Nous tous/Prière

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Nous tousG. Charpentier et Cie, éd. (p. 230-232).
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LXXXIII

PRIÈRE


Ah ! n’allons pas en longue queue,
Humiliés,
Chez ce traiteur de la banlieue
Dont vous parliez !

Fêtons notre ami, sans nul doute,
Quand sans ennuis
Il a bien parcouru sa route.
Certes, j’en suis.

Avec le vin de la vendange,
Sachons encor
Lui verser la saine louange,
Comme un flot d’or,


Et qu’alors le poète en flamme
Reste orateur ;
Mais n’allons pas chez cet infâme
Restaurateur !

Effroi de la race latine,
Crime formel,
Sa soupe est de la gélatine
Au caramel.

On entend parmi ses hors-d’œuvre
Un cri plaintif,
Et j’aimerais mieux une pieuvre
Que son rosbeef.

Sa volaille a l’aspect lubrique,
Et ses homards
Sont bons pour des nègres d’Afrique
Aux nez camards.

Même on le compare à Procuste
Dans les journaux.
Il collabore avec Locuste
Sur des fourneaux.


Fuyons cet homme à l’esprit large,
Mais au cœur vain ;
Car c’est avec de la litharge
Qu’il fait son vin.

Craignons ses crèmes éhontées
Et les dégâts
Que feraient ses pièces montées
Et ses nougats.

Fauchant les gens, comme des herbes,
Au son des cors,
Il prétend donner de superbes
Repas de corps.

Au temps passé, nous y dînâmes
En grand gala ;
Mais il ferait bientôt des âmes
De ces corps-là.

Évitons sa cuisine atroce ;
Car, sans honneur,
On périrait chez ce féroce
Empoisonneur !


3 mars 1884.