Nouveaux Essais sur l’entendement humain/I/II

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§ 1. Philalèthe. La morale est une science démonstrative, et cependant elle n’a point de principes innés. Et même il serait bien difficile Je produire une règle de morale qui soit d’une nature à être résolue par un consentement aussi général et aussi prompt que cette maxime : ce qui est, est.

Théophile. Il est absolument impossible qu’il y ait des vérités de raison aussi évidentes que les identiques ou immédiates. Et quoiqu’on puisse dire véritablement que la morale a des principes indémontrables et qu’un des premiers et des plus pratiques est qu’il faut suivre la joie et éviter la tristesse, il faut ajouter que ce n’est pas une vérité qui soit connue purement de raison, puisqu’elle est fondée sur l’expérience interne, ou sur des connaissances confuses, car on ne sent pas ce que c’est que la joie et la tristesse.

Philalèthe. Ce n’est que par des raisonnements, par des discours et par quelque application d’esprit, qu’on peut s’assurer des vérités de pratique.

Théophile. Quand cela serait, elles n’en seraient pas moins innées. Cependant la maxime que je viens d’alléguer parait d’une autre nature ; elle n’est pas connue par la raison, mais pour ainsi dire par un instinct. C’est un principe inné, mais il ne fait point partie de la lumière naturelle, car on ne le connaît point d’une manière lumineuse. Cependant, ce principe posé, on en peut tirer des conséquences scientifiques, et j’applaudis extrêmement à ce que vous venez de dire, Monsieur, de la morale comme d’une science démonstrative. Aussi voyons-nous qu’elle enseigne des vérités si évidentes que les larrons, les pirates et les bandits sont forcés de les observer entre eux.

§ 2. Philalèthe. Mais les bandits gardent entre eux les règles de justice sans les considérer comme des principes innés.

Théophile. Qu’importe ? est-ce que le monde se soucie de ces questions théoriques ?

Philalèthe. Ils n’observent les maximes de justice que comme des règles de convenance, dont la pratique est absolument nécessaire pour la conservation de leur société. Théophile. Fort bien. On ne saurait rien dire de mieux à l’égard de tous les hommes en général. Et c’est ainsi que ces lois sont gravées dans l’âme, savoir comme des conséquences de notre conservation et de nos vrais biens. Est-ce qu’on s’imagine que nous voulons que les vérités soient dans l’entendement comme indépendantes les unes des autres et comme des édits du préteur étaient dans son affiche ou album ? Je mets à part ici l’instinct qui porte l’homme à aimer l’homme, dont je parlerai tantôt ; car maintenant je ne veux parler que des vérités en tant qu’elles se connaissent par la raison. Je reconnais aussi que certaines règles de la justice ne sauraient être démontrées dans toute leur étendue et perfection qu’en supposant l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, et celles où l’instinct de l’humanité ne nous pousse point ne sont gravées dans l’âme que comme d’autres vérités dérivatives. Cependant ceux qui ne fondent la justice que sur les nécessités de cette vie et sur le besoin qu’ils en ont, plutôt que sur le plaisir qu’ils y devraient prendre, qui est des plus grands lorsque Dieu en est le fondement, ceux-là sont sujets à ressembler un peu à la société des bandits.

Sit spes fallendi, miscebunt sacra profanis.

§ 3. Philalèthe. Je vous avoue que la nature a mis dans tous les hommes l’envie d’être heureux, et une forte aversion pour la misère. Ce sont là des principes de pratique véritablement innés, et qui, selon la destination de tout principe de pratique, ont une influence continuelle sur toutes nos actions. Mais ce sont là des inclinations de l’âme vers le bien et non pas des impressions de quelque vérité qui soit gravée dans notre entendement.

