Nouveau Dictionnaire de la langue française de Dochez/Discours préliminaire

DISCOURS PRÉLIMINAIRE

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Il n’est pas aisé de saisir la langue française dans son origine, dans ses transformations, dans les nombreux incidents de son histoire. Aussi, malgré l’attrait que présentent les recherches philologiques, ne l’a-t-on jamais étudiée d’une manière absolue, générale. Ce n’est pas que nous manquions de bons vocabulaires et de grammairiens recommandables ; il y aurait de l’ingratitude à contester le rare mérite du Dictionnaire français-latin de Robert Estienne, dont on a plus tard reporté l’honneur sur les éditions faiblement augmentées de Jean Nicot ; Richelet et Furetière ont aussi fait preuve d’une savante et laborieuse sagacité[1] ; les arrêts portés par les Vaugelas, les Ménage et les Bouhours sur le bon et le mauvais emploi d’un petit nombre de locutions ont le double avantage d’être excellement écrits et solidement pensés ; enfin, de notre temps, on ne doit guère accorder moins d’autorité aux observations grammaticales de MM, Feydel, Legoarant et Francis Wey. Mais tous ces habiles critiques estiment la valeur des mots à la mesure de leur goût, ou du moins ils se contentent d’invoquer, à l’appui de leur jugement, des exemples récents et pour ainsi dire immédiats. Si l’on excepte le livre publié sur les Variations du langage français et la polémique dont ce livre est devenu l’occasion, nos linguistes ont toujours pensé que, pour décider de la bonne acception des mots, il était parfaitement inutile de remonter aux sources de la langue. A peine si, dans leurs décisions, ils reconnaissent l’influence des révolutions sociales, et s’ils veulent bien constater ce que les terrains précédemment parcourus ont apporté d’éléments nouveaux et de nuances inattendues dans les flots qui coulent devant nos yeux. D’après eux, l’histoire de notre langue commencerait au règne de François Ier et l’on ne doit s’attendre à trouver au delà qu’un idiome informe, tour à tour nourri des miettes quémandées à l’Allemagne, à l’Espagne, à l’Italie. Voltaire n’a-t-il pas cru découvrir que nous baragouinions un jargon, enfant démi-formé des Goths et des Normands ? Aujourd’hui nous connaissons mieux, sans doute, et nous apprécions plus justement les productions de notre Vieille littérature ; nous convenons volontiers que longtemps avant Malherbe nous avions de fort bons poètes, et longtemps avant Villon des romanciers assez habiles ; mais nous manquions d’un travail approfondi sur l’origine des mots consacrés, sur la date de leur introduction, sur leurs acceptions diverses, sur l’idée qu’ils rappelaient autrefois et sur l’idée qu’ils expriment aujourd’hui. C’est un livre de cette nature que le respectable et savant M. Dochez avait entrepris dans sa laborieuse retraite et que nous présentons aujourd’hui au public.

Afin de conserver à ce livre le caractère de précision et de net-


teté qui doit appartenir à tout ce qu’on écrit et ce qu’on dit dans notre pays, il semble à propos de ne pas commencer l’histoire des mots français au delà de leur origine immédiate. Dieu venant du latin Deus, il ne faut pas s’embarrasser l’esprit d’autres recherches pour découvrir si les Latins le recurent des Grecs, et ceux-ci des Hébreux, des Indiens et des Égyptiens. Depuis la grande épreuve philosophique du dix-huitième siècle, on se défie de tous les efforts entrepris pour arriver à l’origine des choses ; et c’est principalement quand on veut suivre la piste des mots jusqu’à leurs premières émanations qu’on est menacé de heurter contre la tour de Babel. Gardons-nous donc bien d’embrasser l’histoire générale de la parole humaine dans un ouvrage qui doit être consacré particulièrement à l’histoire de la langue française ; pour la vie la plus studieuse, la dernière tâche est encore assez longue.

Cette langue est née de l’élocution latine, tout le monde en convient. Une accentuation différente, fondée sur les habitudes d’un idiome antérieur, produisit, à une époque assez rapprochée de la conquête romaine, le dialecte italien, le dialecte» espagnol, le dialecte gallo-franc ou français. Dante, vers les premières années du quatorzième siècle, distinguait ces trois dialectes en langue de si, langue d’oc et langue d’oui (ou d’oil). Ces monosyllabes représentent en effet trois mots latins dont l’acception est parfaitement identique : si est la prononciation moderne de la particule sic ; ou celle d’illud ; oc celle de hoc. Et par cet exemple, décisif, puisqu’il exprima toujours la séparation des trois dialectes romans, on voit déjà qu’ils sont unis en même temps par un lien fraternel et qu’ils dérivent tous les trois directement de la langue latine, leur mère légitime.

