Nouveaux Essais sur l’entendement humain/III/VI

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§ 1. Philalèthe. Les genres et les espèces des substances, comme les autres êtres, ne sont que des sortes. Par exemple les soleils sont une sorte d’étoiles, c’est-à-dire ils sont des étoiles fixes, car ce n’est pas sans raison qu’on croit que chaque étoile fixe se ferait connaître pour un soleil à une personne qui serait placée à une juste distance. § 2. Or ce qui borne chaque sorte est son essence. Elle est connue ou par l’intérieur de la structure ou par des marques externes, qui nous la font connaître et nommer d’un certain nom : et c’est ainsi qu’on peut connaître l’horloge de Strasbourg ou comme l’horloger qui l’a faite, ou comme un spectateur qui en voit les effets.

Théophile. Si vous vous exprimez ainsi, je n’ai rien à opposer.

Philalèthe. Je m’exprime d’une manière propre à ne point renouveler nos contestations. Maintenant j’ajoute que l’essence ne se rapporte qu’aux sortes, et que rien n’est essentiel aux individus. Un accident ou une maladie peut changer mon teint ou ma taille ; une fièvre ou une chute peut m’ôter la raison et la mémoire, une apoplexie peut me réduire à n’avoir ni sentiment, ni entendement, ni vie. Si l’on me demande s’il est essentiel à moi d’avoir de la raison, je répondrai que non.

Théophile. Je crois qu’il y a quelque chose d’essentiel aux individus et plus qu’on ne pense. Il est essentiel aux substances d’agir, aux substances créées de pâtir, aux esprits de penser, aux corps d’avoir de l’étendue et du mouvement. C’est-à-dire il y a des sortes ou espèces dont un individu ne saurait (naturellement au moins) cesser d’être, quand il en a été une fois, quelques révolutions qui puissent arriver dans la nature. Mais il y a des sortes ou espèces, accidentelles (je l’avoue) aux individus qui en sont, et ils peuvent cesser d’être de cette sorte. Ainsi on peut cesser d’être sain, beau, savant, et même d’être visible et palpable, mais on ne cesse pas d’avoir de la vie et des organes, et de la perception. J’ai dit assez ci-dessus pourquoi il paraît aux hommes que la vie et la pensée cessent quelquefois, quoiqu’elles ne laissent pas de durer et d’avoir des effets.

§ 8. Philalèthe. Quantité d’individus, rangés sous un nom commun, considérés comme d’une seule espèce, ont pourtant des qualités fort différentes, dépendantes de leurs constitutions réelles (particulières). C’est ce qu’observent sans peine tous ceux qui examinent les corps naturels, et souvent les chimistes en sont convaincus par de fâcheuses expériences, cherchant en vain dans un morceau d’antimoine, de soufre et de vitriol les qualités qu’ils ont trouvées en d’autres parties de ces minéraux.

Théophile. Il n’est rien de si vrai et j’en pourrais dire moi-même des nouvelles. Aussi a-t-on fait des livres exprès de infido experimentorum chymicorum successu. Mais c’est qu’on se trompe en prenant ces corps pour similaires ou uniformes, au lieu qu’ils sont mêlés plus qu’on ne pense ; car dans les corps dissimilaires on n’est pas surpris de remarquer les différences entre les individus, et les médecins ne savent que trop combien les tempéraments et les naturels des corps humains sont différents. En un mot, on ne trouvera jamais les dernières espèces logiques, comme j’ai déjà remarqué ci-dessus, et jamais deux individus réels ou complets d’une même espèce ne sont parfaitement semblables.

Philalèthe. Nous ne remarquons point toutes ces différences, parce que nous ne connaissons point les petites parties, ni par conséquent la structure intérieure des choses. Aussi ne nous en servons-nous pas pour déterminer les sortes ou espèces des choses, et si nous le voulions faire par ces essences ou par ce que les écoles appellent formes substantielles, nous serions comme un aveugle qui voudrait ranger les corps selon les couleurs. § 11. Nous ne connaissons pas même les essences des esprits, nous ne saurions former des différentes idées spécifiques des anges, quoique nous sachions bien qu’il faut qu’il y ait plusieurs espèces des esprits. Aussi semble-t-il que dans nos idées nous ne mettons aucune différence entre Dieu et les esprits par aucun nombre d’idées simples, excepté que nous attribuons à Dieu l’infinité.