Théophile. Je suis ravi, Monsieur, de vous voir reconnaître en effet des vérités innées comme je dirai tantôt. Ce principe convient assez avec celui que je viens de marquer, qui nous porte à suivre la joie et à éviter la tristesse. Car la félicité n’est autre chose qu’une joie durable. Cependant notre penchant va non pas à la félicité proprement, mais à la joie, c’est-à-dire au présent ; c’est la raison qui porte à l’avenir et à la durée. Or le penchant, exprimé par l’entendement, passe en précepte ou vérité de pratique : et si le penchant est inné, la vérité l’est aussi, n’y ayant rien dans l’âme qui ne soit exprimé dans l’entendement, mais non pas toujours par une considération actuelle distincte, comme j’ai assez fait voir. Les instincts, aussi ne sont pas toujours de pratique ; il y en a qui contiennent des vérités de théorie, et tels sont les principes internes des sciences et du raisonnement, lorsque, sans en connaître la raison, nous les employons par un instinct naturel. Et dans ce sens vous ne pouvez pas vous dispenser de reconnaître des principes innés : quand même vous voudriez nier que les vérités dérivatives sont innées. Mais ce serait une question de nom après l’explication que j’ai donnée de ce que j’appelle inné. Et si quelqu’un ne veut donner cette appellation qu’aux vérités qu’on reçoit d’abord par instinct, je ne le lui contesterai pas.

Philalèthe. Voilà qui va bien. Mais s’il y avait dans notre âme certains caractères qui y fussent gravés naturellement, comme autant de principes de connaissance, nous ne pourrions que les apercevoir agissant en nous, comme nous sentons l’influence des deux principes qui agissent constamment en nous, savoir l’envie d’être heureux et la crainte d’être misérables.

Théophile. Il y a des principes de connaissance qui influent aussi constamment dans nos raisonnements que ceux de pratique dans nos volontés ; par exemple, tout le monde emploie les règles des conséquences par une logique naturelle sans s’en apercevoir.

§ 4. Philalèthe. Les règles de morale ont besoin d’être prouvées, donc elles ne sont point innées, comme cette règle, qui est la source des vertus qui regardent la société : ne faites à autrui que ce que vous voudriez qu’il vous fût fait à vous-même.

Théophile. Vous me faites toujours l’objection que j’ai déjà réfutée. Je vous accorde, Monsieur, qu’il y a des règles de morale qui ne sont point des principes innés, mais cela n’empêche point que cc ne soient des vérités innées, car une vérité dérivative sera innée lorsque nous la pouvons tirer de notre esprit. Mais il y a des vérités innées que nous trouvons en nous de deux façons, par lumière et par instinct. Celles que je viens de marquer se démontrent par nos idées, ce qui fait la lumière naturelle. Mais il y a des conclusions de la lumière naturelle qui sont des principes par rapport à l’instint. C’est ainsi que nous sommes portés aux actes d’humanité, par instinct parce que cela nous plaît, et par raison parce que cela est juste. Il y a donc en nous des vérités d’instinct, qui sont des principes innés, qu’on sent et approuve, quand même on n’en a point la preuve, qu’on obtient pourtant lorsqu’on rend raison de cet instinct. C’est ainsi qu’on se sert des lois des conséquences suivant une connaissance confuse, et comme par instinct, mais les logiciens en démontrent la raison, comme les mathématiciens aussi rendent raison de ce qu’on fait sans y penser en marchant et en sautant. Quant à la règle qui porte qu’on ne doit faire aux autres que ce qu’on voudrait qu’ils nous fissent, elle a besoin non seulement de preuve, mais encore de déclaration. On voudrait trop, si on en était le maître, est-ce donc qu’on doit trop aussi aux autres ? On me dira que cela ne s’entend que d’une volonté juste. Mais ainsi cette règle, bien loin de suffire à servir de mesure, en aurait besoin. Le véritable sens de la règle est que la place d’autrui est le vrai point de vue pour juger équitablement lorsqu’on s’y met.

§ 9. Philalèthe. On commet souvent des actions mauvaises sans aucun remords de conscience : par exemple, lorsqu’on prend des villes d’assaut, les soldats commettent sans scrupules les plus méchantes actions ; des nations polies ont exposé leurs enfants, quelques Caribes ` châtrent les leurs pour les engraisser et manger. Garcilasso de La Vega 43 rapporte que certains peuples du Pérou prenaient des prisonnières pour en faire des concubines, et nourrissaient les enfants jusqu’à l’âge de 13 ans, après quoi ils les mangeaient, et traitaient de même les mères dès qu’elles ne faisaient plus d’enfants. Dans le voyage de Baumgarten 44, il est rapporté qu’il y avait un santon en Egypte, qui passait pour un saint homme, eo quod non foeminarum unquam esset ac puerorum, sed tantum asellarum concubitor atque mularum.

