Nouveaux Essais sur l’entendement humain/I/I

LIVRE PREMIER modifier

DES NOTIONS INNÉES

CHAPITRE PREMIER
modifier

S'il y a des principes innées dans l'esprit de l'homme.

Philalèthe. Ayant repassé la mer après avoir achevé mes affaires en Angleterre, j’ai pensé d’abord à vous rendre visite, monsieur, pour cultiver notre ancienne amitié, et pour vous entretenir des matières, qui nous tiennent fort à cœur, et où je crois avoir acquis des nouvelles lumières pendant mon séjour à Londres. Lorsque nous demeurions autrefois tout proche l’un de l’autre à Amsterdam, nous prenions beaucoup de plaisir tous deux à faire des recherches sur les principes et sur les moyens de pénétrer dans l’intérieur des choses. Quoique nos sentiments fussent souvent différents, cette diversité augmentait notre satisfaction, lorsque nous en conférions ensemble, sans que la contrariété qu’il y avait quelquefois y mêlât rien de désagréable. Vous étiez pour Descartes et pour les opinions du célèbre auteur de la Recherche de la Vérité[1], et moi je trouvais les sentiments de Gassendi[2], éclaircis par M. Bernier[3], plus faciles et plus naturels. Maintenant je me sens extrêmement fortifié par l’excellent ouvrage qu’un illustre Anglais, que j’ai l’honneur de connaître particulièrement, a publié depuis, et qu’on a réimprimé plusieurs fois en Angleterre sous le titre modeste d'Essai concernant l’Entendement humain. On assure même qu'il paraît depuis peu en latin et en français ; de quoi je suis bien aise, car il peut être d'une utilité plus générale. J’ai fort profité de la lecture de cet ouvrage, et même de la conversation de l’auteur, que j’ai entretenu souvent à Londres et quelquefois à Oates, chez Milady Masham[4], digne fille du célèbre M. Cudworth[5], grand philosophe et théologien anglais, auteur du Système intellectuel dont elle a hérité l’esprit de méditation et l’amour des belles connaissances, qui paraît plus particulièrement par l’amitié qu’elle entretient avec l’auteur dudit Essai ; et comme il a été attaqué par quelques docteurs de mérite, j’ai pris plaisir à lire aussi l’apologie qu’une demoiselle fort sage et fort spirituelle a faite pour lui, outre celles qu’il a faites lui-même.

En gros, il est assez dans le système de M. Gassendi, qui est, dans le fond, celui de Démocrite. Il est pour le vide et pour les atomes ; il croit que la matière pourrait penser, qu’il n’y a point d’idées innées, que notre esprit est tabula rasa, et que nous ne pensons pas toujours ; et il paraît d’humeur à approuver la plus grande partie des objections que M. Gassendi a faites à M. Descartes. Il a enrichi et renforcé ce système par mille belles réflexions ; et je ne doute point que maintenant notre parti ne triomphe hautement de ses adversaires, les péripatéticiens et les cartésiens. C’est pourquoi, si vous n’avez pas encore lu ce livre, je vous y invite ; et si vous l’avez lu, je vous supplie de m’en dire votre sentiment.