Théophile. Il y a encore une autre différence dans mon système entre Dieu et les esprits créés, c’est qu’il faut à mon avis que tous les esprits créés aient des corps, tout comme notre âme en a un.

§ 12. Philalèthe. Au moins je crois qu’il y a cette analogie entre les corps et les esprits que, de même qu’il n’y a point de vide dans les variétés du monde corporel, il n’y aura pas moins de variété dans les créatures intelligentes. En commençant depuis nous et allant jusqu’aux choses les plus basses, c’est une descente qui se fait par de fort petits degrés et par une suite continuée des choses qui dans chaque éloignement diffèrent fort peu l’une de l’autre. Il y a des poissons qui ont des ailes, et à qui l’air n’est pas étranger, et il y a des oiseaux qui habitent dans l’eau qui ont le sang froid comme les poissons et dont la chair leur ressemble si fort par le goût qu’on permet aux scrupuleux d’en manger durant les jours maigres. Il y a des animaux qui approchent si fort de l’espèce des oiseaux et de celle des bêtes qu’ils tiennent le milieu entre eux. Les amphibies tiennent également des bêtes terrestres et aquatiques. Les veaux marins vivent sur la terre et dans la mer ; et les marsouins (dont le nom signifie pourceau de mer) ont le sang chaud et les entrailles d’un cochon. Pour ne pas parler de ce qu’on rapporte des hommes marins, il y a des bêtes qui semblent avoir autant de connaissance et de raison que quelques animaux qu’on appelle hommes ; et il y a une si grande proximité entre les animaux et les végétaux que, si vous prenez le plus imparfait de l’un et le plus parfait de l’autre, à peine remarquerez-vous aucune différence considérable entre eux. Ainsi jusqu’à ce que nous arrivions aux plus basses et moins organisées parties de la matière, nous trouverons partout que les espèces sont liées ensemble et ne différent que par des degrés presque insensibles. Et lorsque nous considérons la sagesse et la puissance infinie de l’auteur de toutes choses, nous avons sujet de penser que c’est une chose conforme à la somptueuse harmonie de l’univers et au grand dessein aussi bien qu’à la bonté infinie de ce souverain architecte que les différentes espèces des créatures s’élèvent aussi peu à peu depuis nous vers son infinie perfection. Ainsi nous avons raison de nous persuader qu’il y a beaucoup plus d’espèces de créatures au-dessus de nous qu’il n’y en a au-dessous, parce que nous sommes beaucoup plus éloignés en degrés de perfection de l’être infini de Dieu que de ce qui approche le plus près du néant. Cependant nous n’avons nulle idée claire et distincte de toutes ces différentes espèces.