Théophile. La science morale (outre les instincts comme celui qui fait suivre la joie et fuir la tristesse) n’est pas autrement innée que l’arithmétique, car elle dépend aussi des démonstrations que la lumière interne fournit. Et comme les démonstrations ne sautent pas d’abord aux yeux, ce n’est pas grande merveille si les hommes ne s’aperçoivent pas toujours et d’abord de tout ce qu’ils possèdent en eux, et ne lisent pas assez promptement les caractères de la loi naturelle, que Dieu, selon saint Paul, a gravés dans leurs esprits. Cependant, comme la morale est plus importante que l’arithmétique, Dieu a donné à l’homme des instincts qui portent d’abord et sans raisonnement à quelque chose de ce que la raison ordonne. C’est comme nous marchons suivant les lois de la mécanique sans penser à ces lois, et comme nous mangeons non seulement parce que cela nous est nécessaire, mais encore et bien plus parce que cela nous fait plaisir. Mais ces instincts ne portent pas à l’action d’une manière invincible ; on y résiste par des passions, on les obscurcit par des préjugés et on les altère par des coutumes contraires. Cependant on convient le plus souvent de ces instincts de la conscience et on les suit même quand de plus grandes impressions ne les surmontent. La plus grande et la plus saine partie du genre humain leur rend témoignage. Les Orientaux et les Grecs ou Romains, la Bible et l’Alcoran y conviennent ; la police des mahométans a coutume de punir ce que Baumgarten rapporte, et il faudrait être aussi abruti que les sauvages américains pour approuver leurs coutumes, pleines d’une cruauté qui passe même celle des bêtes. Cependant ces mêmes sauvages sentent bien ce que c’est que la justice en d’autres occasions ; et, quoiqu’il n’y ait point de mauvaise pratique peut-être qui ne soit autorisée quelque part et en quelques rencontres, il y en a peu pourtant qui ne soient condamnées le plus souvent et par la plus grande partie des hommes. Ce qui n’est point arrivé sans raison, et, n’étant pas arrivé par le seul raisonnement, doit être rapporté en partie aux instincts naturels. La coutume, la tradition, la discipline s’en sont mêlées, mais le naturel est cause que la coutume s’est tournée plus généralement du bon côté sur ces devoirs. Le naturel est encore cause que la t r a d i t i o n de l’existence de Dieu est venue. Or la nature donne à l’homme et même à la plupart des animaux de l’affection et de la douceur pour ceux de leur espèce. Le tigre même parcit cognatis maculis : d’où vient ce bon mot d’un jurisconsulte romain, quia inter omnes homines natura cognationem constituit, inde hominem homini insidiari nefas esse. Il n’y a presque que les araignées qui fassent exception et qui s’entremangent, jusqu’à ce point que la femelle dévore le mâle après en avoir joui. Après cet instinct général de société, qui se peut appeler philanthropie dans l’homme, il y en a de plus particuliers, comme l’affection entre le mâle et la femelle, l’amour que les pères et les mères portent à leuervir de mesure, en aurait besoin. Le véritable sens de la règle est que la place d’autrui est le vrai point de vue pour juger équitablement lorsqu’on s’y met.

§ 9. Philalèthe. On commet souvent des actions mauvaises sans aucun remords de conscience : par exemple, lorsqu’on prend des villes d’assaut, les soldats commettent sans scrupules les plus méchantes actions ; des nations polies ont exposé leurs enfants, quelques Caribes ` châtrent les leurs pour les engraisser et manger. Garcilasso de La Vega 43 rapporte que certains peuples du Pérou prenaient des prisonnières pour en faire des concubines, et nourrissaient les enfants jusqu’à l’âge de 13 ans, après quoi ils les mangeaient, et traitaient de même les mères dès qu’elles ne faisaient plus d’enfants. Dans le voyage de Baumgarten 44, il est rapporté qu’il y avait un santon en Egypte, qui passait pour un saint homme, eo quod non foeminarum unquam esset ac puerorum, sed tantum asellarum concubitor atque mularum.