Pour arriver à comprendre l’avénement de ces langues néo-latines, il faut admettre que le peuple romain dans le forum, et à plus forte raison les populations provinciales, ne respectaient pas toutes les règles de la syntaxe enseignée par les rhéteurs et justifiée par les écrits des Cicéron, des Salluste et des Virgile. En quoi différait, dans les beaux âges de la latinité, la langue parlée de la langue écrite ou pompeusement déclamée ? voilà ce qu’on ne saurait évaluer aujourd’hui. Seulement, d’après quelques inscriptions tracées par des citoyens assez. mauvais élèves des grammairiens d’Athènes et de Marseille, les unes antérieures à l’ère impériale, les autres contemporaines des Dèce et des Dioclétien, on peut, dès ces temps-là, constater l’usage commun de substituer aux chutes ou changements accidentels de désinence dans les noms et dans les verbes, un plus fréquent emploi des prépositions et des prénoms. Ces prépositions, ces prénoms, appartenaient moins peut-être à la pure élocution que les désinences accidentelles ; mais on en préférait l’usage dans le discours tempéré, pour suppléer à la mollesse qu’on mettait à prononcer les désinences ailleurs que dans les vers, les harangues pompeuses.

Et cette pente, une fois tracée, devint chaque jour plus sensible, jusqu’à ce qu’enfin les langues néo-latines sortirent tout armées, qu’on me passe cette expression ambitieuse, du front de Jupiter Capitolin. Les légions romaines les apportèrent aux Toscans, aux Gaulois, aux Espagnols ; ceux-ci les adoptèrent comme une sorte de consécration de toutes les idées que l’influence romaine faisait pénétrer dans leur intelligence. Mais ils gardèrent quelques expressions qui leur étaient chères ou qui répondaient mieux à ce qu’ils voulaient faire entendre. Et, d’un autre côté, l’accent propre aux soldats ou colons romains se trouva modifié dans leur bouche, même en dépit de leurs efforts, et comme on vient de le dire, d’après les souvenirs invétérés de l’idiome dont ils s’étaient volontairement détachés.

Quand on la rapprochait des langues tudesque, arabe ou celtique, cette nouvelle élocution romaine des Espagnols, des Toscans et des Francs n’était pas distinguée de la langue latine : dans ses rapports avec les livres de grammaire ou de littérature, les émules des anciens rhéteurs la désignèrent comme langue romaine vulgaire, rude ou rustique. Mais c’est à partir seulement du jour où l’on se hasarda à l’écrire et à lui reconnaître les conditions d’un idiome régulier et grammatiçal, qu’on se contenta de l’appeler simplement romane, et qu’il fut estimé possible de traduire en romain ou roman les livres latins.

Les plus anciennes phrases qu’on ait retrouvées jusqu’à présent de la langue latine rustique appartiennent au dialecte espagnol, adopté dans toute la partie méridionale des Gaules. C’est le fameux serment prononcé par Charles le Chauve, comme roi de Bourgogne, en son nom et au nom de ses guerriers, qui tous habitaient les provinces situées au delà de la Loire. Il est de l’année 842 ; toutefois, ce n’est pas, à proprement parler, une œuvre littéraire. Les premières lignes dignes de ce nom sont, dans la même langue d’oc, un fragment de Boèce, et dans la langue d’oui, une hymne de sainte Eulalie, qui ne doit pas être moins ancienne. L’hymne et le Boèce témoignent de l’état des deux langues au onzième siècle, et du plein usage où l’on était alors de faire des vers en français. Mais avant que deux moines obscurs s’avisassent de les composer, il existait nécessairement d’autres ouvrages d’un intérêt plus réel. Telles étaient les chansons d’aventure ou de gestes, qui, pendant plusieurs siècles, tinrent à nos Français lieu de toute histoire et pour ainsi dire de toute littérature.

C’était le dernier écho des traditions historiques et poétiques transportées par les Francs chez les Gallo-Romains ; car il est assez naturel de penser que les bardes germains n’avaient pas tardé à prendre la langue romaine pour interprète de leurs vieilles légendes aussi bien que de leurs idées nouvelles. Ils chantèrent donc en français ce que leurs pères avaient chanté en thiois ; puis, quand l’empereur Charlemagne vit les souvenirs nationaux menacés de perdre ainsi leur forme originale, il ordonna de les placer sous la sauvegarde de l’écriture, Par malheur il était déjà trop tard : les Francs étaient devenus Romains, et le recueil de vers allemands formé sous les yeux de Charlemagne se perdit avant qu’un seul copiste prît soin de le reproduire.

