Nouveau Dictionnaire de la langue française de Dochez/Avertissement de l'auteur

AVERTISSEMENT DE L’AUTEUR

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Depuis près de cinquante ans les dictionnaires se succèdent avec une rapidité remarquable, et chacun d’eux se flatte de l’emporter sur ses devanciers par le nombre de mots qu’il a consignés dans ses colonnes : il en résulte que si ces promesses étaient sérieuses, c’est-à-dire si la nomenclature donnait la mesure exacte des progrès de la langue, nos acquisitions dans le domaine des idées seraient hors de toute proportion avec nos conquêtes antérieures. Il ne faut croire ni à tant de richesses dans le présent ni à tant de misère dans le passé, car l’influence de notre idiome date de loin : son antique domination est attestée par les chants héroïques répétés au moyen âge sur tous les points de l’Eùrope, par l’emploi qu’en faisaient des voyageurs tels que Marco Polo, des politiques tels que Brunetto Latini. Il a suivi une série de développements plus ou moins sensibles il est vrai, mais qui tous, malgré certaines dérivations,. peuvent se rattacher au même point de départ et être ramenées à quelques lois générales. Il n’y a donc rien à dédaigner dans notre langue ; il faut savoir l’étudier à ses différentes phases, la suivre dans ses mouvements plus ou moins brusques, dans ses transformations plus ou moins heureuses. C’est la statistique de ces situations diverses et successives que nous avons voulu dresser. Nous avons réuni des travaux spéciaux, partiels, épars ; nous les avons coordonnés, soumis à un plan général, afin de populariser des connaissances réservées autrefois aux érudits, en nous conformant toutefois à l’ancien ordre alphabétique. Nous prenons donc la nomenclature actuelle, celle des lexiques le plus généralement acceptés, et à chaque mot nous demandons son origine, l’époque de son introduction dans la langue, le rôle qu’il y a joué avant celui dont il est maintenant en possession, les combinaisons dans lesquelles il est entré. La reconnaissance n’est pas toujours facile à faire. Tous les peuples qui se sont succédé ou qui ont coexisté sur le sol de notre pays, Celtes, Phéniciens, Grecs, Latins, Germains, ont apporté leur part contributive ; mais le tout a été façonné par la main de Rome, dont l’empreinte a laissé des traces si profondes, qu’après la décomposition de l’idiome officio-synthétique, la domination, resta encore au plat, latin du moyen âge. Les désinences latines, les cas bien ou mal appliqués déguisèrent encore les mots celtiques qui reparaissaient et les mots des nouveaux conquérants venus du Nord. Il faut donc dégager les éléments de cette enveloppe, souvent adhérente, et il est impossible d’y parvenir si l’on ne suit l’orthographe dans ses changements successifs, en remontant à l’origine : ainsi guetter s’est écrit gaiter ; au quinzième siècle, waiter, dans le roman de Rou, du douzième, l’on arrivé à wait, germanique ; ici le mot modernes se trouve ramené au mot ancien par des intermédiaires, et la transformation, si complète au premier aspect, se fait accepter, au moyen de transformations partielles. L’étymologie ainsi


traitée n’a plus rien d’arbitraire et de conjectural ; elle s’appuie sur l’histoire et sur la logique.

Pour la signification, nous descendons au contraire du point de départ à l’acception présente, en marquant les dates approximatives pour les temps anciens, et pour les époques plus rapprochées, en citant des exemples où la phrase peut être comprise de tous les lecteurs. Cette gradation offre également l’avantage de justifier les modifications, de préparer et faciliter les définitions ; aussi celles-ci termineront-elles chaque article. A la suite de chacun des mots composant la nomenclature, s’ouvrira une parenthèse dans laquelle seront comprises l’étymologie graduée, puis l’emploi successif, enfin la définition. Un avertissement spécial explique les divers signes typographiques employés pour ces distinctions.

Si notre langue, complexe dans ses éléments, est néo-latine par la loi de son développement, en parcourant ses productions de tous les siècles, on sent que ce qui l’anime, c’est l’esprit gaulois, esprit qui éclate aussitôt’que sont tombées les entraves romaines du style impérial et des chroniques ecclésiastiques, qui inspire les fabliaux, conduit la plume de Joinville, de Froissart, si dédaigneux pourtant des vilains, perce dans certaines façons du grand Bossuet et du féodal Saint-Simon, et qui détermine le plus ou moins de popularité de nos écrivains, selon qu’ils lui sont plus ou moins fidèles, ainsi qu’on peut le voir par Villon, Rabelais, Montaigne, la Fontaine, Molière et Paul-Louis Courier. Il s’exprime surtout par les idiotismes et les proverbes, que nous avons aussi rangés chronologiquement sous les mots auxquels ils se rattachent.