Théophile. La science morale (outre les instincts comme celui qui fait suivre la joie et fuir la tristesse) n’est pas autrement innée que l’arithmétique, car elle dépend aussi des démonstrations que la lumière interne fournit. Et comme les démonstrations ne sautent pas d’abord aux yeux, ce n’est pas grande merveille si les hommes ne s’aperçoivent pas toujours et d’abord de tout ce qu’ils possèdent en eux, et ne lisent pas assez promptement les caractères de la loi naturelle, que Dieu, selon saint Paul, a gravés dans leurs esprits. Cependant, comme la morale est plus importante que l’arithmétique, Dieu a donné à l’homme des instincts qui portent d’abord et sans raisonnement à quelque chose de ce que la raison ordonne. C’est comme nous marchons suivant les lois de la mécanique sans penser à ces lois, et comme nous mangeons non seulement parce que cela nous est nécessaire, mais encore et bien plus parce que cela nous fait plaisir. Mais ces instincts ne portent pas à l’action d’une manière invincible ; on y résiste par des passions, on les obscurcit par des préjugés et on les altère par des coutumes contraires. Cependant on convient le plus souvent de ces instincts de la conscience et on les suit même quand de plus grandes impressions ne les surmontent. La plus grande et la plus saine partie du genre humain leur rend témoignage. Les Orientaux et les Grecs ou Romains, la Bible et l’Alcoran y conviennent ; la police des mahométans a coutume de punir ce que Baumgarten rapporte, et il faudrait être aussi abruti que les sauvages américains pour approuver leurs coutumes, pleines d’une cruauté qui passe même celle des bêtes. Cependant ces mêmes sauvages sentent bien ce que c’est que la justice en d’autres occasions ; et, quoiqu’il n’y ait point de mauvaise pratique peut-être qui ne soit autorisée quelque part et en quelques rencontres, il y en a peu pourtant qui ne soient condamnées le plus souvent et par la plus grande partie des hommes. Ce qui n’est point arrivé sans raison, et, n’étant pas arrivé par le seul raisonnement, doit être rapporté en partie aux instincts naturels. La coutume, la tradition, la discipline s’en sont mêlées, mais le naturel est cause que la coutume s’est tournée plus généralement du bon côté sur ces devoirs. Le naturel est encore cause que la t r a d i t i o n de l’existence de Dieu est venue. Or la nature donne à l’homme et même à la plupart des animaux de l’affection et de la douceur pour ceux de leur espèce. Le tigre même parcit cognatis maculis : d’où vient ce bon mot d’un jurisconsulte romain, quia inter omnes homines natura cognationem constituit, inde hominem homini insidiari nefas esse. Il n’y a presque que les araignées qui fassent exception et qui s’entremangent, jusqu’à ce point que la femelle dévore le mâle après en avoir joui. Après cet instinct général de société, qui se peut appeler philanthropie dans l’homme, il y en a de plus particuliers, comme l’affection entre le mâle et la femelle, l’amour que les pères et les mères portent à leurs enfants, que les Grecs appellent storgen, et autres inclinations semblables qui font ce droit naturel, ou cette image de droit plutôt, que selon les jurisconsultes romains la nature a enseigné aux animaux. Mais dans l’homme particulièrement il se trouve un certain soin de la dignité et de la convenance, qui porte à cacher les choses qui nous rabaissent, à ménager la pudeur, à avoir de la répugnance pour des incestes, à ensevelir les cadavres, à ne point manger des hommes du tout ni des bêtes vivantes. On est porté encore à avoir soin de sa réputation, même au-delà du besoin et de la vie ; à être sujet à des remords de la conscience et à sentir ces laniatus et ictus, ces tortures et ces gênes dont parle Tacite après Platon ; outre la crainte d’un avenir et d’une puissance suprême qui vient encore assez naturellement. Il y a de la réalité en tout cela ; mais dans le fond ces impressions naturelles, quelles qu’elles puissent être, ne sont que des aides à la raison et des indices du conseil de la nature. La coutume, l’éducation, la tradition, la raison y contribuent beaucoup, mais la nature humaine ne laisse pas d’y avoir part. Il est vrai que uns la raison ces aides ne suffiraient pas pour donner une certitude entière à la morale. Enfin niera-t-on que l’homme nee soit porté naturellement, par exemple, à s’éloigner des choses vilaines, sous prétexte qu’on trouve des gens qui aiment à ne parler que d’ordures, qu’il y en a même dont le genre de vie les engage à manier des excréments, et qu’il y a des peuples de Boutan où ceux du Roi passent pour quelque chose d’aromatique. Je m’imagine que vous êtes, Monsieur, de mon sentiment dans le fond à l’égard de ces instincts naturels pour le bien honnête ; quoique vous direz peut-être, comme vous avez dit à l’égard de l’instinct qui porte à la joie et à la félicité, que ces impressions ne sont pas des vérités innées. Mais j’ai déjà répondu que tout sentiment est la perception d’une vérité, et que le sentiment naturel l’est d’une vérité innée, mais bien souvent confuse, comme sont les expériences des sens externes : ainsi on peut distinguer les vérités innées d’avec la lumière naturelle (qui ne contient que de distinctement connaissable), comme le genre doit être distingué de son espèce, puisque les vérités innées comprennent tant les instincts que la lumière naturelle.

