Nouveaux Essais sur l’entendement humain/III/V

§ 2, 3, sqq. Philalèthe. Mais l’esprit ne forme-t-il pas les idées mixtes en assemblant les idées simples comme il le juge à propos, sans avoir besoin de modèle réel ; au lieu que les idées simples lui viennent sans choix par l’existence réelle des choses ? Ne voit-il pas souvent l’idée mixte avant que la chose existe ?

Théophile. Si vous prenez les idées pour les pensées actuelles, vous avez raison. Mais je ne vois point qu’il soit besoin d’appliquer votre distinction à ce qui regarde la forme même ou la possibilité de ces pensées, et c’est pourtant de quoi il s’agit dans le monde idéal, qu’on distingue du monde existant. L’existence réelle des êtres qui ne sont point nécessaires est un point de fait ou d’histoire, mais la connaissance des possibilités et des nécessités (car nécessaire est dont l’opposé n’est point possible) fait les sciences démonstratives.

Philalèthe. Maisy a-t-il plus de liaison entre les idées de tuer et de l’ h o m m e qu’entre les idées de tuer et de la brebis ? le parricide est-il composé de notions plus liées que l’infanticide ? et ce que les Anglais appellent s ta b b ing, c’est-à-dire un meurtre par estocade, ou en frappant de la pointe, qui est plus grief chez eux que lorsqu’on tue en frappant du tranchant de l’épée, est-il plus naturel pour avoir mérité un nom et une idée, qu’on n’a point accordés par exemple à l’acte de tuer une brebis ou de tuer un homme en taillant ?

Théophile. S’il ne s’agit que des possibilités, toutes ces idées sont également naturelles. Ceux qui ont vu tuer des brebis ont eu une idée de cet acte dans la pensée, quoiqu’ils ne lui aient point donné de nom, et ne l’aient point daigné de leur attention. Pourquoi donc se borner aux noms quand il s’agit des idées mêmes, et pourquoi s’attacher à la dignité des idées des modes mixtes, quand il s’agit de ces idées en général ?

§ 8. Philalèthe. Les hommes formant arbitrairement diverses espèces de modes mixtes, cela fait qu’on trouve des mots dans une langue auxquels il n’y a aucun dans une autre langue qui leur réponde. Il n’y a point de mot dans d’autres langues qui réponde au mot versura usité parmi les Romains, ni à celui de corban dont se servaient lesluifs ". On rend hardiment dans les mots latins h o r a, p e s et libra par ceux d’heure, de pied et de livre ; mais les idées du Romain étaient fort différentes des nôtres.

Théophile. Je vois que bien des choses que nous avons discutées quand il s’agissait des idées mêmes et de leurs espèces reviennent maintenant à la faveur des noms de ces idées. La remarque est bonne quant aux noms et quant aux coutumes des hommes, mais elle ne change rien dans les sciences et dans la nature des choses ; il est vrai que celui qui écrirait une grammaire Universelle ferait bien de passer de l’essence des langues à leur existence et de comparer les grammaires de plusieurs langues : de même qu’un auteur qui voudrait écrire une jurisprudence universelle tirée de la raison ferait bien d’y joindre des parallèles des lois et coutumes des peuples, ce qui servirait non seulement dans la pratique, mais encore dans la contemplation et donnerait occasion à l’auteur même de s’aviser de plusieurs considérations qui sans cela lui seraient échappées. Cependant, dans la science même, séparée de son histoire ou existence, il n’importe point si les peuples se sont conformés ou non à ce que la raison ordonne.

§ 9. Philalèthe. La signification douteuse du mot espèce fait que certaines gens sont choqués d’entendre dire que les espèces des modes mixtes sont formées par l’entendement. Mais je laisse à penser qui c’est qui fixe les limites de chaque sorte ou espèce, car ces deux mots me sont tout à fait synonymes.

Théophile. C’est la nature des choses qui fixe ordinairement ces limites des espèces, par exemple de l’homme et de la bête, de l’estoc et de la taille. J’avoue cependant qu’il y a des notions où il y a véritablement de l’arbitraire ; par exemple lorsqu’il s’agit de déterminer un pied, car, la ligne droite étant uniforme et indéfinie, la nature n’y marque point de limites. Il y a aussi des essences vagues et imparfaites où l’opinion entre, comme lorsqu’on demande combien il faut laisser pour le moins de poils à un homme pour qu’il ne soit point chauve, c’était un des sophismes des Anciens quand on pousse son adversaire,

Dum cadat elusus ratione ruentis acervi.