Théophile. J’avais dessein dans un autre lieu de dire quelque chose d’approchant de ce que vous venez d’exposer, Monsieur ; mais je suis bien aise d’être prévenu lorsque je vois qu’on dit les choses mieux que je n’aurais espéré de faire. Des habiles philosophes ont traité cette question, uirum detur vacuum formarum, c’est-à-dire s’il y a des espèces possibles, qui pourtant n’existent point, et qu’il pourrait sembler que la nature ait oubliées. J’ai des raisons pour croire que toutes les espèces possibles ne sont point compossibles dans l’univers, tout grand qu’il est, et cela non seulement par rapport aux choses qui sont ensemble en même temps, mais même par rapport à toute la suite des choses. C’est-à-dire : je crois qu’il y a nécessairement des espèces qui n’ont jamais été et ne seront jamais, n’étant pas compatibles avec cette suite des créatures que Dieu a choisie. Mais je crois que toutes les choses que la parfaite harmonie de l’univers pouvait recevoir y sont. Qu’il y ait des créatures mitoyennes entre celles qui sont éloignées, c’est quelque chose de conforme à cette même harmonie, quoique ce ne soit pas toujours dans un même globe ou système, et ce qui est au milieu de deux espèces l’est quelquefois par rapport à certaines circonstances et non pas par rapport à d’autres. Les oiseaux, si différents de l’homme en autres choses, s’approchent de lui par la parole ; mais si les singes savaient parler comme les perroquets, ils iraient plus loin. La loi de la continuité porte que la nature ne laisse point de vide dans l’ordre qu’elle suit ; mais toute forme ou espèce n’est pas de tout ordre. Quant aux esprits ou génies, comme je tiens que toutes les intelligences créées ont des corps organisés, dont la perfection répond à celle de l’intelligence ou de l’esprit qui est dans ce corps en vertu de l’harmonie préétablie, je tiens que pour concevoir quelque chose des perfections des esprits au-dessus de nous, il servira beaucoup de se figurer des perfections encore dans les organes du corps qui passent celles du nôtre. C’est où l’imagination la plus vive et la plus riche et, pour me servir d’un terme italien que je ne saurais bien exprimer autrement, l’invenzione la piu vaga, sera le plus de saison pour nous élever au-dessus de nous. Et ce que j’ai dit pour justifier mon système de l’harmonie, qui exalte les perfections divines au-delà de ce qu’on s’était avisé de penser, servira aussi à avoir des idées des créatures incomparablement plus grandes qu’on n’en a eu jusqu’ici.

§ 14. Philalèthe. Pour revenir au peu de réalité des espèces même dans les substances, je vous demande si l’eau et la glace sont de différente espèce ?

Théophile. Je vous demande à mon tour si l’or fondu dans le creuset et l’or refroidi en lingot sont d’une même espèce.

Philalèthe. Celui-là ne répond pas à la question qui en propose une autre.

Qui litem lite resolvit.

Cependant vous reconnaîtrez par là que la réduction des choses en espèces se rapporte uniquement aux idées que nous en avons, ce qui suffit pour les distinguer par des noms ; mais si nous supposons que cette distinction est fondée sur leur constitution réelle et intérieure et que la nature distingue les choses qui existent en autant d’espèces par leurs essences réelles, de la même manière que nous les distinguons nous-mêmes en espèces par telles ou telles dénominations, nous serons sujets à de grands mécomptes.

