Nouveaux Contes d’Andersen/Les Coureurs

Traduction par David Soldi, De Gramont.
Nouveaux Contes d’AndersenHetzel (p. 287-291).


LES COUREURS


L’académie des animaux avait proposé deux prix, un premier et un second, non pour ceux qui courraient le plus rapidement et arriveraient les premiers à un but donné, mais pour ceux qui, dans le courant d’une année ,auraient parcouru le plus de chemin.

Le lièvre eut le premier prix, le colimaçon le second.

— Ce n’est que justice, dit le lièvre, car mes meilleurs amis faisaient partie de la commission et l’on n’a pas des amis pour rien ; mais je ne comprends pas qu’on ait décerné le second prix au colimaçon ; en vérité, j’en suis outré.

— Vous avez tort, répondit un poteau qui avait assisté à la distribution des prix, car on a eu égard non-seulement à la longueur du chemin, mais encore à la persévérance et aux circonstances. Il est vrai que le colimaçon a mis six mois à franchir le seuil de la porte ; mais, dans son ardeur, car.il en a déployé beaucoup, il s’est cassé la cuisse. La seule préoccupation de sa vie était de courir, et il a couru malgré le poids de sa maison qu’il porte constamment sur son dos, ce qui augmente les difficultés. Il me semble que son zèle est méritoire ; c’est pourquoi on lui a donné le second prix.

— Si l’on m’avait admise au concours, dit l’hirondelle, il n’y a aucun doute que j’eusse gagné le premier prix ; jamais personne n’est allé aussi loin que moi ; je suis allée si loin, si loin…

— Si loin qu’on ne vous voyait plus, et c’est là votre défaut, interrompit le poteau ; vous êtes toujours en mouvement : à peine le froid commence-t-il à se faire sentir, vite vous partez vers un autre climat ; vous n’avez pas de patriotisme, on a bien fait de vous exclure. !

— Si j’avais passé tout l’hiver à dormir dans les roseaux d’un marais, j’aurais donc pu me faire admettre ?

— Je le pense ; mais, comme on connaît vos penchants, il aurait fallu fournir un certificat comme quoi, pour ne pas quitter le pays, vous aviez bien réellement préféré ce sommeil froid et malsain à vos vagabondages’ et à vos ébats habituels.

— Si bonne justice avait été faite, dit le colimaçon, la commission m’aurait décerné le premier prix au lieu du second. Le lièvre n’a couru que poussé par sa poltronnerie qui lui faisait prendre la fuite à la moindre apparence de danger ; moi, au contraire, j’avais fait de cette question le problème de ma vie, et je me suis estropié chemin faisant. Certes, j’ai mérité le premier prix ; mais je n’aime pas à faire des embarras, c’est trop au-dessous de moi.

Et, ce disant, il cracha avec dédain.

— La commission, remarqua une vieille borne qui en avait fait partie, a procédé avec sagesse et justice à la fois ; je saurai prendre sa défense contre tous, ceux qui l’attaqueront. J’ai pour habitude de n’agir qu’avec réflexion et calcul. Onze fois déjà, j’ai eu l’honneur de siéger parmi les membres de la commission, sans que mon opinion ait prévalu ; mais, aujourd’hui, tous mes collègues se sont rangés à mon avis. Aussi reposait-il sur un système infaillible, ainsi que vous allez voir. Lorsqu’il s’est agi du premier prix, j’ai suivi les lettres de l’alphabet en commençant par a, jusqu’à la douzième, par la raison que c’était la douzième fois que je faisais partie de la commission ; je suis arrivée ainsi à lettre l, qui désignait le lièvre incontestablement : c’est donc à lui que j’ai décerné ce prix. Lorsqu’il s’est agi du second, j’ai pris au contraire l’alphabet à rebours, et, m’arrêtant à la troisième lettre, parce que nous étions le 3 du mois, j’ai trouvé un c, première lettre du nom de colimaçon, lequel, en conséquence, avait mérité le second prix.

La prochaine fois, la lettre m aura le premier prix, et j’adjugerai le second d’après le chiffre du jour où nous nous trouverons : mettons, par exemple, que la distribution ait lieu le 20 du mois, ce sera la tortue qui obtiendra le deuxième prix. En tout, il faut de l’ordre et de la méthode, et jamais je ne dévierai d’un si judicieux système.

— Si ma dignité de juge ne s’y était pas opposée, dit le mulet, je me serais donné le premier prix à moi-même. Il ne suffit pas de prendre en considération la vitesse et le zèle des concurrents, il y a encore une qualité qui doit peser dans la balance, et qui, malheureusement, passe souvent inaperçue ; je ne veux pas parler de l’intelligence avec laquelle le lièvre sait diriger sa fuite, en sautant à droite et à gauche pour dépister ses persécuteurs ; non, c’est sur sa beauté que je prétends appeler l’attention. J’ai constaté en lui cette qualité avec un plaisir extraordinaire ; j’ai admiré surtout ses oreilles longues et gracieuses, et, en pensant à la ressemblance que je devais avoir avec lui pendant ma jeunesse, j’ai décidé dans ma conscience qu’il était digne du premier prix.

— Voulez-vous me permettre une légère observation ? — Ainsi s’exprima une mouche, qui désirait prendre part aux débats. — Malgré ma petitesse, j’ose affirmer que je l’ai emporté sur plus d’un lièvre ; avant-hier, j’ai même cassé les deux pattes de derrière d’un lapereau ; j’étais assise sur un wagon de chemin de fer, l’animal ne me vit pas arriver avec le convoi et je l’estropiai en passant. Je pense que cette victoire en vaut bien une autre ; mais je ne demande pas de prix pour cela.

— Il me semble, dit une églantine, qui, par modestie, gardait trop souvent son avis pour elle, il me semble que les rayons du soleil auraient dû remporter à la fois le premier et le second prix. En un clin d’œil, ils arrivent jusqu’à nous, et leur puissance échauffe et anime toute la nature. C’est leur éclat qui fait rougir les roses, dont ils boivent et répandent dans l’air les suaves émanations. Et dire que personne, dans la commission, n’a songé même à réclamer pour eux ; vraiment, si j’étais le soleil, je donnerais à tous les juges une preuve de ma force en leur troublant un peu la cervelle. Mais vous me direz qu’ils ne l’ont déjà pas trop saine. Enfin, coutinua l’églantine, je laisse dire et faire les autres. Pour moi, j’admire la beauté de ma forêt. Je suis heureuse de vivre et de fleurir au milieu de la poésie des champs ; et je rends grâce aux rayons du soleil que je regarde comme la suprême merveille de la nature et le plus grand bienfait de Dieu.

En ce moment, survint un ver de terre, qui s’était levé trop tard pour assister au concours.

— En quoi consiste le premier prix ? demanda-t-il.

— On a son entrée libre dans un potager planté de choux, répondit le mulet. C’est moi qui ai proposé cela ; rien ne pouvait mieux convenir au lièvre et à son instinct. Le colimaçon a reçu, lui, le droit de s’établir sur un vieux mur, d’y humer les rayons du soleil et d’y montrer ses cornes tout à son aise. De plus, il a été nommé juge, en considération de son infirmité, et, grâce à l’expérience dont elle témoigne, il rendra de grands services à la commission. Il faut espérer que la prudente activité et l’ingénieux discernement de notre académie amèneront des résultats de plus en plus heureux. Nous avons admirablement commencé.

— Bon, dit le ver de terre en s’en allant, j’ai aussi mon entrée libre dans tous les potagers possibles ; et, quant aux vieux murs, je n’en use pas : j’ai bien fait de ne pas me fatiguer à disputer ces prix.