Théophile. Je me réjouis de vous voir de retour après une longue absence, heureux dans la conclusion de votre importante affaire, plein de santé, ferme dans l’amitié pour moi, et toujours porté avec une ardeur égale à la recherche des plus importantes vérités. Je n’ai pas moins mes méditations dans le même esprit ; et je crois d’avoir profité aussi autant et peut-être plus que vous, si je ne me flatte pas. Aussi en avais-je plus besoin que vous, car vous étiez plus avancé que moi. Vous aviez plus de commerce avec les philosophes spéculatifs, et j’avais plus de penchant vers la morale. Mais j’ai appris de plus en plus combien la morale reçoit d’affermissement des principes solides de la véritable philosophie, c’est pourquoi je les ai étudiés depuis avec plus d’application, et je suis entré dans des méditations assez nouvelles. De sorte que nous aurons de quoi nous donner un plaisir réciproque de longue durée en communiquant l’un à l’autre nos éclaircissements. Mais il faut que je vous dise pour nouvelle, que je ne suis plus cartésien, et que cependant je suis éloigné plus que jamais de votre Gassendi, dont je reconnais d’ailleurs le savoir et le mérite. J’ai été frappé d’un nouveau système, dont j’ai lu quelque chose dans les Journaux des savants de Paris, de Leipzig et de Hollande, et dans le merveilleux Dictionnaire de M. Bayle, article de Rorarius ; et depuis je crois voir une nouvelle face de l’intérieur des choses. Ce système paraît allier Platon avec Démocrite, Aristote avec Descartes, les scolastiques avec les modernes, la théologie et la morale avec la raison. Il semble qu’il prend le meilleur de tous côtés, et que puis après il va plus loin qu’on n’est allé encore. J’y trouve une explication intelligible de l’union de l’âme et du corps, chose dont j’avais désespéré auparavant. Je trouve les vrais principes des choses dans les unités de substance que ce système introduit, et dans leur harmonie préétablie par la substance primitive. J’y trouve une simplicité et une uniformité surprenantes, en sorte qu’on peut dire que c’est partout et toujours la même chose, aux degrés de perfection près. Je vois maintenant ce que Platon entendait, quand il prenait la matière pour un être imparfait et transitoire ; ce qu’Aristote voulait dire par son entéléchie ; ce que c’est que la promesse que Démocrite même faisait d’une autre vie, chez Pline ; jusqu’où les sceptiques avaient raison en déclamant contre les sens, comment les animaux sont des automates suivant Descartes, et comment ils ont pourtant des âmes et du sentiment selon l’opinion du genre humain. Comment il faut expliquer raisonnablement ceux qui ont mis vie et perception en toutes choses, comme Cardan, Campanella, et mieux qu’eux feu Madame la comtesse de Connaway platonicienne, et notre ami feu M. François Mercure van Helmont (quoique d’ailleurs hérissé de paradoxes inintelligibles) avec son ami feu M. Henry Morus. Comment les lois de la nature (dont une bonne partie était ignorée avant ce système) ont leur origine des principes supérieurs à la matière, et que pourtant tout se fait mécaniquement dans la matière, en quoi les auteurs spiritualisants, que je viens de nommer, avaient manqué avec leurs archées et même les cartésiens, en croyant que les substances immatérielles changeaient sinon la force, au moins la direction ou détermination des mouvements des corps. Au lieu que l’âme et le corps gardent parfaitement leurs lois, chacun les siennes, selon le nouveau système, et que néanmoins l’un obéit à l’autre autant qu’il le faut. Enfin c’est depuis que j’ai médité ce système que j’ai trouvé comment les âmes des bêtes et leurs sensations ne nuisent point à l’immortalité des âmes humaines, ou plutôt comment rien n’est plus propre à établir notre immortalité naturelle, que de concevoir que toutes les âmes sont impérissables (morte carent animae) sans qu’il y ait pourtant de métempsycoses à craindre, puisque non seulement les âmes mais encore les animaux demeurent et demeureront vivants, sentants, agissants ; c’est partout comme ici, et toujours et partout comme chez nous, suivant ce que je vous ai déjà dit. Si ce n’est que les états des animaux sont plus ou moins parfaits, et développés, sans qu’on ait jamais besoin d’âmes tout à fait séparées ; pendant que néanmoins nous avons toujours des esprits aussi purs qu’il se peut, nonobstant nos organes qui ne sauraient troubler par aucune influence les lois de notre spontanéité. Je trouve le vide et les atomes exclus bien autrement que par le sophisme des cartésiens fondé dans la prétendue coïncidence de l’idée du corps et de l’étendue. Je vois toutes choses réglées et ornées au-delà de tout ce qu’on a conçu jusqu’ici, la matière organique partout, rien de vide, stérile, négligé, rien de trop uniforme, tout varié, mais avec ordre, et ce qui passe l’imagination, tout l’univers en raccourci, mais d’une vue différente dans chacune de ses parties et même dans chacune de ses unités de substance. Outre cette nouvelle analyse des choses, j’ai mieux compris celle des notions ou idées et des vérités. J’entends ce que c’est qu’idée vraie, claire, distincte, adéquate, si j’ose adopter ce mot. J’entends quelles sont les vérités primitives, et les vrais axiomes, la distinction des vérités nécessaires et de celles de fait, du raisonnement des hommes et des consécutions des bêtes, qui en sont une ombre. Enfin vous serez surpris, Monsieur, d’entendre tout ce que j’ai à vous dire, et surtout de comprendre combien la naissance des grandeurs et des perfections de Dieu en est relevée. Car je ne saurais dissimuler à vous, pour qui je n’ai eu rien de caché, combien je suis pénétré maintenant d’admiration, et (si nous pouvons oser nous servir de ce terme) d’amour pour cette souveraine source des choses et des beautés, ayant trouvé que celles que ce système découvre passent tout ce qu’on en a conçu jusqu’ici. Vous savez que j’étais allé un peu trop loin ailleurs, et que je commençais à pencher du côté des spinozistes, qui ne laissent qu’une puissance infinie à Dieu, sans reconnaître ni perfection ni sagesse à son égard, et, méprisant la recherche des causes finales, dérivent tout d’une nécessité brute ; mais ces nouvelles lumières m’en ont guéri ; et depuis ce temps-là je prends quelquefois le nom de Théophile. J’ai lu le livre de ce célèbre Anglais, dont vous venez de parler. Je l’estime beaucoup, et j’y ai trouvé de belles choses. Mais il me semble qu’il faut aller plus avant, et qu’il faut même s’écarter de ses sentiments lorsqu’il en a pris qui nous bornent plus qu’il ne faut, et ravalent un peu non seulement la condition de l’homme, mais encore celle de l’univers.

Philalèthe. Vous m’étonnez en effet avec toutes les merveilles dont vous me faites un récit un peu trop avantageux pour que je les puisse croire facilement. Cependant je veux espérer qu’il y aura quelque chose de solide parmi tant de nouveautés dont vous me voulez régaler. En ce cas vous me trouverez fort docile. Vous savez que c’était toujours mon humeur de me rendre à la raison, et que je prenais quelquefois le nom de Philalèthe. C’est pourquoi nous nous servirons maintenant s’il vous plaît de ces deux noms qui ont tant de rapport. Il y a moyen de venir à l’épreuve, car puisque vous avez lu le livre du célèbre Anglais, qui me donne tant de satisfaction, et qu’il traite une bonne partie des matières dont vous venez de parler, et surtout l’analyse de nos idées et connaissances, ce sera le plus court d’en suivre le fil, et de voir ce que vous aurez à remarquer.

Théophile. J’approuve votre proposition. Voici le livre.

§ 1. Philalèthe. Je l’ai si bien lu que j’en ai retenu jusqu’aux expressions, que j’aurai soin de suivre. Ainsi je n’aurai point besoin de recourir au livre qu’en quelques rencontres, où nous le jugerons nécessaire. Nous parlerons premièrement de l’origine des idées ou Notions (livre 1), puis des différentes sortes d’idées (livre 2), et des mots qui servent à les exprimer (livre 3), enfin des connaissances et vérités qui en résultent (livre 4), et c’est cette dernière partie qui nous occupera le plus.

Quant à l’origine des idées, je crois avec cet auteur et quantité d’habiles gens, qu’il n’y en a point d’innées, non plus que de principes innés. Et pour réfuter l’erreur de ceux qui en admettent, il suffirait de montrer, comme il paraîtra dans la suite, qu’on n’en a point besoin, et que les hommes peuvent acquérir toutes leurs connaissances sans le secours d’aucune impression innée.