Ces premières chansons néolatines ou françaises durent conserver quelque chose de la précédente forme barbare, par exemple la division en couplets inégaux de vers assonants. Les gestes des Lorrains, d’Auberi le Bourgoin, d’Ogier le Danois et de Renaud de Montauban semblent ainsi venues des forêts de la Germanie. Mais bientôt, aux anciens souvenirs les ménétriers ajoutèrent d’autres récits empruntés, à l’histoire des temps plus rapprochés : sous le nom des hèros consacrés, ils retracèrent les faits nouvellement accomplis ; ou bien, actes et personnages contemporains, ils réfléchirent tout dans leur miroir poétique. Pendant même que les uns donnaient la préférence soit aux souvenirs de la Germanie, soit aux incidents de l’histoire de chaque jour, d’autres allèrent interroger les livres saints et les écrivains de l’antiquité, pour rapporter de cette étude les gestes d’Alexandre le Grand, de Judas Machabée et de Julius César. Habile à tirer d’agréables sons d’un instrument grossier, le jongleur se multipliait dans les comtés, les baronies ; après un instant de prélude, il promettait au cercle des auditeurs un beau récit des plus anciens ou des plus nouveaux, et si l’attention était vivement captivée, il s’arrêtait avec complaisance aux couplets le mieux accueillis, il en variait l’expression, il en répétait le fond sur d’autres rimes.

Dans ces premiers âges littéraires, l’art du déclamateur ou jongleur se confondait ainsi le plus souvent avec l’art du poëte ou trouveur. Les gestes même furent chantées longtemps avant qu’on s’avisât d’en rechercher les manuscrits. La raison en était bien simple : de Charlemagne à Louis le Gros, le nombre des lecteurs était fort rare, et plus rare encore le nombre de ceux qui savaient écrire. Aujourd’hui nous sourions de pitié à l’idée de cette merveilleuse ignorance ; l’écriture était une des bases fondamentales de notre société, nous ne comprenons pas une civilisation provignée sur


d’autres racines ; cependant nos ancêtres, engagés dans une voie que nos regards ne peuvent mesurer, et doués naturellement de facultés analogues à celles dont nous nous glorifions aujourd’hui, distinguaient peut-être des points de vue et des horizons aujourd’hui fermés à notre intelligence et même interdits à notré imagination. Quoi qu’il en soit, avant la première croisade, tout clerc, tout Français mis aux lettres dans son enfance devait choisir entre la Couronne de moine ou l’étole de prêtre ; quant au reste de la nation, c’est-à-dire, aux chevaliers et aux vilains, il leur suffisait de savoir manier l’épée ou la charrue. Ils semaient et combattaient pour les clercs ; les clercs écrivaient et lisaient pour eux.

Cependant une autre tribu partageait avec les clercs le privilége d’agir sur l’imagination, le cœur et la passion des gens du monde. Je veux parler des jongleurs, qui, le plus souvent, étaient des clercs détournés de leur première vocation par un goût prononcé de libertinage, et qu’on désignait volontiers pour cela sous le nom de mauclecrs. De leur séjour dans les écoles épiscopales ou monastiques, ils avaient retiré la science de la lecture et de l’écriture : ils en profitaient pour apprendre ou même composer de grands poëmes. On les recevait alors avec plaisir dans les châteaux, ou les accueillait avec intérêt dans les fêtes publiques. Ils étaient les hérauts, et les historiens de toutes les pompes de la chevalerie ; ils inauguraient, pour ainsi dire, l’investiture ou l’adoubement des hommes d’armes ; ils transmettaient la mémoire des tournois, des pèlerinages et des querelles féodales. Ainsi, pour suppléer à l’ignorance que semblait commander l’exercice constant de l’art militaire, les barons avaient des chapelains pour lire et écrire leurs lettres, des ménétriers pour alimenter chez leurs enfants la passion des armes et pour garder l’honneur de la famille. Chez les Francs, l’orgueil des ancêtres ayant toujours été comme indomptable, de la description des ornements tracés sut les boucliers l’art des jongleurs fit une langue particulière, celle du blason, que nous ne sommes pas encore bien décidés à désapprendre : sur ce point, j’en appelle au sentiment des lecteurs.