§ 11. Philalèthe. Une personne qui connaîtrait les bornes naturelles du juste et de l’injuste, et ne laisserait pas de les confondre ensemble, ne pourrait être regardée que comme l’ennemi déclaré du repos et du bonheur de la société dont il fait partie. Mais les hommes les confondent à tout moment, donc ils ne les connaissent point.

Théophile. C’est prendre les choses un peu trop théoriquement. Il arrive tous les jours que les hommes agissent contre leur connaissance en se les cachant à eux-mêmes, lorsqu’ils tournent l’esprit ailleurs, pour suivre leurs passions : sans cela nous ne verrions pas les gens manger et boire ce qu’ils savent leur devoir causer des maladies et même la mort. Ils ne négligeraient pas leurs affaires ; ils ne feraient pas ce que des nations entières ont fait à certains égards. L’avenir et le raisonnement frappent rarement autant que le présent et les sens. Cet Italien le savait bien, qui, devant être mis à la torture, se proposa d’avoir continuellement le gibet en vue pendant les tourments pour y résister, et on l’entendit dire quelquefois : Io ti vedo, ce qu’il expliqua ensuite quand il fut échappé. A moins de prendre une ferme résolution d’envisager le vrai bien et le vrai mal pour les suivre ou les éviter, on se trouve emporté et il arrive encore par rapport aux besoins les plus importants de cette vie ce qui arrive par rapport au paradis et à l’enfer chez ceux-là mêmes qui les croient le plus :

Cantantur haec, laudantur haec,

Dicuntur, audiuntur,

Scribuntur haec, leguntur haec,

Et lecta negliguntur.

Philalèthe. Tout principe qu’on suppose inné ne peut qu’être connu d’un chacun comme juste et avantageux.

Théophile. C’est toujours revenir à cette supposition que j’ai réfutée tant de fois, que toute vérité innée est connue toujours et de tous.

§ 12. Philalèthe. Mais une permission publique de violer la loi prouve que cette loi n’est pas innée : par exemple la loi d’aimer et de conserver les enfants a été violée chez les anciens lorsqu’ils ont permis de les exposer.

Théophile. Cette violation supposée, il s’ensuit seulement qu’on n’a pas bien lu ces caractères de la nature gravés dans nos âmes, mais quelquefois assez enveloppés par nos désordres ; outre que pour voir la nécessité des devoirs d’une manière invincible, il en faut envisager la démonstration, ce qui n’est pas fort ordinaire. Si la géométrie s’opposait autant à nos passions et à nos intérêts présents que la morale, nous ne la contesterions et ne la violerions guère moins, malgré toutes les démonstrations d’Euclide et d’Archimède, qu’on traiterait de rêveries, et croirait pleines de paralogismes ; et Joseph Scaliger, Hobbes et autres, qui ont écrit contre Euclide et Archimède, ne se trouveraient point si peu accompagnés qu’ils le sont. Ce n’était que la passion de la gloire, que ces auteurs croyaient trouver dans la quadrature du cercle et autres problèmes difficiles, qui ait pu aveugler jusqu’à un tel point des personnes d’un si grand mérite. Et si d’autres avaient le même intérêt, ils en useraient de même.