Théophile. Vous savez, Philalèthe, que je suis d’un autre sentiment depuis longtemps, que j’ai toujours été, comme je le suis encore, pour l’idée innée de Dieu, que M. Descartes a soutenue, et par conséquent pour d’autres idées innées et qui ne nous sauraient venir des sens. Maintenant je vais encore plus loin, en conformité du nouveau système, et je crois même que toutes les pensées et actions de notre âme viennent de son propre fonds, sans lui pouvoir être données par les sens, comme vous allez voir dans la suite. Mais à présent je mettrai cette recherche à part, et m’accommodant aux expressions reçues, puisque en effet elles sont bonnes et soutenables et qu’on peut dire dans un certain sens que les sens externes sont cause en partie de nos pensées, j’examinerai comment on doit dire à mon avis, encore dans le système commun (parlant de l’action des corps sur l’âme, comme les coperniciens parlent avec les autres hommes du mouvement du soleil, et avec fondement), qu’il y a des idées et des principes qui ne nous viennent point des sens, et que nous trouvons en nous sans les former, quoique les sens nous donnent occasion de nous en apercevoir. Je m’imagine que votre habile auteur a remarqué que sous le nom de principes innés on soutient souvent ses préjugés et qu’on veut s’ exempter de la peine des discussions et que cet abus aura animé son zèle contre cette supposition. Il aura voulu combattre la paresse et la manière de penser superficielle de ceux qui, sous le prétexte spécieux d’idées innées et de vérités gravées naturellement dans l’esprit, où nous donnons facilement notre consentement, ne se soucient point de rechercher et d’examiner les sources, les liaisons et la certitude de ces connaissances. En cela je suis entièrement de son avis, et je vais même plus avant. Je voudrais qu’on ne bornât point notre analyse, qu’on donnât les définitions de tous les termes qui en sont capables, et qu’on démontrât ou donnât le moyen de démontrer tous les axiomes qui ne sont point primitifs ; sans distinguer l’opinion que les hommes en ont, et sans se soucier s’ils y donnent leur consentement ou non. Il y aurait en cela plus d’utilité qu’on ne pense. Mais il semble que l’auteur a été porté trop loin d’un autre côté par son zèle, fort louable d’ailleurs. Il n’a pas assez distingué à mon avis l’origine des vérités nécessaires, dont la source est dans l’entendement, d’avec celle des vérités de fait, qu’on tire des expériences des sens, et même des perceptions confuses qui sont en nous. Vous voyez donc, Monsieur, que je n’accorde pas ce que vous mettez en fait, que nous pouvons acquérir toutes nos connaissances sans avoir besoin d’impressions innées. Et la suite fera voir qui de nous a raison.

§ 2. Philalèthe. Nous l’allons voir en effet. Je vous avoue, mon cher Théophile, qu’il n’y a point d’opinion plus communément reçue que celle qui établit qu’il y a certains principes de la vérité desquels les hommes conviennent généralement ; c’est pourquoi ils sont appelés notions communes, κοιναὶ ἔννοιαι ; d’où l’on infère qu’il faut que ces principes-là soient autant d’impressions que nos esprits reçoivent avec l’existence. § 3. Mais quand le fait serait certain, qu’il y a des principes dont tout le genre humain demeure d’accord, ce consentement universel ne prouverait point qu’ils sont innés, si l’on peut montrer, comme je le crois, une autre voie par laquelle les hommes ont pu arriver à cette uniformité de sentiment. § 4. Mais, ce qui est bien pis, ce consentement universel ne se trouve guère, non pas même par rapport à ces deux célèbres principes spéculatifs (car nous parlerons par après de ceux de pratique) que tout ce qui est, est, et qu’il est impossible qu’une chose soit et ne soit pas en même temps. Car il y a une grande partie du genre humain, à qui ces deux propositions, qui passeront sans doute pour vérités nécessaires et pour des axiomes chez vous, ne sont pas même connues.

Théophile. Je ne fonde pas la certitude des principes innés sur le consentement universel, car je vous ai déjà dit, Philalèthe, que mon avis est qu’on doit travailler à pouvoir démontrer tous les axiomes qui ne sont point primitifs. Je vous accorde aussi qu’un consentement fort général, mais qui n’est pas universel, peut venir d’une tradition répandue par tout le genre humain, comme l’usage de la fumée du tabac a été reçu presque par tous les peuples en moins d’un siècle, quoiqu’on ait trouvé quelques insulaires qui, ne connaissant pas même le feu, n’avaient garde de fumer. C’est ainsi que quelques habiles gens, même parmi les théologiens, mais du parti d’Arminius, ont cru que la connaissance de la Divinité venait d’une tradition très ancienne et fort générale ; et je veux croire en effet que l’enseignement a confirmé et rectifié cette connaissance. Il paraît pourtant que la nature a contribué à y mener sans la doctrine ; les merveilles de l’univers ont fait penser à un Pouvoir supérieur. On a vu un enfant né sourd et muet marquer de la vénération pour la pleine lune. Et on a trouvé des nations, qu’on ne voyait pas avoir appris autre chose d’autres peuples, craindre des puissances invisibles. Je vous avoue, mon cher Philalèthe, que ce n’est pas encore l’idée de Dieu, telle que nous avons, et que nous demandons ; mais cette idée même ne laisse pas d’être dans le fond de nos âmes, sans y être mise, comme nous verrons. Et les lois éternelles de Dieu y sont en partie gravées d’une manière encore plus lisible, et par une espèce d’instinct. Mais ce sont des principes de pratique dont nous aurons aussi occasion de parler. Il faut avouer cependant que le penchant que nous avons à reconnaître l’idée de Dieu est dans la nature humaine. Et quand on en attribuerait le premier enseignement à la révélation, toujours la facilité que les hommes ont témoignée à recevoir cette doctrine vient du naturel de leurs âmes. Mais nous jugerons dans la suite que la doctrine externe ne fait qu’exciter ici ce qui est en nous. Je conclus qu’un consentement assez général parmi les hommes est un indice, et non pas une démonstration d’un principe inné ; mais que la preuve exacte et décisive de ces principes consiste à faire voir que leur certitude ne vient que de ce qui est en nous. Pour répondre encore à ce que vous dites contre l’approbation générale qu’on donne aux deux grands principes spéculatifs, qui sont pourtant des mieux établis, je puis vous dire que, quand même ils ne seraient pas connus, ils ne laisseraient pas d’être innés, parce qu’on les reconnaît dès qu’on les a entendus : mais j’ajouterai encore que dans le fond tout le monde les connaît et qu’on se sert à tout moment du principe de contradiction (par exemple) sans le regarder distinctement, et il n’y a point de barbare qui, dans une affaire qu’il trouve sérieuse, ne soit choqué de la conduite d’un menteur qui se contredit. Ainsi on emploie ces maximes sans les envisager expressément. Et c’est à peu près comme on a virtuellement dans l’esprit les propositions supprimées dans les enthymèmes, qu’on laisse à l’écart non seulement au-dehors, mais encore dans notre pensée.