Nous comprenons difficilement comment ces jongleurs avaient choisi pour la grande poésie populaire un rhythme lourd et monotone, et comment leurs auditeurs pouvaient supporter ces longs couplets tombant sur la même assonance. Essayons de les justifier. Quant au rhythme, il fut d’abord chez eux plus libre et plus rapide que chez les rapsodes grecs, allemands, indiens : c’était un vers de cinq pieds, marquant l’hémistiche à la quatrième syllabe et permettant l’addition de deux syllabes muettes, l’une à l’hémistiche, l’autre à l’assonance. Le poëte, avant l’époque où ses chants furent écrits, pouvait allonger ou diminuer les mots, modifier leur dernière syllabe et, suivant les besoins du moment, faire parler la voyelle muette ou réduire au silence la consonne finale. Pour l’assonance elle-même, elle ne devint lourde et pénible qu’à partir du jour où l’on s’avisa de la perfectionner : quand les gestes étaient seulement déclamées, quand, personne ne sachant lire, personne ne songeait à demander le livret ou manuscrit, durant cet âge d’or de la ménestraudie, on n’exigeait pas une grande régularité dans la facture des vers ; que le récit fût agréable, que la mesure ne blessât pas des oreilles essentiellement indulgentes, l’œuvre était exécutée dans les règles. La rime exacte est née de l’usage de lire, et avant l’introduction de cet usage, la libre assonance des chansons de gestes offrait au trouvère des ressources qu’on eût alors vainement demandées à tout autre système métrique. Cela est si vrai, qu’encore aujourd’hui les récits burlesques composés par nos paysans dans plusieurs provinces à l’époque joyeuse du carnaval, affectent la forme des gestes primitives ; et c’est en couplets assonants d’une longueur indéterminée que sont livrées à l’hilarité publique les complaintes des maris battus par leurs femmes et autres épopées villageoises.

Les chansons de gestes en vers assonants sont nos plus anciens monuments littéraires et marquent la première époque de la langue française. Composées bien avant le treizième siècle pour le plus grand nombre, elles n’ont d’autre garantie d’authenticité, qu’une tradition orale, nécessairement incomplète ; il va donc sans dire que les manuscrits que nous en conservons, dus à des copistes contemporains de Philippe-Auguste ou de saint Louis, ne représentent pas la véritable date de la rédaction primitive. C’est pourtant quelque chose de posséder des textes du douzième siècle ; et tels qu'ils sont, ces manuscrits doivent paraître d’un prix inestimable. En attendant qu’ils passent de la bibliothèque des curieux dans celles de toutes les classes de littérateurs, nous les recommandons à l'attention particulière des philologues ; car tous les mots admis dans ces vénérables monuments de nos temps héroïques doivent être, par cela seul qu’on les y trouve, proclamés mots français de toute ancienneté, et pour ainsi dire nobles de race, comme étaient les premiers ancêtres des Châtillons ou des Montmorency.)

La deuxièmle époque commence au règne de Philippe-Auguste. Il ne conviendrait pas d'examiner ici les chefs-d’œuvre littéraires du treizième siècle ; contentons-nous d’indiquer rapidement leur influence générale sur le langage. Grace à l’université de Paris, déjà toute-puissante, l’étude et même la science débordèrent de l’Eglise dans les câteaux, dans les communes. Le talent de lire fut tenu pour honorable, bientôt même celui de composer des vers. Les hauts barons s’exercèrent à l’imitation des chansons galantes ou satiriques de la Provence, et ces ouvrages étant de courte haleine, on voulut opposer à la facilité de les achever la difficulté de les bien écrire. On exigea donc une certaine· grâce, une certaine nouveauté dans les mesures et dans les assonances, de la variété dans le rhythme, du naturel dans les refrains : et comme les rimes françaises étaient, pour la première fois, soumises au jugement sévère des yeux, il fallut comprendre le style parmi les éléments de l’art de composer. Cependant que devenaient les anciennes chansons de geste, ces épopées d’un siècle moins poli, en présence de tous ces volumes transcrits avec soin et rimés avec recherche ? Comment la délicatesse récente pouvait-elle s’accommoder de la vieille versification, si commode, si indulgente ? Les gestes furent donc laissées à l’admiration du peuple, qui leur demeura fidèle, et les jouvenceaux raillèrent les jongleurs qui les récitaient, comme de nos jours on a raillé les admirateurs de Jean Baptiste Rousseau. Mais, en dépit des efforts de tous les nouveaux poëtes, ces romantiques du treizième siècle ; en dépit même, il faut le dire, du frissonnement des oreilles, les vieux chants épiques ne cessèrent pas d’intéresser ; une nouvelle école de trouveurs se forma sur la ruine des premiers, avec la mission de remettre en meilleurs vers les gestes, que les simples bonnes gens s’obstinaient à redemander.