Théophile. Il y a quelque ambiguïté dans le terme d’espèce ou d’être de différente espèce, qui cause tous cet embarras, et quand nous l’aurons levée, il n’y aura plus de contestation que peut-être sur le nom. On peut prendre l’espèce mathématiquement et aussi physiquement. Dans la rigueur mathématique la moindre différence qui fait que deux choses ne sont point semblables en tout fait qu’elles diffèrent d’espèce. C’est ainsi qu’en géométrie tous les cercles sont d’une même espèce, car ils sont tous semblables parfaitement, et par la même raison toutes les paraboles aussi sont d’une même espèce, mais il n’en est pas de même des ellipses et des hyperboles, car il y en a infinité de sortes ou d’espèces, quoiqu’il y en ait aussi une infinité de chaque espèce. Toutes les ellipses innombrables, dans lesquelles la distance des foyers a la même raison à la distance des sommets, sont d’une même espèce ; mais comme les raisons de ces distances ne varient qu’en grandeur, il s’ensuit que toutes ces espèces infinies des ellipses ne font qu’un seul genre, et qu’il n’y a plus de sous-divisions. Au lieu qu’un ovale à trois foyers aurait même une infinité de tels genres, et aurait un nombre d’espèces infiniment infini, chaque genre en ayant un nombre simplement infini. De cette façon deux individus physiques ne seront jamais parfaitement [d’une espèce, car ils ne seront jamais parfaitement] semblables, et, qui plus est, le même individu passera d’espèce en espèce, car il n’est jamais semblable en tout à soi-même au-delà d’un moment. Mais les hommes établissant des espèces physiques ne s’attachent point à cette rigueur et il dépend d’eux de dire qu’une masse qu’ils peuvent faire retourner eux-mêmes sous la première forme demeure d’une même espèce à leur égard. Ainsi nous disons que l’eau, l’or, le vif-argent, le sel commun le demeurent et ne sont que déguisés dans les changements ordinaires : mais dans les corps organiques ou dans les espèces des plantes et des animaux nous définissons l’espèce par la génération, de sorte que ce semblable, qui vient ou pourrait être venu d’une même origine ou semence, serait d’une même espèce. Dans l’homme, outre la génération humaine, on s’attache à la qualité d’animal raisonnable ; et quoiqu’il y ait des hommes qui demeurent semblables aux bêtes toute leur vie, on présume que ce n’est pas faute de la faculté ou du principe, mais que c’est par des empêchements qui lient cette faculté. Mais on ne s’est pas encore déterminé à l’égard de toutes les conditions externes qu’on veut prendre pour suffisantes à donner cette présomption. Cependant, quelques règlements que les hommes fassent pour leurs dénominations et pour les droits attachés aux noms, pourvu que leur règlement soit suivi ou lié et intelligible, il sera fondé en réalité, et ils ne sauront se figurer des espèces que la nature, qui comprend jusqu’aux possibilités, n’ait faites ou distinguées avant eux. Quant à l’intérieur, quoiqu’il n’y ait point d’apparence externe qui ne soit fondée dans la constitution interne, il est vrai néanmoins qu’une même apparence pourrait résulter quelquefois de deux différentes constitutions : cependant il y aura quelque chose de commun et c’est ce que nos philosophes appellent la cause prochaine formelle. Mais quand cela ne serait point, comme si selon M. Mariotte le bleu de l’arc-en-ciel avait une tout autre origine que le bleu d’une turquoise, sans qu’il y eût une cause formelle commune (en quoi je ne suis point de son sentiment) et quand on accorderait que certaines natures apparentes, qui nous font donner des noms, n’ont rien d’intérieur commun, nos définitions ne laisseraient pas d’être fondées dans les espèces réelles ; car les phénomènes mêmes sont des réalités. Nous pouvons donc dire que tout ce que nous distinguons ou comparons avec vérité, la nature le distingue ou le fait convenir aussi, quoiqu’elle ait des distinctions et des comparaisons que nous ne savons point et qui peuvent être meilleures que les nôtres. Aussi faudra-t-il encore beaucoup de soin et d’expérience pour assigner les genres et les espèces d’une manière assez approchante de la nature. Les botanistes modernes croient que les distinctions prises des formes des fleurs approchent le plus de l’ordre naturel. Mais ils y trouvent pourtant encore bien de la difficulté, et il serait à propos de faire des comparaisons et arrangements non seulement suivant un seul fondement, comme serait celui que je viens de dire, qui est pris des fleurs, et qui peut-être est le plus propre jusqu’ici pour un système tolérable et commode à ceux qui apprennent, mais encore suivant les autres fondements pris des autres parties et circonstances des plantes, chaque fondement de comparaison méritant des tables à part ; sans quoi on laissera échapper bien des genres subalternes, et bien des comparaisons, distinctions et observations utiles. Mais plus on approfondira la génération des espèces, et plus on suivra dans les arrangements les conditions qui y sont requises, plus on approchera de l’ordre naturel. C’est pourquoi, si la conjecture de quelques personnes entendues se trouvait véritable, qu’il y a dans la plante, outre la graine ou la semence connue qui répond à l’œuf de l’animal, une autre semence qui mériterait le nom de masculine, c’est-à-dire une poudre (pollen, visible bien souvent, quoique peut-être invisible quelquefois, comme la graine même l’est en certaines plantes) que le vent ou d’autres accidents ordinaires répandent pour la joindre à la graine qui vient quelquefois d’une même plante et quelquefois encore (comme dans le chanvre) d’une autre voisine de la même espèce, laquelle plante par conséquent aura de l’analogie avec le mâle, quoique peut-être la femelle ne soit jamais dépourvue entièrement de ce même pollen ; si cela (dis-je) se trouvait vrai, et si la manière de la génération des plantes devenait plus connue, je ne doute point que les variétés qu’on y remarquerait ne fournissent un fondement à des divisions fort naturelles. Et si nous avions la pénétration de quelques génies supérieurs et connaissions assez les choses, peut-être y trouverions-nous des attributs fixes pour chaque espèce, communs à tous ses individus et toujours subsistant dans le même vivant organique, quelques altérations ou transformations lui puissent arriver, comme dans la plus connue des espèces physiques, qui est l’humaine, la raison est un tel attribut fixe qui convient à chacun des individus et toujours inadmissiblement, quoiqu’on ne s’en puisse pas toujours apercevoir. Mais au défaut de ces connaissances nous nous servons des attributs qui nous paraissent les plus commodes à distinguer et à comparer les choses, et en un mot à en reconnaître les espèces ou sortes : et ces attributs ont toujours leurs fondements réels.