§ 5. Philalèthe. Ce que vous dites de ces connaissances virtuelles et de ces suppressions intérieures me surprend, car de dire qu’il y a des vérités imprimées dans l’âme, qu’elle n’aperçoit point, c’est, ce me semble, une véritable contradiction.

Théophile. Si vous êtes dans ce préjugé, je ne m’étonne pas que vous rejetiez les connaissances innées. Mais je suis étonné comment il ne vous est pas venu dans la pensée que nous avons une infinité de connaissances dont nous ne nous apercevons pas toujours, pas même lorsque nous en avons besoin. C’est à la mémoire de les garder et à la réminiscence de nous les représenter, comme elle fait souvent au besoin, mais non pas toujours. Cela s’appelle fort bien souvenir (subvenire), car la réminiscence demande quelque aide. Et il faut bien que dans cette multitude de nos connaissances nous soyons déterminés par quelque chose à renouveler l’une plutôt que l’autre, puisqu’il est impossible de penser distinctement, tout à la fois, à tout ce que nous savons.

Philalèthe. En cela je crois que vous avez raison : et cette affirmation trop générale que nous nous apercevons toujours de toutes les vérités qui sont dans notre âme m’est échappée sans que j’y aie donné assez d’attention. Mais vous aurez un peu plus de peine à répondre à ce que je m’en vais vous représenter. C’est que, si on peut dire de quelque proposition en particulier qu’elle est innée, on pourra soutenir par la même raison que toutes les propositions qui sont raisonnables et que l’esprit pourra jamais regarder comme telles sont déjà imprimées dans l’âme.

Théophile. Je vous l’accorde à l’égard des idées pures, que j’oppose aux fantômes des sens, et à l’égard des vérités nécessaires ou de raison, que j’oppose aux vérités de fait. Dans ce sens on doit dire que toute l’arithmétique et toute la géométrie sont innées et sont en nous d’une manière virtuelle, en sorte qu’on les y peut trouver en considérant attentivement et rangeant ce qu’on a déjà dans l’esprit, sans se servir d’aucune vérité apprise par l’expérience ou par la tradition d’autrui, comme Platon l’a montré dans un dialogue, où il introduit Socrate menant un enfant à des vérités abstruses par les seules interrogations sans lui rien apprendre. On peut donc se fabriquer ces sciences dans son cabinet et même à yeux clos, sans apprendre par la vue ni même par l’attouchement les vérités dont on y a besoin ; quoiqu’il soit vrai qu’on n’envisagerait pas les idées dont il s’agit si l’on n’avait jamais rien vu ni touché. Car c’est par une admirable économie de la nature que nous ne saurions avoir des pensées abstraites qui n’aient point besoin de quelque chose de sensible, quand ce ne serait que des caractères tels que sont les figures des lettres et les sons ; quoiqu’il n’y ait aucune connexion nécessaire entre tels caractères arbitraires et telles pensées. Et si les traces sensibles n’étaient point requises, l’harmonie préétablie entre l’âme et le corps, dont j’aurai occasion de vous entretenir plus amplement, n’aurait point de lieu. Mais cela n’empêche point que l’esprit ne prenne les vérités nécessaires de chez soi. On voit aussi quelquefois combien il peut aller loin sans aucune aide, par une logique et arithmétique purement naturelles, comme ce garçon suédois qui cultivant la sienne va jusqu’à faire de grands calculs sur-le-champ dans sa tête, sans avoir appris la manière vulgaire de compter ni même à lire et à écrire, si je me souviens bien de ce qu’on m’en a raconté. Il est vrai qu’il ne peut pas venir à bout des problèmes à rebours, tels que ceux qui demandent les extractions des racines. Mais cela n’empêche point qu’il n’eût pu encore les tirer de son fonds par quelque nouveau tour d’esprit. Ainsi cela prouve seulement qu’il y a des degrés dans la difficulté qu’on a de s’apercevoir de ce qui est en nous. Il y a des principes innés qui sont communs et fort aisés à tous, il y a des théorèmes qu’on découvre aussi d’abord et qui composent des sciences naturelles, qui sont plus étendues dans l’un que dans l’autre. Enfin, dans un sens plus ample, qu’il est bon d’employer pour avoir des notions plus compréhensives et plus déterminées, toutes les vérités qu’on peut tirer des connaissances innées primitives se peuvent encore appeler innées, parce que l’esprit les peut tirer de son propre fonds, quoique souvent ce ne soit pas une chose aisée. Mais si quelqu’un donne un autre sens aux paroles, je ne veux point disputer des mots.

Philalèthe. Je vous ai accordé qu’on peut avoir dans l’âme ce qu’on n’y aperçoit pas, car on ne se souvient pas toujours à point nommé de tout ce que l’on sait, mais il faut toujours qu’on l’ait appris, et qu’on l’ait connu autrefois expressément. Ainsi, si on peut dire qu’une chose est dans l’âme, quoique l’âme ne l’ait pas encore connue, ce ne peut être qu’à cause qu’elle a la capacité ou faculté de la connaître.