On doit à cette réforme un grand nombre d’épopées de seconde main : je me contenterai d’en rappeler une seule. Richard le Pèlerin, compagnon de Godefroi de Bouillon, avait composé, dans le commencement du douzième siècle, la Geste d’Antioche, récit véridique de la première croisade : les vers de Richard ne pouvant trouver grace devant la délicatesse du siècle suivant, un nouveau trouvère, Graindor de Douai, se chargea de remettre son poëme en vers réguliers et en rimes exactes. Par bonheur, le remaniement n’a pas fait tout perdre de l’œuvre originale, et quelques fragments échappés à la bonne volonté de Graindor, forment encore aujourd’hui les derniers couplets de cette belle chanson d’Antioche. Rapprochés des autres couplets, ils offrent la réunion de la langue et de la poésie de deux siècles; mais il faut avouer que le style de Graindor peut seul aujourd’hui présenter une sorte de lecture agréable. D’ailleus l’ancienne forme épique avait des avantages incomparables, et la nouvelle des défauts qu’on ne tarda pas à reconnaître. Plus on voulut satisfaire les yeux, moins on se préoccupa d’intéresser l’âme. Un petit nombre de vers bien rimés flattaient l’oreille ; leur régularité prolongée la fatigua bien vite, et l’ennui naquit d’autant plus naturellement, qu’en faveur de la symétrie on avait remplacé le vers de dix syllabes par l’alexandrin, coupé en deux compartiments égaux. Il était donc écrit que l’alexandrin serait toujours fatal à notre épopée nationale, et que les Français lui devraient le méchant renom de n’avoir pas la tête épique. Cependant, le peuple n’a pas encore entièrement oublié ses vieux héros chevaleresques, grace aux grossières transformations de la bibliothèque Bleue et des imprimeries de Troyes, d’Épinal et de Montbelliart.

L’histoire commence à briller qund se perdent les dernières lueurs des chants épiques. Les chroniqueurs s’élèvent chez nous à l’instant même où les hérauts et faiseurs de chansons de geste tombent dans le discrédit. Il en fut de la prose française comme de


l'imprimerle ; du premier élan elle approcha de la perfection, et dans les littératures anciennes, il n’y a peut-être rien de préférable au style de Villehardouin et des romans de la Table ronde. Notre langue est alors, il est vrai, presque entièrement privée de la ressource que lui offrit plus tard l’heureux emploi des participes ; son allure par conséquent a moins de pompe et de flexibilité : mais elle rachète cette pénurie par un beau cachet de naturel et par cette expression limpide de pensées gracieuses et de sentiments vrais qu’on appelle la naïveté. Tout ce que nous lisons dans les prosateurs du treizièmè siècle semble un fidèle écho de la langue parlée, avant qu’elle eût été modifiée par l’influence malencontreuse des savants, gens habiles dans tous les temps à comprimer les idiotismes de la conversation sous l’indigeste souvenir des langues mortes. Mais une source d’élégance particulière à la romane du treizième siècle, c’est la distinction marquée du sujet et du régime dans les noms et les articles, distinction qui donnait à la construction des phrases une plus grande variété sans nuire à la clarté, cette première loi de l’élocution française[2]. Dans un très-grand nombre de mots, la forme du sujet différait même de la forme du régime, et la langue poétique tenait en réserve des ressources dont elle est aujourd’hui privée. Ainsi fiex, Diex, pel, chapel, sujet ou nominatif, fournissaient les régimes fieu, Dieu, peau, chapeau. Et tandis que les nominatifs latins cornes, corvus, rigidus, infans, meus, mundus, donnaient les sujets : cornes, — corbe, — rois, — enfés, — mes, — mous, l’accusatif latin des mêmes mots était remplacé : comitem par comte, corvum par corbeau, rigidum par roide, infantem par enfant, meum par mon, mundum par monde. De ces beaux vestiges de la langue mère provenaient encore une autre foule de diminutifs gracieux, comme les régimes Phelipon, Begon, Conon, Guion, Charlon, Baron, etc., etc. En général, on peut citer la syntaxe du treizième siècle comme un modèle de précision et de regularité. Mais elle devait subir des modifications graves, fondamentales et que nous serions tentés de regretter si, pour les justifier, on n’avait les innombrables chefs-d’œuvre de la littérature française au dix-septième siècle et au dix-huitième. Cette révolution marque la troisième époque de notre langue : il faut essayer de bien indiquer en quoi elle consiste.