Ces dates, fournies par l’histoire d’un mot, servent encore à indiquer le mouvement des idées, le progrès ou le déclin des institutions, les fluctuations de l’opinion, les phases même de la civilisation.

Citons-en quelques exemples :

Baro, dans Cicéron, signifie lourd, stupide ; dans le scholiaste de Perse, c’est un goujat d’armée ; dans la loi salique, c’est le mâle, aut baro, aut fœmina ; dans les poèmes du cycle carlovingien, baron, c’est l’homme vaillant et fort, le chevalier combattant en champ clos ; plus tard, c’est le guerrier de la race conquérante ; enfin baron n’est plus qu’un titre nobiliaire.

Avant l’ère chrétienne, le barde occupe un rang dans la hiérarchie sacerdotale, ensuite il chante les héros ; au quatrième siècle après Jésus-CBrist, il enflamme la résistance des Gallois contre les Saxons ; au dixième, il occupe encore une place honorable ; mais au quatorzième, c’est un ménestrel, un parasite. La mystification de Macpherson le releva pour un instant à la fin du dix-huitième. Aujourd’hui c’est un terme de dérision.

Vassal, dans la chanson de Rolland, du onzième siècle, s’applique à Charlemagne. On sait que les feudistes lui donnent un tout autre sens.

Ville-Hardouin, au commencement du treizième siècle, appelle le fils de l’empereur de Constantinople un jeune valet. Après une certaine période ce terme ne s’applique qu’à un bas serviteur.

Catholique signifiait universel dans le sens ecclésiastique. Sous les dernjers Vallois il commence à être employé pour désigner une certaine excellence, une certaine légitimité : c’est le résultat des guerres religieuses. Aujourd’hui cette expression est une de nos locutions les plus usitées.

Bienfaisance est dû à l’abbé de Saint-Pierre.

Immoral figure pour la première fois dans l’édition de 1798 du Dictionnaire de l’Académie.

Languissament, appliqué à l’expression tendre des regards, apparaît dans l’édition de 1740 ; il est de madame de Tencin.

Naïveté est de la même époque.

Géneraliser, dans le sens intellectuel, ne vient qu’après la publication de l’Encyclopédie.

Se populariser est consigné dans le Supplément à l’édition de 1798 ; c’est un des mots produits par la révolution.

Les dates marquent aussi avec précision l’influence étrangère, par les importations faites dans la langue, comme on en signale au temps des croisades par les Arabes, sous les Valois par les Italiens, de nos jours par l’anglomanie.

Ce n’est pas tout : une fois devenus parties intégrantes de la langue, les mots, sous le rapport de leur structure et de


leur composition, se divisent encore en primitifs et en dérivés. Cette distribution est indiquée au moyen de signes de rappel ; de la sorte on pourra reconnaître au premier coup d’œil si un mot, créé par extension, est conforme à la loi de génération.

Ce Dictionnaire offre donc :

1° L’étymologie appuyée sur la logique et sur l’histoire ;

2° L’emploi des mots par époques, leurs modifications successives ;

3° Les idiotismes rangés chronologiquement, avec leurs altérations et leurs développements ;

4° La classification par radicaux et dérivés.

Cest-à-dire que dans un cadre resserré on trouvera l’état civil de la langue reproduit aux principales époques, avec les adjonctions nécessitées par les actes de naissance des nouveaux membres de la grande famille.

Nous avons pour cela compulsé tous les lexiques, depuis le commepcement du seizième siècle jusqu’à nos jours ; enfin nous avons profité des travaux publiés sur notre vieille langue par des linguistes éminents. Si nous avons tenu compte des vues ingénieuses et systématiques des Diez, des Orelli, des Vapereau, des Fauriel, des Ampère, nous ayons à rendre grâce surtout à des savants plus pratiques, tels que les Francisque Michel, les Pluquet, et particulièrement les Paulin Paris, dont les recherches profondes ont constamment guidé et soutenu notre marche.

DOCHEZ.



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