§ 14. Philalèthe. Pour distinguer les êtres substantiels selon la supposition ordinaire, qui veut qu’il y a certaines essences ou formes précises des choses, par où tous les individus existants sont distingués naturellement en espèces, il faudrait être assuré premièrement, § 15, que la nature se propose toujours dans la production des choses de les faire participer à certaines essences réglées et établies, comme à des modèles ; et secondement, § 16, que la nature arrive toujours à ce but. Mais les monstres nous donnent sujet de douter de l’un et de l’autre. § 17. Il faudrait déterminer, en troisième lieu, si ces monstres ne sont réellement une espèce distincte et nouvelle, car nous trouvons que quelquesuns de ces monstres n’ont que peu ou point de ces qualités qu’on suppose résulter de l’essence de cette espèce d’où ils tirent leur origine et à laquelle il semble qu’ils appartiennent en vertu de leur naissance.

Théophile. Quand il s’agit de déterminer si les monstres sont d’une certaine espèce, on est souvent réduit à des conjectures. Ce qui fait voir qu’alors on ne se borne pas à l’extérieur, puisqu’on voudrait deviner si la nature intérieure (comme par exemple la raison dans l’homme), commune aux individus d’une telle espèce, convient encore (comme la naissance le fait présumer) à des individus, où manque une partie des marques extérieures qui se trouvent ordinairement dans cette espèce. Mais notre incertitude ne fait rien à la nature des choses, et s’il y a une telle nature commune intérieure, elle se trouvera ou ne se trouvera pas dans le monstre, soit que nous le sachions ou non. Et si la nature intérieure d’aucune espèce ne s’y trouve, le monstre pourra être de sa propre espèce. Mais s’il n’y avait point de telle nature intérieure dans les espèces dont il s’agit, et si on ne s’arrêtait pas non plus à la naissance, alors les marques extérieures seules détermineraient l’espèce, et les monstres ne seraient pas de celle dont ils s’écartent, à moins de la prendre d’une manière un peu vague et avec quelque latitude : et en ce cas aussi notre peine de vouloir deviner l’espèce serait vaine. C’est peut-être ce que vous voulez dire par tout ce que vous objectez aux espèces prises des essences réelles internes. Vous devriez donc prouver, Monsieur, qu’il n’y a point d’intérieur spécifique commun, quand l’extérieur entier ne l’est plus. Mais le contraire se trouve dans l’espèce humaine, où quelquefois des enfants qui ont quelque chose de monstrueux parviennent à un âge où ils font voir de la raison. Pourquoi donc ne pourrait-il point y avoir quelque chose de semblable en d’autres espèces ? Il est vrai que faute de les connaître nous ne pouvons pas nous en servir pour les définir, mais l’extérieur en tient lieu, quoique nous reconnaissions qu’il ne suffit pas pour avoir une définition exacte, et que les définitions nominales mêmes, dans ces rencontres, ne sont que conjecturales : et j’ai dit déjà ci-dessus comment quelquefois elles sont provisionnelles seulement. Par exemple, on pourrait trouver le moyen de contrefaire l’or, en sorte qu’il satisferait à toutes les épreuves qu’on en a jusqu’ici ; mais on pourrait aussi découvrir alors une nouvelle manière d’essai, qui donnerait le moyen de distinguer l’or naturel de cet or fait par artifice. Des vieux papiers attribuent l’un et l’autre à Auguste, électeur de Saxe ; mais je ne suis pas homme à garantir ce fait. Cependant, s’il était vrai, nous pourrions avoir une définition plus parfaite de l’or que nous n’en avons présentement, et si l’or artificiel se pouvait faire en quantité et à bon marché, comme les alchimistes le prétendent, cette nouvelle épreuve serait de conséquence ; car par son moyen on conserverait au genre humain l’avantage que l’or naturel nous donne dans le commerce par sa rareté, en nous fournissant une matière qui est durable, uniforme, aisée à partager et à reconnaître et précieuse en petit volume. Je me veux servir de cette occasion pour lever une difficulté (voyez le § 50 du chap. Des noms des substances chez l’auteur de l'Essai sur l’Entendement). On objecte qu’en disant : Tout or est fixe, si l’on entend par l’idée de l’or l’amas de quelques qualités où la fixité est comprise, on ne fait qu’une proposition identique et vaine, comme si l’on disait : Le fixe est fixe ; mais si l’on entend un être substantiel, doué d’une certaine essence interne, dont la fixité est une suite, on ne parlera pas intelligiblement, car cette essence réelle est tout à fait inconnue. Je réponds que le corps doué de cette constitution interne est désigné par d’autres marques externes où la fixité n’est point comprise : comme si quelqu’un disait : Le plus pesant de tous les corps est encore un des plus fixes. Mais tout cela n’est que provisionnel, car on pourrait trouver quelque jour un corps volatile, comme pourrait être un mercure nouveau, qui fût plus pesant que l’or, et sur lequel l’or nageât, comme le plomb nage sur notre mercure.