PHILALÈTE. Tout devoir emporte l’idée de loi, et une loi ne saurait être connue ou supposée sans un législateur qui l’ait prescrite, ou sans récompense et sans peine.

Théophile. Il peut y avoir des récompenses et des peines naturelles sans législateur ; l’intempérance par exemple est punie par des maladies. Cependant comme elle ne nuit pas à tous d’abord, j’avoue qu’il n’y a guère de précepte à qui on serait obligé indispensablement, s’il n’y avait pas un Dieu qui ne laisse aucun crime sans châtiment, ni aucune bonne action sans récompense.

Philalèthe. Il faut donc que les idées d’un Dieu et d’une vie à venir soient aussi innées.

Théophile. J’en demeure d’accord dans le sens que j’ai expliqué.

Philalèthe. Mais ces idées sont si éloignées d’être gravées naturellement dans l’esprit de tous les hommes qu’elles ne paraissent pas même fort claires et fort distinctes dans l’esprit de plusieurs hommes d’étude, et qui font profession d’examiner les choses avec quelque exactitude : tant il s’en faut qu’elles soient connues de toute créature humaine.

Théophile. C’est encore revenir à la même supposition, qui prétend que ce qui n’est point connu n’est point inné, que j’ai pourtant réfutée tant de fois. Ce qui est inné n’est pas d’abord connu clairement et distinctement pour cela : il faut souvent beaucoup d’attention et d’ordre pour s’en apercevoir, les gens d’étude n’en apportent pas toujours, et toute créature humaine encore moins.

§ 13. Philalèthe. Mais si les hommes peuvent ignorer ou révoquer en doute ce qui est inné, c’est en vain qu’on nous parle de principes innés, et qu’on en prétend faire voir la nécessité ; bien loin qu’ils puissent servir à nous instruire de la vérité et de la certitude des choses, comme on le prétend, nous nous trouverions dans le même état d’incertitude avec ces principes que s’ils n’étaient point en nous.

Théophile. On ne peut point révoquer en doute tous les principes innés. Vous en êtes demeuré d’accord, Monsieur, à l’égard des identiques ou du principe de contradiction, avouant qu’il y a des principes incontestables, quoique vous ne les reconnaissiez point alors comme innés ; mais il ne s’ensuit point que tout ce qui est inné et lié nécessairement avec ces principes innés soit aussi d’abord d’une évidence indubitable.

Philalèthe. Personne n’a encore entrepris, que je sache, de nous donner un catalogue exact de ces principes.

Théophile. Mais nous a-t-on donné jusqu’ici un catalogue plein et exact des axiomes de géométrie ?

§ 15. Philalèthe. Mylord Herbert a voulu marquer quelquesuns de ces principes, qui sont : 1. Qu’il y a un Dieu suprême. 2. Qu’il doit être servi. 3. Que la vertu jointe avec la piété est le meilleur culte. 4. Qu’il faut se repentir de ses péchés. 5. Qu’il y a des peines et des récompenses après cette vie. Je tombe d’accord que ce sont là des vérités évidentes et d’une telle nature qu’étant bien expliquées, une créature raisonnable ne peut guère éviter d’y donner son consentement. Mais nos amis disent qu’il s’en faut beaucoup que ce ne soient autant d’impressions innées. Et si ces cinq propositions sont des notions communes gravées dans nos âmes par le doigt de Dieu, il y en a beaucoup d’autres qu’on doit aussi mettre de ce rang.

Théophile. J’en demeure d’accord, Monsieur, car je prends toutes les vérités nécessaires pour innées, et j’y joins même les instincts. Mais je vous avoue que ces cinq propositions ne sont point des principes innés ; car je tiens qu’on peut et doit les prouver.

§ 18. Philalèthe. Dans la proposition troisième, que la vertu est le culte le plus agréable à Dieu, il est obscur ce qu’on entend par la vertu. Si on l’entend dans le sens qu’on lui donne le plus communément, je veux dire de ce qui passe pour louable selon les différentes opinions qui règnent en divers pays, tant s’en faut que cette proposition soit évidente qu’elle n’est pas même véritable. Que si on appelle vertu les actions qui sont conformes à la volonté de Dieu, ce sera presque idem per idem, et la proposition ne nous apprendra pas grand-chose ; car elle voudra dire seulement que Dieu a pour agréable ce qui est conforme à sa volonté. Il en est de même de la notion du péché dans la quatrième proposition.