Mais la véritable réponse est que la nature n’a point déterminé cette notion et que l’opinion y a sa part, qu’il y a des personnes dont on peut douter s’ils sont chauves ou non, et qu’il y en a d’ambiguës qui passeront pour chauves auprès des uns, et non pas auprès des autres, comme vous aviez remarqué qu’un cheval qui sera estimé petit en Hollande passera pour grand dans le pays de Galles. Il y a même quelque chose de cette nature dans les idées simples, car je viens d’observer que les dernières bornes des couleurs sont douteuses ; il y a aussi des essences véritablement nominales à demi, où le nom entre dans la définition de la chose, par exemple le degré ou la qualité de docteur, de chevalier, d’ambassadeur, de roi, se connaît lorsqu’une personne a acquis le droit reconnu de se servir de ce nom. Et un ministre étranger, quelque plein pouvoir et quelque grand train qu’il ait, ne passera point pour a m b a s s a d e u r si sa lettre de créance ne lui en donne le nom. Mais ces essences et idées sont vagues, douteuses, arbitraires, nominales dans un sens un peu différent de ceux dont vous aviez fait mention.

§ 10. Philalèthe. Mais il semble que le nom conserve souvent les essences des modes mixtes, que vous croyez n’être point arbitraires ; par exemple sans le nom de triomphe nous n’aurions guère d’idée de ce qui se passait,chez les Romains dans cette occasion.

Théophile. J’accorde que le nom sert à donner de l’attentionaux choses, et à en conserver la mémoire et la connaissance actuelle ; mais cela ne fait rien au point dont il s’agit et ne rend point les essences nominales et je ne comprends pas à quel sujet vos messieurs veulent à toute force que les essences mêmes dépendent du choix des noms. Il aurait été à souhaiter que votre célèbre auteur, au lieu d’insister là-dessus, eût mieux aimé d’entrer dans un plus grand détail des idées et des modes, et d’en ranger et développer les variétés. Je l’aurais suivi dans ce chemin avec plaisir et avec fruit. Car il nous aurait sans doute donné bien des lumières.

§ 12. Philalèthe. Quand nous parlons d’un cheval ou du fer, nous les considérons comme des choses qui nous fournissent les patrons originaux de nos idées ; mais quand nous parlons des modes mixtes ou du moins des plus considérables de ces modes, qui sont les êtres de morale, par exemple de la justice, de la reconnaissance, nous en considérons les modèles originaux comme existant dans l’esprit. C’est pourquoi nous disons la notion de la justice, de la tempérance ; mais on ne dit pas la notion d’un cheval, d’une pierre.

Théophile. Les patrons des idées des uns sont aussi réels que ceux des idées des autres. Les qualités de l’esprit ne sont pas moins réelles que celles du corps. Il est vrai qu’on ne voit pas la justice comme un cheval, mais on ne l’entend pas moins, ou plutôt on l’entend mieux, elle n’est pas moins dans les actions que la droiture et l’obliquité est dans les mouvements, soit qu’on la considère ou non. Et pour vous faire voir que les hommes sont de mon avis et même les plus capables et les plus expérimentés dans les affaires humaines, je n’ai qu’à me servir de l’autorité des jurisconsultes romains, suivis par tous les autres, qui appellent ces modes mixtes ou ces êtres de morale des choses et particulièrement des choses incorporelles. Car les servitudes par exemple (comme celle du passage par le fonds de son voisin) sont chez eux res incorporales, dont il y a propriété, qu’on peut acquérir par un long usage, qu’on peut posséder et vendiquer. Pour ce qui est du mot notion, de fort habiles gens ont pris ce mot pour aussi ample que celui d’idée ; l’usage latin ne s’y oppose pas, et je ne sais si celui des Anglais ou des Français y est contraire.

§ 15. Philalèthe. Il est encore à remarquer que les hommes apprennent les noms avant les idées des modes mixtes, le nom faisant connaître que cette idée mérite d’être observée.

Théophile. Cette remarque est bonne, quoiqu’il soit vrai qu’aujourd’hui les enfants à l’aide des nomenclateurs apprennent ordinairement les noms non seulement des modes, mais encore des substances, avant les choses, ct même plutôt les noms des substances que des modes : car c’est un défaut dans ces mêmes nomenclateurs qu’on y met seulement les noms, et non pas les verbes ; sans considérer que les verbes, quoiqu’ils signifient des modes, sont plus nécessaires dans la conversation que la plupart des noms, qui marquent des substances particulières.