Théophile. Pourquoi cela ne pourrait-il avoir encore une autre cause, telle que serait celle-ci, que l’âme peut avoir cette chose en elle sans qu’on s’en soit aperçu ? car puisqu’une connaissance acquise y peut être cachée par la mémoire, comme vous en convenez, pourquoi la nature ne pourrait-elle pas y avoir aussi caché quelque connaissance originale ? Faut-il que tout ce qui est naturel à une substance qui se connaît s’y connaisse d’abord actuellement ? Une substance telle que notre âme ne peut et ne doit-elle pas avoir plusieurs propriétés et affections, qu’il est impossible d’envisager toutes d’abord et tout à la fois ? C’était l’opinion des platoniciens que toutes nos connaissances étaient des réminiscences, et qu’ainsi les vérités, que l’âme a apportées avec la naissance de l’homme, et qu’on appelle innées, doivent être des restes d’une connaissance expresse antérieure. Mais cette opinion n’a nul fondement. Et il est aisé de juger que l’âme devait déjà avoir des connaissances innées dans l’état précédent (si la préexistence avait lieu), quelque reculé qu’il pût être, tout comme ici : elles devraient donc aussi venir d’un autre état précédent, où elles seraient enfin innées ou au moins concréées, ou bien il faudrait aller à l’infini et faire les âmes éternelles, en quel cas ces connaissances seraient innées en effet, parce qu’elles n’auraient jamais de commencement dans l’âme ; et si quelqu’un prétendait que chaque état antérieur a eu quelque chose d’un autre plus antérieur, qu’il n’a point laissé aux suivants, on lui répondra qu’il est manifeste que certaines vérités évidentes devraient avoir été de tous ces états. Et de quelque manière qu’on le prenne, il est toujours clair, dans tous les états de l’âme, que les vérités nécessaires sont innées et se prouvent par ce qui est interne, ne pouvant point être établies par les expériences, comme on établit par là les vérités de fait. Pourquoi faudrait-il aussi qu’on ne peut rien posséder dans l’âme dont on ne se fut jamais servi ? Et avoir une chose sans s’en servir, est-ce la même chose que d’avoir seulement la faculté de l’acquérir ? Si cela était, nous ne posséderions jamais que des choses dont nous jouissons : au lieu qu’on sait qu’outre la faculté et l’objet, il faut souvent quelque disposition dans la faculté ou dans l’objet et dans toutes les deux, pour que la faculté s’exerce sur l’objet.

Philalèthe. À le prendre de cette manière-là, on pourra dire qu’il y a des vérités gravées dans l’âme, que l’âme n’a pourtant jamais connues, et que même elle ne connaîtra jamais. Ce qui me paraît étrange.

Théophile. Je n’y vois aucune absurdité, quoique aussi on ne puisse point assurer qu’il y ait de telles vérités. Car des choses plus relevées que celles que nous pouvons connaître dans ce présent train de vie se peuvent développer un jour dans nos âmes, quand elles seront dans un autre état.

Philalèthe. Mais supposé qu’il y ait des vérités qui puissent être imprimées dans l’entendement, sans qu’il les aperçoive, je ne vois pas comment, par rapport à leur origine, elles peuvent différer des vérités qu’il est seulement capable de connaître.

Théophile. L’esprit n’est pas seulement capable de les connaître, mais encore de les trouver en soi, et s’il n’avait que la simple capacité de recevoir les connaissances ou la puissance passive pour cela, aussi indéterminée que celle qu’a la cire de recevoir des figures et la table rase de recevoir des lettres, il ne serait pas la source des vérités nécessaires, comme je viens de montrer qu’il l’est : car il est incontestable que les sens ne suffisent pas pour en faire voir la nécessité, et qu’ainsi l’esprit a une disposition (tant active que passive) pour les tirer lui-même de son fonds ; quoique les sens soient nécessaires pour lui donner de l’occasion et de l’attention pour cela, et pour le porter plutôt aux unes qu’aux autres. Vous voyez donc, Monsieur, que ces personnes, très habiles d’ailleurs, qui sont d’un autre sentiment, paraissent n’avoir pas assez médité sur les suites de la différence qu’il y a entre les vérités nécessaires ou éternelles, et entre les vérités d’expérience, comme je l’ai déjà remarqué, et comme toute notre contestation le montre. La preuve originaire des vérités nécessaires vient du seul entendement, et les autres vérités viennent des expériences ou des observations des sens. Notre esprit est capable de connaître les unes et les autres, mais il est la source des premières, et quelque nombre d’expériences particulières qu’on puisse avoir d’une vérité universelle, on ne saurait s’en assurer pour toujours par l’induction, sans en connaître la nécessité par la raison.

Philalèthe. Mais n’est-il pas vrai que ci ces mots, être dans l’entendement, emportent quelque chose de positif, ils signifient être aperçu et compris par l’entendement ?

Théophile. Ils nous signifient tout autre chose : c’est assez que ce qui est dans l’entendement y puisse être trouvé et que les sources ou preuves originaires des vérités dont il s’agit ne soient que dans l’entendement : les sens peuvent insinuer, justifier, et confirmer ces vérités, mais non pas en démontrer la certitude immanquable et perpétuelle.

§ 11. Philalèthe. Cependant tous ceux qui voudront prendre la peine de réfléchir avec un peu d’attention sur les opérations de l’entendement trouveront que ce consentement que l’esprit donne sans peine à certaines vérités dépend de la faculté de l’esprit humain.

Théophile. Fort bien. Mais c’est ce rapport particulier de l’esprit humain à ces vérités qui rend l’exercice de la faculté aisé et naturel à leur égard, et qui fait qu’on les appelle innées. Ce n’est donc pas une faculté nue qui consiste dans la seule possibilité de les entendre : c’est une disposition, une aptitude, une préformation, qui détermine notre âme et qui fait qu’elles en peuvent être tirées. Tout comme il y a de la différence entre les figures qu’on donne à la pierre ou au marbre indifféremment et entre celles que ses veines marquent déjà ou sont disposées à marquer si l’ouvrier en profite.

Philalèthe. Mais n’est-il point vrai que les vérités sont postérieures aux idées dont elles naissent ? Or les idées viennent des sens.