Théophile. Je ne me souviens pas d’avoir remarqué qu’on prenne communément la vertu pour quelque chose qui dépende des opinions ; au moins les philosophes ne le font pas. Il est vrai que le nom de vertu dépend de l’opinion de ceux qui le donnent à de différentes habitudes ou actions, selon qu’ils jugent bien ou mal et font usage de leur raison ; mais tous conviennent assez de la de la notion de la vertu en général, quoiqu’ils différent dans l’application. Selon Aristote et plusieurs autres la vertu est une habitude de modérer les passions par la raison, et encore plus simplement une habitude d’agir suivant la raison. Et cela ne peut manquer d’être agréable à celui qui vst la suprême et dernière raison des choses, à qui rien n’est indifférent, et les actions des créatures raisonnables moins que toutes les autres.

§. Philalèthe. On a accoutumé de dire que la coutume, l’éducation et les opinions générales de ceux avec qui on converse peuvent obscurcir ces principes de morale, qu’on suppose innés. Mais si cette réponse est bonne, elle anéantit la preuve qu’on prétend tirer du consentement universel. Le raisonnement de bien des gens se réduit à ceci : les principes que les gens de bon sens reconnaissent sont innés ; nous et ceux de notre parti sommes des gens de bon sens : donc nos principes sont innés. Plaisante manière de raisonner, qui va tout droit à l’infaillibilité !

Théophile. Pour moi je me sers du consentement universel non pas comme d’une preuve principale, mais comme d’une confirmation : car les vérités innées prises pour la lumière naturelle de la raison portent leurs caractères avec elles comme la géométrie, car elles sont enveloppées dans les principes immédiats, que vous reconnaissez vous-mêmes pour incontestables. Mais j’avoue qu’il est plus difficile de démêler les instincts et quelques autres habitudes naturelles d’avec les coutumes, quoique cela se puisse pourtant, ce semble, le plus souvent. Au reste il me paraît que les peuples qui ont cultivé leur esprit ont quelque sujet de s’attribuer l’usage du bon sens préférablement aux barbares, puisqu’en les domptant si aisément presque comme des bêtes, ils montrent assez leur supériorité. Si on n’en peut pas toujours venir à bout, c’est qu’encore, comme les bêtes, ils se sauvent dans les épaisses forêts, où il est difficile de les forcer, et le jeu ne vaut pas la chandelle. C’est un avantage sans doute d’avoir cultivé l’esprit, et s’il est permis de parler pour la barbarie contre la culture, on aura aussi le droit d’attaquer la raison en faveur des bêtes et de prendre sérieusement les saillies spirituelles de M. Despréaux dans une de ses Satires, où, pour contester à l’homme sa prérogative sur les animaux, il demande si

L’ours a peur du passant, ou le passant de l’ours,
Et si par un édit de pâtres de Libye
Les lions videraient les parcs de Numidie, etc.

Cependant il faut avouer qu’il y a des points importants, où les barbares nous passent, surtout à l’égard de la vigueur du corps, et à l’égard de l’âme même on peut dire qu’à certains égards leur morale pratique est meilleure que la nôtre, parce qu’ils n’ont point l’avarice d’amasser ni l’ambition de dominer. Et on peut même ajouter que la conversation des chrétiens les a rendus pires en bien des choses : on leur a appris l’ivrognerie (en leur portant de l’eau-de-vie), les jurements et blasphèmes et d’autres vices qui leur étaient peu connus. Il y a chez nous plus de bien et plus de mal que chez eux : un méchant Européen est plus méchant qu’un sauvage : il raffine sur le mal. Cependant rien n’empêcherait les hommes d’unir les avantages que la nature donne à ces peuples avec ceux que nous donne la raison.