Avant que les dialectes néolatins fussent écrits, la distinction du sujet et du régime dans les noms, dans les pronoms et dans les adjectifs, n’était guère marquée que par les inflexions de la voix ; c’était un artifice d’accentuation avant de pouvoir être une modification orthographique. Or rien n’est difficile à transmettre comme l’usage et même la théorie des accents ; on l’a déjà vu par la manière dont nous avons expliqué la formation des trois grands dialectes néolatins. Les Normands, qui avaient abandonné si facilement leur idiome germanique en venant habiter au milieu de populations mieux civilisées, ne purent donc jamais se plier entièrement à cette accentuation grammaticale, dont l’utilité échappait à leur intelligence encore barbare. Un siècle plus tard, vers 1060, ils transportèrent notre idiome, comme ils le parlaient en Algleterre ; et, demeurés maîtres de la contrée, ils prirent une faible part au grand mouvement littéraire du treizième siècle, qui devait marquer, sur le continent, la deuxième époque de la langue française. Jusqu’au règne d’Édouard III, ils gardèrent le néolatin du règne de Guillaume le Batard, sans admettre ni concevoir les principaux idiotismes de la syntaxe romane, consacrés depuis leur départ de France et nettement déterminés par les poëtes et les prosateurs du beau règne de Philippe-Auguste. Il en résulta qu’ils conservèrent plus longtemps que nous le goût, la passion des chansons de geste en vers assonants de dix syllabes, et qu’on retrouve encore aujourd’hui chez eux le plus grand nombre de ces monument de l’art du onzième siècle. Quand on les renouvelait à Paris, on les estimait encore à Londres dans leur ancienne forme ; on les y transcrivait encorc tels qu’ils avaien été composés pour des gens qui ne savaient pas lire, c’est à dire avec un cortège inévitable d’obscurités et de longueurs, les voix contemporaines n’étant plus là pour en maintenir l’ancien à-propos. D’ailleurs, pour être demeurés étrangers à l’impulsion grammaticale du treizième siècle, il devint bientôt impossible aux Anglo-Normands de regagner la route ouverte par nos trouvères ; ils s’engagèrent donc dans une voie nouvelle en réduisant à leur façon les faibles difficultés de la première syntaxe romane. Comme ils avaient toujours assez mal compris l’heureuse combinaison qui servait à distinguer à la fois dans les noms le sujet, le régime et le nombre, ils n’y virent plus même un moyen satisfaisant de distinguer le nombre ; et pour suppléer à cette lacune réelle, ils réduisirent toutes les anciennes variations orthographiques à une seule ; je veux dire l’addition d’un s dans les noms, les pronoms et les adjectifs pluriels. Ainsi, tandis que les Français disaient, au singulier :

Au pluriel :

Nominatif, li chants.

Accusatif, le chant

Nominatif :li chant.

Accusatif, les chants,

les Anglo-Normands dirent absolument, au singulier, li chant, et, au pluriel, li chants.

Maintenant, pourquoi les actes diplomatique et juridiques de l’Angleterre sont-ils écrits, même au treizième siècle, dans un français barbare ? C’est parce que les rédacteurs y font de malheureux efforts pour observer les règles d’une syntaxe qu’ils ne comprennent pas bien. Et l’ignoranee anglo-normande envahit bientôt la france, le premier fruit de nos discordes civiles, au quatorzième siècle, ayant été d’anéantir les paisibles réunions littéraires. Avec la culture de la poésie se perdit la délicatesse de l’élocution commune ; les clercs, repoussés dans leurs pieuses retraites, se remirent à l’étude exclusive du latin, et pour la langue vulgaire, on en vint à préférer, comme plus faciles, les réductions grammaticales opérées en Angleterre. Toutefois, en les acceptant, l’usage français les soumit à des règles plus précises et plus nettes. Le nom perdant ses modifications orthographiques, et n’admettant plus d’autres accident que l’s final marque du pluriel, on sentit la nécessité de déterminer laquelle devait rester de la forme nominative ou de la forme accusative. La dernière fut préférée, sans doute parce que le nom s’y trouvait en général mieux accentué. On écrivit en conséquence : le chant, le comte, le monde, l’homme, le veau, le chapeau, etc. Cis fut abandonné pour cil ou celui, liquex pour lequel, mi pour me, etc., etc. ; et cette révolution grammaticale était à peu près accomplie, quand le roi Charles V monta sur le trône, c’est à dire, vers le milieu du quatorzième siècle.

Telle fut donc la troisième époque de la langue française. Elle se recommande par la prose des chroniques de saint Denis, des histoires de Jean Froissart et des romans d’Antoine de la Salle ; par les poésies d’Eustache Deschamps, de Charles d’Orléans, de Villon. Ces ouvrages, écrits. d’un excellent style, offrent encore un reflet intelligent de l’élocution commune : on sent, en les regardant combien est préférable le langage ordinaire des gens du monde aux phrases péniblement étudiées sur les bancs de l’école. C’est donc chez les bons auteurs que je viens de nommer qu’il


faut suivre le génie de la parole française, et non cez Christine de Pisan, chez Alain Chartier, cez Molinet, Georges Chatelain ou Jean le Matre, ces pédants ingénieux qui firent au quinzième siècle d’incroyables efforts pour repousser notre langue dans son berceau romain, comme au seizième siècle d’autres écrivains voulurent la faire rebrousser jusqu’aux formes consacrées par Homère et Démosthène. Froissard justifie l’élocution de nos ancêtres de ces vaines et coupables tentatives qui, si elles firent longtemps honneur à leurs auteurs, doivent immortaliser aujourd’hui le souvenir de leur défaite.