§ 19. Philalèthe. Il est vrai que de cette manière nous ne pouvons jamais connaître précisément le nombre des propriétés, qui dépendent de l’essence réelle de l’or, à moins que nous ne connaissions l’essence de l’or lui-même. § 21. Cependant si nous nous bornons précisément à certaines propriétés, cela nous suffira pour avoir des définitions nominales exactes, qui nous serviront présentement, sauf à nous changer la signification des noms, si quelque nouvelle distinction utile se découvrait. Mais il faut au moins que cette définition réponde à l’usage du nom, et puisse être mise à sa place. Ce qui sert à réfuter ceux qui prétendent que l’étendue fait l’essence du corps, car lorsqu’on dit qu’un corps donne de l’impulsion à un autre, l’absurdité serait manifeste, si, substituant l’étendue, l’on disait que l’étendue met en mouvement une autre étendue par voie d’impulsion, car il faut encore la solidité. De même on ne dira pas que la raison ou ce qui rend l’homme raisonnable fait conversation ; car la raison ne constitue pas non plus toute l’essence de l’homme, ce sont les animaux raisonnables qui font conversation entre eux.

Théophile. Je crois que vous avez raison : car les objets des idées abstraites et incomplètes ne suffisent point pour donner des sujets de toutes les actions des choses. Cependant je crois que la conversation convient à tous les esprits, qui se peuvent entrecommuniquer leurs pensées. Les scolastiques sont fort en peine comment les anges le peuvent faire : mais s’ils leur accordaient des corps subtils, comme ja fais après les Anciens, il ne resterait plus de difficulté là-dessus.

