Nouveaux Contes d’Andersen/Le Maréchal ferrant d’Interbogk


LE MARÉCHAL FERRANT D’INTERBOGK


Dans la petite ville d’Interbogk, vivait autrefois un maréchal ferrant, du nom de maître Jean, dont souvent, en Allemagne, grands et petits, jeunes et vieux, se plaisent à raconter une aventure bizarre.

Il fut élevé par son père avec sévérité, tenu de bien travailler et d’observer les commandements de Dieu, et, étant devenu habile dans son art, il fit plus tard de longs voyages où il se distingua par sa force et son intrépidité. Un jour, il rencontra un savant chimiste qui le prit en affection et lui communiqua le secret de préparer une teinture ayant la qualité merveilleuse de rendre l’acier impénétrable. Dès ce jour, il quitta son état, se revêtit d’un casque et d’une armure, et, après plusieurs exploits signalés, il entra au service de l’empereur Frédéric II, surnommé Barberousse, qu’il suivit dans ses expéditions en Italie. La part qu’il reçut du butin composa une véritable richesse, et lorsque l’empereur fut mort, las de guerroyer, notre héros retourna dans sa ville natale, où il reprit son ancien état de maréchal ferrant.

Subissant plusieurs fois les variations de la fortune, maître Jean arriva à l’âge de cent ans, prenant le temps comme il venait, le mal avec le bien. Un jour, qu’il était assis dans son jardin sous un grand poirier, un petit bonhomme, tout habillé de gris et monté sur un âne, vint à passer. Le maréchal, qui l’avait déjà rencontré autrefois, l’invita à se reposer et à se rafraîchir, puis il ferra l’âne sans vouloir accepter la récompense que le bonhomme lui offrait.

— Puisque vous refusez mon argent, dit alors le voyageur, je vous accorde l’accomplissement de trois vœux ; mais surtout n’oubliez pas de désirer ce qu’il y a de mieux.

Le vieillard réfléchit un instant et répondit :

— J’affectionne singulièrement ce grand poirier ; mais, la nuit, des maraudeurs y montent et en mangent les fruits. Je voudrais que nul ne pût en descendre sans ma permission.

L’homme gris secoua la tête et attendit le second vœu.

— Je voudrais ensuite, continua le maréchal ferrant, que personne ne pût entrer dans ma chambre contre ma volonté, à moins que ce ne soit par le trou de la serrure. Déjà deux fois j’ai été dévalisé par des voleurs ; de cette manière, je saurais les éviter.

— N’oublie pas ce qu’il y a de mieux ! reprit l’autre d’un air grave, et maître Jean fit son troisième vœu.

— Ce qu’il y a de mieux, c’est un bon petit verre de vin vieux ; je voudrais donc que cette gourde fût toujours pleine.

— Que tes vœux soient exaucés ! dit le bonhomme gris en montant sur son âne ; mais, avant de partir, il toucha de son bâton quelques barres de fer étendues à terre près de la forge. Une minute après, ces barres s’étaient changées en argent pur.

Jouissant de cette nouvelle richesse, le maréchal vécut longtemps joyeux et content, faisant bonne chère et buvant à longs traits le contenu de sa gourde qui ne désemplissait jamais. C’était pour lui comme un élixir de longue vie ; car, malgré son âge avancé, il ne semblait pas encore penser à mourir.

Cependant, la Mort, qui l’avait si longtemps oublié, vint un beau jour frapper à sa porte. Le maréchal paraissait disposé à la suivre ; mais, avant de faire ce dernier voyage, il pria la Mort de monter sur le poirier et de lui cueillir quelques poires pour qu’il pût se rafraîchir chemin faisant, lui-même étant trop vieux pour y monter. La Mort se prêta à son désir et grimpa sur l’arbre ; mais dès qu’elle y fut, le vieillard s’écria :

— Reste où tu es ! — car il n’avait nullement envie de mourir.