Le seizième siècle, qui donna l’essor à tant de conceptions nouvelles, ne pouvait manquer d’étendre son influence sur les destinées de la langue française ; il en marque la quatrième époque. Mais si l’on fit la conquête d’un grand nombre de mots, on n’arriva pas au remaniement des anciennes formes. Nous en prenons à témoin les poésies du gentil Marot et du gracieux Mellin de Saint-Gelais, la prose du nerveux Champenois Larivey et de l’ardent Bourguignon des Perriers. Cependant il y eut un moment d’incertitude ; on allait peut-être décerner le prix de l’éloquence à la cabale de Ronsard et de du Barias, quand la satire de Rabelais rejeta dans le cercle des avortements prétentieux tous ces ennemis de la franche, naïve, élégante et claire élocution française. Après Rabelais vint Amyot, après Amyot, Henri Estienne et Pasquier ; puis, il faut le dire, car il ne s’agit ici que des bonnes formes du langage, le Parnasse satirique et le Moyen de parvenir.

Mais ce n’est pas tout : si le seizième siècle n’a pas changé le caractère de notre langue d’oui, il a merveilleusement disposé le terrain devant les pas de la génération suivante. Il a donné le mouvement et disposé les matériaux que le génie allait être appelé bientôt à mettre en œuvre. Avant Ramus, avant Dolet, le secours de la ponctuation nous manquait presque absolument : aucune marque de parenthèse et de suspension de pensées ; les accidents de prononciation étaient dépourvus de signes, et par conséquent on n’avait ni accents aigus ou graves, ni trémas, ni cédiles, ni apostrophes, ni circonflexes[3]. La séparation des phrases était, il est vrai, déjà indiquée par un point ; mais ces phrases avaient l’ampleur de nos alinéas et ne comportaient ni doubles points ni virgules. Avec la ponctuation et l’accentuation, il fallut inaugurer l’orthographe et rechercher comment tant de mots grecs, allemands, italiens, espagnols, étaient venus se réunir au grand élément latin, et comment, sans trop blesser l’usage, on pouvait consacrer la source de tous ces mots et opposer une digue aux caprices de l’accentuation. Sans doute, il est permis de regretter que les grammairiens aient alors donné trop d’importance à la forme radicale, et qu’ils aient fait plus d’une fois violence à la vieille et bonne prononciation, en surchargeant les mots de lettres qui n’étaient pas et n’avaient jamais été prononcées ; mais cet inconvénient est racheté par l’avantage de ramener à des formes précises un système graphique toujours menacé d’errer à l’aventure. Car il n’en est pas du français comme de l’espagnol ou de l’italien : le profit que nous avons su tirer des syllabes à demi articulées ne devant jamais permettre de rendre la prononciation pour base unique de l’orthographe, c’est pour les vrais littérateurs un grand avantage que de retrouver le cachet de la racine primitive imprimé sur la forme nouvelle. On a depuis simplifié l’orthographe du seizième siècle, mais on a conservé le système, et c’est là ce qui distingue principalement la langue française des patois de la France.

Nous dirons un seul mot de la cinquième époque, ouverte par les odes de Malherbe et fermée par les mille productions de Voltaire. C’est, à parler convenablement, l’ère académique. La fille de Richelieu fait passer au creuset toutes les formes léguées par les âges précédents ou consacrées par l’usage contemporain. Elle analyse les mots, elle en détermine le sens, elle en constate l’utilité, l’élégance ; elle détache du grand rameau les branches vieillies, elle y rattache de nouveaux bourgeons : enfin, en même temps qu’elle donne les préceptes, elle multiple les exemples ; et Vaugelas, Balzac, Corneille, Racine, Boileau, la Fontaine, la Bruyère, Montesquieu, Buffon et Voltaire, représentent si bien la meilleure élocution, que l’usage de notre langue devient universel et qu’il semble permis depuis ce temps à nos écrivains d’ignorer tous les autres idiomes, tandis qu’on ne permet à nul étranger d’ignorer la langue française.