Théophile. Les idées intellectuelles, qui sont la source des vérités nécessaires, ne viennent point des sens : et vous reconnaissez qu’il y a des idées qui sont dues à la réflexion de l’esprit lorsqu’il réfléchit sur soi-même. Au reste il est vrai que la connaissance expresse des vérités est postérieure (tempore vel natura) à la connaissance expresse des idées, comme la nature des vérités dépend de la nature des idées, avant qu’on forme expressément les unes et les autres ; et les vérités où entrent les idées qui viennent des sens dépendent des sens, au moins en partie. Mais les idées qui viennent des sens sont confuses, et les vérités qui en dépendent le sont aussi, au moins en partie ; au lieu que les idées intellectuelles et les vérités qui en dépendent sont distinctes, et ni les unes ni les autres n’ont point leur origine des sens, quoiqu’il soit vrai que nous n’y penserions jamais sans les sens.

Philalèthe. Mais selon vous, les nombres ont des idées intellectuelles, et cependant il se trouve que la difficulté y dépend de la formation expresse des idées, par exemple un homme sait que 18 et 19 sont égaux à 37, avec la même évidence qu’il sait qu’un et deux sont égaux à trois ; mais pourtant un enfant ne connaît pas la première proposition si tôt que la seconde, ce qui vient de ce qu’il n’a pas si tôt formé les idées que les mots 18, 19 et 37 signifient, que celles qui sont exprimées par les mots un, deux, trois.

Théophile. Je puis vous accorder que souvent la difficulté qu’il y a dans la formation expresse des vérités dépend de celle qu’il y a dans la formation expresse des idées. Cependant je crois que dans votre exemple, il s’agit de se servir des idées déjà formées. Car ceux qui ont appris à compter jusqu’à 10, et la manière de passer plus avant par une certaine réplication de dizaines, entendent sans peine ce que c’est que 18, 19, 37, savoir une, deux ou trois fois 10, avec 8, ou 9, ou 7 : mais pour en tirer que 18 plus 19 fait 37, il faut bien plus d’attention que pour connaître que 2 plus 1 sont trois, ce qui dans le fond n’est que la définition de trois.

§ 18. Philalèthe. Ce n’est pas un privilège attaché aux nombres ou aux idées que vous appelez intellectuelles de fournir des propositions auxquelles on acquiesce infailliblement, dès qu’on les entend. On en rencontre aussi dans la physique et dans toutes les autres sciences, et les sens même en fournissent. Par exemple, cette proposition : deux corps ne peuvent pas être en un même lieu à la fois, est une vérité dont on n’est pas autrement persuadé que des maximes suivantes : Il est impossible qu’une chose soit et ne soit pas en même temps ; le blanc n’est pas le rouge ; le carré n’est pas un cercle ; la couleur jaune n’est pas la douceur.

Théophile. Il y a de la différence entre ces propositions. La première, qui prononce que la pénétration des corps est impossible, a besoin de preuve. Tous ceux qui croient des condensations et des raréfactions véritables et prises à la rigueur, comme les péripatéticiens et feu Monsieur le chevalier Digby, la rejettent en effet ; sans parler des chrétiens, qui croient la plupart que le contraire, savoir la pénétration des dimensions, est possible à Dieu. Mais les autres propositions sont identiques, ou peu s’en faut, et les identiques ou immédiates ne reçoivent point de preuve. Celles qui regardent ce que les sens fournissent, comme celle qui dit que la couleur jaune n’est pas la douceur, ne font qu’appliquer la maxime identique générale à des cas particuliers.

Philalèthe. Chaque proposition qui est composée de deux différentes idées dont l’une est niée de l’autre, par exemple que le carré n’est pas un cercle, qu’être jaune n’est pas être doux, sera aussi certainement reçue comme indubitable, dès qu’on en comprendra les termes, que cette maxime générale : il est impossible qu’une chose soit et ne soit pas en même temps.

Théophile. C’est que l’une (savoir la maxime générale) est le principe, et l’autre (c’est-à-dire la négation d’une idée d’une autre opposée) en est l’application.

Philalèthe. Il me semble plutôt que la maxime dépend de cette négation, qui en est le fondement ; et qu’il est encore plus aisé d’entendre que ce qui est la même chose n’est pas différent, que la maxime qui rejette les contradictions. Or, à ce compte, il faudra qu’on reçoive pour vérités innées un nombre infini de propositions de cette espèce qui nient une idée de l’autre, sans parler des autres vérités. Ajoutez à cela qu’une proposition ne pouvant être innée, à moins que les idées dont elle est composée ne le soient, il faudra supposer que toutes les idées que nous avons des couleurs, des sons, des goûts, des figures, etc., sont innées.

Théophile. Je ne vois pas bien comment ceci : ce qui est la même chose n’est pas différent, soit l’origine du principe de contradiction, et plus aisé ; car il me paraît qu’on se donne plus de liberté en avançant qu’A n’est point B qu’en disant qu’A n’est point non-A. Et la raison qui empêche A d’être B est que B enveloppe non-A. Au reste cette proposition : le doux n’est pas l’amer, n’est point innée, suivant le sens que nous avons donné à ce terme de vérité innée. Car les sentiments du doux et de l’amer viennent des sens externes. Ainsi c’est une conclusion mêlée (hybrida conclusio), où l’axiome est appliqué à une vérité sensible. Mais quant à cette proposition : le carré n’est pas un cercle, on peut dire qu’elle est innée, car en l’envisageant, on fait une subsomption ou application du principe de contradiction à ce que l’entendement fournit lui-même, dès qu’on s’aperçoit que ces idées qui sont innées renferment des notions incompatibles.

§ 19. Philalèthe. Quand vous soutenez que ces propositions particulières et évidentes par elles-mêmes, dont on reconnaît la vérité dès qu’on les entend prononcer (comme que le vert n’est pas le rouge), sont reçues comme des conséquences de ces autres propositions plus générales, qu’on regarde comme autant de principes innés, il semble que vous ne considérez point, Monsieur, que ces propositions particulières sont reçues comme des vérités indubitables de ceux qui n’ont aucune connaissance de ces maximes plus générales.

