplier sans importation nouvelle. Cependant l'esclavage n’y a point changé de nature ; l'esclave peut toujours être déplacé, enlevé, vendu, dépouillé de toute la propriété amassée par son industrie ; en sorte que le régime auquel il est soumis lui rappelle sans cesse que tout ce qu'il épargne, il se l'ôte à lui-même pour le donner à son maître ; que tout effort de sa part est inutile, toute invention dangereuse, tout perfectionnement contraire à ses intérêts, que toute étude enfin aggrave sa misère, en lui faisant mieux connaître sa condition.
Nous l'avons dit, dans l'Europe occidentale, la capitation fut aussi un des premiers pas par lesquels le peuple des campagnes sortit de l'esclavage. Elle se présenta d'abord comme un moyen de racheter les corvées, elle se combina ensuite avec la valeur de la terre concédée par le seigneur, et elle donna origine aux censives. Nous ne répéterons pas l'histoire de ces améliorations dans le sort des paysans, que nous avons tracée à la fin du précédent chapitre.