Nous voici arrivés à la sixième époque, qu’on est forcé de considérer comme la première du néofrançais. La révolution n’est plus renfermée, comme au quinzième et au seizième siècle, dans les livres vantés de quelques gens d’esprit : c’est dans la parole de tous, c’est dans les formes de la composition littéraire qu’elle s’est décidément accomplie. On parle, on écrit partout la langue nouvelle, et, chose singulière, plus les Beauzée et les Restaut ont de successeurs, et plus le véritable style s’émousse et se charge d’éléments impurs. Poésies, journaux et romans, livres d’istoire et de théâtre, tout conspire à l’envi contre les anciennes traditions littéraires. Mais parmi les causes les plus directes de la dégradation du langage, il faut mettre au premier rang les journaux et les romans. Si depuis quelques années, la presse quotidienne a beaucoup perdu de son influence, le roman exerce sur le style, sur l’élocution commune, une action de plus en plus funeste, et surtout aujourd’hui que, mettant en oubli la dignité de l’art, il s’est fait marchandise et se vend au détail.


Mais il est temps de résumer en quelques lignes tout ce qu’on vient de lire. L’histoire de la langue française forme six époques : dans la première, elle est parlée, chantée, sans être écrite ; dans la deuxième, elle est parlée, chantée, écrite ; dans la troisième, la syntaxe est modifiée ; dans la quatrième, elle est soumise à la ponctuation, à l'accentuation, à l'orthographe ; dans la cinquième, elle est formée ; dans la sixième, elle est négligée et presque abandonnée.

Toutefois les bonnes traditions du langage sont encore placées sous la protection de l’Académie française, et en dehors des académies on trouve un certain nombre d’écrivains qui se plaisent à prolonger les derniers échos de la bonne élocution, parce qu’ils se font une loi de lire les anciens et d’écouter avec distraction les contemporains. Bien que leur courageuse résistance soit déjà, pour ainsi dire, œuvre d’antiquaire, et que leurs efforts pour ranimer une chose morte ne semblent pas devoir être couronnés de succès, tous les esprits délicats lisent leurs ouvrages avec un plaisir particulier, mais sans remonter le plus souvent à la cause de l’agrément qu’on y trouve, et c’est d’ailleurs le meilleur moyen de protester contre la corruption de la langue française.

Paulin PARIS.


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  1. 1 Furetière doit être mis au premier rang des auteurs malheureux. Il fut exclu de l’Académie pour le seul crime d’avoir voulu gagner de vitesse ses confrères en composant un immense dictionnaire. Son livre, proscrit en France, fut péniblement imprimé en Hollande ; Furetière ne le vit pas paraître, un trop juste ressentiment ayant beaucoup, abrégé ses jours. Le réfugié Basnage en a donné une seconde édition qu’on doit rechercher ; puis l’ouvrage reparut sous les auspices d’une compagnie religieuse longtemps accueillie par la faveur publique. La première édition du Dictionnaire dit de Trévoux est donc la troisième du Dictionnaire de Furetière, qui eut ainsi l’influence la plus décisive sur l’étude de la langue française. L’exil, la pauvreté, les humiliations de tout genre furent la seule récompense de tant de veilles. N’est-il pas vrai qu’aujourd’hui le plus beau sujet de prix serait un discours sur la vie et les ouvrages de Furetière ?
  2. 1 Ainsi, pour l’article latin ille-illum-illi-illos, le roman voulait li-le-li-les ; et combiné avec les accidents du nom, il présentait avec plus de simplicité tous les avantages de la déclinaison latine. Donnons pour exemple ce mot le chant {cantus) :
    Nom, sing. li chants. Acc. sing. le chant.
    Nom. plur. li chant. Acc. plur. les chants.

    Dans le premier cas, l’article distingue le nominatif singulier de l’accusatif pluriel ; dans le second, l’article distingue le nominatif pluriel de l’accusatif singulier ; dans le troisième, l’article distingue l’accusatif singulier du nominatif pluriel ; dans le quatrième enfin l’article distingue l’accusatif pluriel du nominatif singulier. Et cette combinaison est d’autant plus heureuse qu’elle ne fut pas méditée et qu’elle s’était naturellement présentée à tout le monde en France, pour obéir à ce besoin de clarté dans l’élocution, plus grand chez nous qu’il ne le fut jamais à Rome ni même à Athènes. Ajoutons que nos vieux auteurs réservent l’emploi de l’article et des pronoms personnels pour les occasions où leur présence peut ajouter à la phrase un complément nécessaire ; qu’ainsi, ils ne disent pas ma sœur, mon frère, j’ai conçu le désir, etc. ; mais sœur, frère, désir ai pris, etc. Jusqu’au dix-septième siècle, la Fontaine et Jean-Baptiste Rousseau ont maintenu religieusement quelques-unes de ces dernières formes, appelées marotiques, du nom du dernier poëte qui, les ayant encore trouvées dans l’usage commun, n’avait pas dédagné de les conserver dans ses vers. Elles datent, comme on voit, d’une plus ancienne et meilleure époque.

  3. 1 Voyez plus bas le mot Accent.