Théophile. J’ai déjà répondu à cela ci-dessus : On se fonde sur ces maximes générales, comme on se fonde sur les majeures, qu’on supprime lorsqu’on raisonne par enthymèmes : car quoique bien souvent on ne pense pas distinctement à ce ce qu’on fait en raisonnant, non plus qu’à ce qu’on fait en marchant et en sautant, il est toujours vrai que la force de la conclusion consiste en partie dans ce qu’on supprime et ne saurait venir d’ailleurs, ce qu’on trouvera quand on voudra la justifier.

§. Philalèthe. Mais il semble que les idées générales et abstraites sont plus étrangères à notre esprit que les notions et les vérités particulières : donc ces vérités particulières seront plus naturelles à l’esprit que le principe de contradiction, dont vous voulez qu’elles ne soient que l’application.

Théophile. Il est vrai que nous commençons plutôt de nous apercevoir des vérités particulières, comme nous commençons par les idées plus composées et plus grossières : mais cela n’empêche point que l’ordre de la nature ne commence par le plus simple, et que la raison des vérités plus particulières ne dépende des plus générales, dont elles ne sont que les exemples. Et quand on veut considérer ce qui est en nous virtuellement et avant toute aperception, on a raison de commencer par le plus simple. Car les principes généraux entrent dans nos pensées, dont ils font l’âme et la liaison. Ils y sont nécessaires comme les muscles et les tendons le sont pour marcher, quoiqu’on n’y pense point. L’esprit s’appuie sur ces principes à tous moments, mais il ne vient pas si aisément à les démêler et à se les représenter distinctement et séparément, parce que cela demande une grande attention à ce qu’il fait, et la plupart des gens peu accoutumés à méditer n’en ont guère. Les Chinois n’ont-ils pas comme nous des sons articulés ? et cependant, s’étant attachés à une autre manière d’écrire, ils ne se sont pas encore avisés de faire un alphabet de ces sons. C’est ainsi qu’on possède bien des choses sans le savoir.

§ 21. Philalèthe. Si l’esprit acquiesce si promptement à certaines vérités, cela ne peut-il point venir de la considération même de la nature des choses, qui ne lui permet pas d’en juger autrement, plutôt que de ce que ces propositions sont gravées naturellement dans l’esprit ?

Théophile. L’un et l’autre est vrai. La nature des choses et la nature de l’esprit y concourent. Et puisque vous opposez la considération de la chose à l’aperception de ce qui est gravé dans l’esprit, cette objection même fait voir, Monsieur, que ceux dont vous prenez le parti n’entendent par les vérités innées que ce qu’on approuverait naturellement comme par instinct et même sans le connaître que confusément. Il y en a de cette nature et nous aurons sujet d’en parler. Mais ce qu’on appelle la lumière naturelle suppose une connaissance distincte, et bien souvent la considération de la nature des choses n’est autre chose que la connaissance de la nature de notre esprit et de ces idées innées, qu’on n’a point besoin de chercher au-dehors. Ainsi j’appelle innées les vérités qui n’ont besoin que de cette considération pour être vérifiées. J’ai déjà répondu, § 5, à l’objection, § 22, qui voulait que lorsqu’on dit que les notions innées sont implicitement dans l’esprit, cela doit signifier seulement qu’il a la faculté de les connaître ; car j’ai fait remarquer qu’outre cela, il a la faculté de les trouver en soi, et la disposition à les approuver quand il y pense comme il faut.

§ 23. Philalèthe. Il semble donc que vous voulez, Monsieur, que ceux à qui on propose ces maximes générales pour la première fois n’apprennent rien qui leur soit entièrement nouveau. Mais il est clair qu’ils apprennent premièrement les noms, et puis les vérités et même les idées dont ces vérités dépendent.

Théophile. Il ne s’agit point ici des noms, qui sont arbitraires en quelque façon, au lieu que les idées et les vérités sont naturelles. Mais quant à ces idées et vérités, vous nous attribuez, Monsieur, une doctrine dont nous sommes fort éloignés, car je demeure d’accord que nous apprenons les idées et les vérités innées, soit en prenant garde à leur source, soit en les vérifiant par l’expérience. Ainsi je ne fais point la supposition que vous dites, comme si, dans le cas dont vous parlez, nous n’apprenions rien de nouveau. Et je ne saurais admettre cette proposition : tout ce qu’on apprend n’est pas inné. Les vérités des nombres sont en nous, et on ne laisse pas de les apprendre, soit en les tirant de leur source lorsqu’on les apprend par raison démonstrative (ce qui fait voir qu’elle sont innées), soit en les éprouvant dans des exemples comme font les arithméticiens vulgaires, qui faute de savoir les raisons n’apprennent leurs règles que par tradition, et tout au plus, avant que de les enseigner, ils les justifient par l’expérience, qu’ils poussent aussi loin qu’ils jugent à propos. Et quelquefois même un fort habile mathématicien, ne sachant point la source de la découverte d’autrui, est obligé de se contenter de cette méthode de l’induction pour l’examiner ; comme fit un célèbre écrivain à Paris, quand j’y étais, qui poussa assez loin l’essai de mon tétragonisme arithmétique, en le comparant avec les nombres de Ludolphe, croyant y trouver quelque faute : et il eut raison de douter jusqu’à ce qu’on lui en communiquât la démonstration, qui nous dispense de ces essais, qu’on pourrait toujours continuer sans être jamais parfaitement certain. Et c’est cela même, savoir l’imperfection des inductions, qu’on peut encore vérifier par les instances de l’expérience. Car il y a des progressions où l’on peut aller fort loin avant que de remarquer les changements et les lois qui s’y trouvent.

Philalèthe. Mais ne se peut-il point que non seulement les termes ou paroles dont on se sert, mais encore les idées, nous viennent de dehors ?