La Mort resta donc sur l’arbre dont elle mangea toutes les poires, et, lorsqu’il n’y en eut plus, torturée par la faim, elle se mit à se dévorer elle-même ; c’est ainsi qu’elle est devenue un si affreux squelette. Cependant personne ne mourait plus sur la terre, ni les hommes, ni les animaux, et il en résultait tant de misère que le maréchal proposa à la Mort de lui rendre la liberté si elle voulait le laisser tranquille. Elle y consentit, puis elle s’envola, furieuse, et se mit à ravager la terre d’une manière épouvantable.

Ne pouvant elle-même tirer vengeance de maître Jean, la Mort s’adressa au diable qu’elle pria d’emporter le maréchal ferrant. Satan se mit en route et se dirigea vers la demeure du centenaire. Mais celui-ci, sentant l’odeur du soufre approcher, rentra promptement dans sa chambre avec ses quatre ouvriers, ferma soigneusement la porte et déploya l’orifice d’un gros sac devant le trou de la serrure. Messire Satan, ne pouvant passer ailleurs que par ce trou, fut ainsi pris dans le sac ; et, après l’y avoir bien serré et enfermé, le maréchal et ses compagnons le portèrent sur l’enclume, prirent les plus lourds marteaux de la forge et se mirent à taper dessus de toutes leurs forces. Le malheureux diable criait, hurlait, jurait et se débattait en promet tant de ne plus jamais revenir, mais ils ne le lâchèrent qu’après avoir rendu son corps aussi tendre qu’un rôti de porc sortant du four.

Maître Jean vécut ensuite quelques années tranquillement ; mais voyant tous ses amis et toutes ses connaissances mourir et lui seul rester, la vie commença enfin à lui être à charge. Il prit donc un jour le parti de quitter la terre, se rendit au ciel et frappa modestement à la porte du paradis. Saint Pierre, le gardien, regarda par le guichet pour voir qui c’était ; il reconnut immédiatement le centenaire, qui, saisi d’étonnement, reconnut de son côté la tête vénérable du petit bonhomme gris qui lui avait accordé les trois souhaits.

— Retire-toi, dit le saint, le ciel est fermé pour toi ; tu as oublié de souhaiter ce qu’il y a de mieux : le salut éternel ; et là-dessus le maréchal ferrant se retira.

Mécontent et confondu, le vieillard redescendit sur la terre ; mais le séjour lui en était devenu insupportable et il essaya de chercher un refuge dans l’enfer.

Le chemin fut d’abord difficile à trouver ; cependant il mit bientôt pied sur la bonne route qui était large, unie et fréquentée par une foule considérable.

Arrivé à la porte, il saisit l’anneau et frappa un coup vigoureux. Le diable entr’ouvrit pour voir qui c’était ; mais, dès qu’il eut aperçu le maréchal d’Interbogk, il referma la porte en poussant un cri épouvantable, et appela tous ses valets pour mettre l’enfer en état de défense. Grande fut la perplexité de maître Jean ; cependant il prit bientôt son parti et partit pour les ruines du château de Kiffhauser où il avait entendu dire que l’empereur Frédéric Barberousse, avec son armée, était condamné à attendre le grand jour de la délivrance de l’Allemagne.

Le vieillard y trouva, en effet, Barberousse, qui le revit avec plaisir et lui demanda immédiatement s’il avait vu les corbeaux voltiger sur les ruines. Maître Jean répondit que oui, et l’empereur, à cette réponse, poussa un profond soupir. — Suivant la tradition, le jour de la délivrance n’arrivera que lorsque les corbeaux auront cessé de voler autour des ruines et que le vieux poirier desséché, planté sur le champ voisin, se couvrira de fleurs et de fruits. — Ce jour-là, l’empereur sortira des ruines avec toute son armée et suspendra son bouclier à l’arbre en fleurs, afin d’annoncer le grand moment à l’Allemagne.

En attendant, maître maréchal ferrant tient compagnie à Frédéric Barberousse, et s’amuse parfois à ferrer les chevaux de sa suite.

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