§ 22. PHILALÈTE. Il y a des créatures qui ont une forme pareille à la nôtre, mais qui sont velues et n’ont point l’usage de la parole et de la raison. Il y a parmi nous des imbéciles, qui ont parfaitement la même forme que nous, mais qui sont destitués de raison et quelques-uns d’entre eux n’ont point l’usage de la parole. Il y a des créatures, à ce qu’on dit, qui avec l’usage de la parole et de la raison, et une forme semblable en toute autre chose à la nôtre, ont des queues velues : au moins il n’y a point d’impossibilité qu’il y ait de telles créatures. Il y en a d’autres dont les mâles n’ont point de barbe, et d’autres dont les femelles en ont. Quand on demande si toutes ces créatures sont hommes, ou non ; si elles sont d’espèce humaine, il est visible que la question se rapporte uniquement à la définition nominale, ou à l’idée complexe que nous nous faisons pour la marquer par ce nom : car l’essence intérieure nous est absolument inconnue, quoique nous ayons lieu de penser que là où les facultés ou bien la figure extérieure sont si différentes, la constitution intérieure n’est pas la même.

Théophile. Je crois que dans le cas de l’homme nous avons une définition qui est réelle et nominale en même temps. Car rien ne saurait être plus interne à l’homme que la raison et ordinairement elle se fait bien connaître. C’est pourquoi la barbe et la queue ne seront point considérées auprès d’elle. Un homme sylvestre, bien que velu, se fera reconnaître ; et le poil d’un magot n’est pas ce qui le fait exclure. Les imbéciles manquent de l’usage de la raison ; mais comme nous savons par expérience qu’elle est souvent liée et ne peut point paraître, et que cela arrive à des hommes qui en ont montré et en montreront, nous faisons vraisemblablement le même jugement de ces imbéciles sur d’autres indices, c’est-à-dire sur la figure corporelle. Ce n’est que par ces indices, joints à la naissance, que l’on présume que les enfants sont des hommes, et qu’ils montreront de la raison; et on ne s’y trompe guère. Mais s’il y avait des animaux raisonnables d’une l’orme extérieure un peu différente de la nôtre, nous serions embarrassés. Ce qui fait voir que nos définitions, (juand elles dépendent de l’extérieur des corps, sont imparfaites et provisionnelles. Si quelqu’un se disait ange et savait ou pouvait faire des choses bien au-dessus de nous, il pourrait se faire croire. Si quelque autre venait de la lune par le moyen de quelque machine extraordinaire, comme Gonzalès[1], et nous racontait des choses croyables de son pays natal, il passerait pour lunaire, et cependant on pourrait lui accorder l’indigénat et les droits de bourgeoisie avec le titre d’homme, tout étranger qu’il serait à notre globe; mais s’il demandait le baptême et voulait être reçu prosélyte de notre loi, je crois qu’on verrait de grandes disputes s’élever parmi les théologiens. Et si le commerce avec ces hommes planétaires, assez approchants des nôtres selon M. Hugens, était ouvert, la question mériterait un concile universel pour savoir si nous devrions étendre Je soin de la propagation de la foi jusqu’au dehors de notre globe. Plusieurs y soutiendraient sans doute que les animaux raisonnables de ce pays n’étant pas de la race d’Adam n’ont point de part à la rédemption de Jésus-Christ; mais d’autres diraient peut-être que nous ne savons pas assez ni où Adam a toujours été, ni ce qui a été fait de toute sa postérité, puisqu’il y a eu même des théologiens qui ont cru que la lune a été le lieu du paradis; et peut-être que par la pluralité on conclurait pour le plus sûr, qui serait de baptiser ces hommes douteux sans condition, s’ils en sont susceptibles; mais je doute qu’on voulût jamais les faire prêtres dans l’église romaine, parce que leurs consécrations seraient toujours douteuses, et on exposerait les gens au danger d’une idolâtrie matérielle dans l’hypothèse de cette église. Par bonheur, la nature des choses nous exempte de tous ces embarras; cependant ces fictions bizarres ont leur usage dans la spéculation pour bien connaître la nature de nos idées.

§ 23. Philalèthe. Non seulement dans les questions théologiques, mais encore en d’autres occasions, quelques-uns voudraient peut-être se régler sur la race, et dire que dans les animaux la propagation par l’accouplement du


  1. L’Homme dans la lune et le voyage chimérique fait au monde de la lune, actuellement découvert par Dominique Gonzalès, aventurier espagnol, autrernent dit le Counner volant, écrit en notre langue par J. B. P. (Jean Baudoin), Paris, 1648.