Théophile. Il faudrait donc que nous fussions nous-mêmes hors de nous, car les idées intellectuelles ou de réflexion sont tirées de notre esprit. Et je voudrais bien savoir comment nous pourrions avoir l’idée de l’être, si nous n’étions des êtres nous-mêmes, et ne trouvions ainsi l’être en nous.

Philalèthe. Mais que dites-vous, Monsieur, à ce défi d’un de mes amis ? Si quelqu’un, dit-il, peut trouver une proposition dont les idées soient innées, qu’il me la nomme, il ne saurait me faire un plus grand plaisir.

Théophile. Je lui nommerais les propositions d’arithmétique et de géométrie, qui sont toutes de cette nature, et en matière des vérités nécessaires, on n’en saurait trouver d’autres.

§ 25. Philalèthe. Cela paraîtra étrange à bien des gens. Peut-on dire que les sciences les plus difficiles et les plus profondes sont innées ?

Théophile. Leur connaissance actuelle ne l’est point, mais bien ce qu’on peut appeler la connaissance virtuelle, comme la figure tracée par les veines du marbre est dans le marbre, avant qu’on les découvre en travaillant.

Philalèthe. Mais est-il possible que des enfants recevant des notions qui leur viennent au dehors, et y donnant leur consentement, n’aient aucune connaissance de celles qu’on suppose être innées avec eux et faire comme partie de leur esprit, où elles sont, dit-on, empreintes en caractères ineffaçables, pour servir de fondement ? Si cela était, la nature se serait donné de la peine inutilement, ou du moins elle aurait mal gravé ces caractères, puisqu’ils ne sauraient être aperçus par des yeux qui voient fort bien d’autres choses.

Théophile. L’aperception de ce qui est en nous dépend d’une attention et d’un ordre. Or non seulement il est possible, mais il est même convenable que les enfants aient plus d’attention aux notions des sens, parce que l’attention est réglée par le besoin. L’événement cependant fait voir dans la suite que la nature ne s’est point donné inutilement la peine de nous imprimer les connaissances innées, puisque sans elles il n’y aurait aucun moyen de parvenir à la connaissance actuelle des vérités nécessaires dans les sciences démonstratives, et aux raisons des faits ; et nous n’aurions rien au-dessus des bêtes.

§ 26. Philalèthe. S’il y a des vérités innées, ne faut-il pas qu’il y ait des pensées innées ?

Théophile. Point du tout, car les pensées sont des actions, et les connaissances ou les vérités, en tant qu’elles sont en nous, quand même on n’y pense point, sont des habitudes ou des dispositions ; et nous savons bien des choses auxquelles nous ne pensons guère.

Philalèthe. Il est bien difficile de concevoir qu’une vérité soit dans l’esprit, si l’esprit n’a Jamais pensé à cette vérité.

Théophile. C’est comme si quelqu’un disait qu’il est difficile de concevoir qu’il y a des veines dans le marbre avant qu’on les découvre. Il semble aussi que cette objection approche un peu trop de la pétition de principe. Tous ceux qui admettent des vérités innées, sans les fonder sur la réminiscence platonicienne, en admettent auxquelles on n’a pas encore pensé. D’ailleurs ce raisonnement prouve trop : car si les vérités sont des pensées, on sera privé non seulement des vérités auxquelles on n’a jamais pensé, mais encore de celles auxquelles on a pensé et auxquelles on ne pense plus actuellement ; et si les vérités ne sont pas des pensées, mais des habitudes et aptitudes, naturelles ou acquises, rien n’empêche qu’il y en ait en nous auxquelles on n’ait jamais pensé ni ne pensera jamais.

§ 27. Philalèthe. Si les maximes générales étaient innées, elles devraient paraître avec plus d’éclat dans l’esprit de certaines personnes, où cependant nous n’en voyons aucune trace ; je veux parler des enfants, des idiots et des sauvages : car de tous les hommes ce sont ceux qui ont l’esprit le moins altéré et corrompu par la coutume et par l’impression des opinions étrangères.

Théophile. Je crois qu’il faut raisonner tout autrement ici. Les maximes innées ne paraissent que par l’attention qu’ on leur donne ; mais ces personnes n’en ont guère, ou l’ont pour tout autre chose. Ils ne pensent presque qu’aux besoins du corps ; et il est raisonnable que les pensées pures et détachées soient le prix des soins plus nobles. Il est vrai que les enfants et les sauvages ont l’esprit moins altéré par les coutumes, mais ils l’ont aussi moins élevé par la doctrine, qui donne de l’attention. Ce serait quelque chose de bien peu juste, que les plus vives lumières dussent mieux briller dans les esprits qui les méritent moins et qui sont enveloppés des plus épais nuages. Je ne voudrais donc pas qu’on fit trop d’honneur à l’ignorance et à la barbarie, quand on est aussi savant et aussi habile que vous l’êtes, Philalèthe, aussi bien que votre excellent auteur ; ce serait rabaisser les dons de Dieu. Quelqu’un dira que plus on est ignorant, plus on approche de l’avantage d’un bloc de marbre, ou d’une pièce de bois, qui sont infaillibles et impeccables. Mais par malheur ce n’est pas en cela qu’on y approche ; et tant qu’on est capable de connaissance, on pèche en négligeant de l’acquérir, et on manquera d’autant plus aisément qu’on est moins instruit.

  1. Malebranche, dont la Recherche de la Vérité parut en 1674
  2. Gassendi (1592-1655) défendit l'épicurisme, en particulier dans son ouvrage : Syntagma philosophiæ Epicuri.
  3. François Brnier, philosophe et voyageur se fit connaître surtout dans son ouvrage, en huit volumes intitulé Abrégé de la philosophie de Gassendi.
  4. Lady Masham fut une des amies les plus fidèles de Locke. Leibniz reçut d'elle l'ouvrage de son père : Systema intellectuale hujus universi.
  5. Ralph Cudworth, philosophe platonicien et latitudinaire, défendit le théisme dans : le Vrai système intellectuel ; Londres, 1678.