Philalèthe. Mais que répondrez-vous, Monsieur, à ce dilemme d’un de mes amis ? Je voudrais bien, dit-il, que les partisans des idées innées me disent si ces principes peuvent ou ne peuvent pas être effacés par l’éducation et la coutume ; s’ils ne peuvent l’être, nous devons les trouver dans tous les hommes, et il faut qu’ils paraissent clairement dans l’esprit de chaque homme en particulier ; que s’ils peuvent être altérés par des notions étrangères, ils doivent paraître plus distinctement et avec plus d’éclat lorsqu’ils sont plus près de leur source, je veux dire dans les enfants et ignorants, sur qui les opinions étrangères ont fait le moins d’impression. Qu’ils prennent tel parti qu’ils voudront, ils verront clairement, dit-il, qu’il est démenti par des faits constants et par une continuelle expérience.

Théophile. Je m’étonne que votre habile ami ait confondu obscurcir et effacer, comme on confond dans votre parti n’être point et ne point paraître. Les idées et vérités innées ne sauraient être effacées, mais elles sont obscurcies dans tous les hommes (comme ils sont présentement) par leur penchant vers les besoins du corps, et souvent encore plus par les mauvaises coutumes survenues. Ces caractères de lumière interne seraient toujours éclatants dans l’entendement, et donneraient de la chaleur dans la volonté, si les perceptions confuses des sens ne s’emparaient de notre attention. C’est le combat dont la Sainte Ecriture ne parle pas moins que la philosophie ancienne et moderne.

Philalèthe. Ainsi donc nous nous trouvons dans des ténèbres aussi épaisses et dans une aussi grande incertitude que s’il n’y avait point de semblables lumières.

Théophile. A Dieu ne plaise ; nous n’aurions ni sciences ni lois, et nous n’aurions pas même de la raison.

§ 21. 22. etc. Philalèthe. J’espère que vous conviendrez au moins de la force des préjugés, qui font souvent passer pour naturel ce qui est venu des mauvais enseignements où les enfants ont été exposés, et des mauvaises coutumes que l’éducation et la conversation leur ont données.

Théophile. J’avoue que l’excellent auteur que vous suivez dit de fort belles choses là-dessus et qui ont leur prix, si on les prend comme il faut ; mais je ne crois pas qu’elles soient contraires à la doctrine bien prise du naturel ou des vérités innées. Et je m’assure qu’il ne voudra pas étendre ses remarques trop loin ; car je suis également persuadé, et bien des opinions passent pour des vérités, qui ne sont que des effets de la coutume et de la crédulité, et qu’il y en a bien aussi que certains philosophes voudraient faire passer pour des préjugés, qui sont pourtant fondées dans la droite raison et dans la nature. Il y a autant et plus de sujet de se garder de ceux qui par ambition le plus souvent prétendent innover que de se défier des impressions anciennes. Et après avoir assez médité sur l’ancien et sur le nouveau, j’ai trouvé que la plupart des doctrines reçues peuvent souffrir un bon sens. De sorte que je voudrais que les hommes d’esprit cherchassent de quoi satisfaire à leur ambition, en s’occupant plutôt à bâtir et à avancer qu’à reculer et à détruire. Et je souhaiterais qu’on ressemblât plutôt aux Romains qui faisaient des beaux ouvrages publics qu’à ce roi vandale, à qui sa mère recommanda que, ne pouvant pas espérer la gloire d’égaler ces grands bâtiments, il en cherchât à les détruire.

Philalèthe. Le but des habiles gens qui ont combattu les vérités innées a été d’empêcher que sous ce beau nom on ne fasse passer des préjugés et cherche à couvrir sa paresse.

Théophile. Nous sommes d’accord sur ce point, car bien loin que j’approuve qu’on se fasse des principes douteux, je voudrais, moi, qu’on cherchât jusqu’à la démonstration des axiomes d’Euclide, comme quelques Anciens ont fait aussi. Et lorsqu’on demande le moyen de connaître et d’examiner les principes innés, je réponds, suivant ce que j’ai dit ci-dessus, qu’excepté les instincts dont la raison est inconnue, il faut tâcher de les réduire aux premiers principes, c’est-à-dire aux axiomes identiques ou immédiats, par le moyen des définitions, qui ne sont autre chose qu’une exposition distincte des idées. Je ne doute pas même que vos amis, contraires jusqu’ici aux vérités innées, n’approuvent cette méthode, qui paraît conforme à leur but principal.