Nourritures terrestres/Livre VIII


Mercure de France (p. 193-206).

LIVRE VIII

Nos actes s’attachent à nous comme sa lueur au phosphore : ils font notre splendeur, il est vrai, mais ce n’est que d’après notre usure.


Mon esprit vous vous êtes extraordinairement exalté, durant vos fabuleuses promenades !
Ô ! mon cœur, je vous ai largement abreuvé ; ma chair je vous ai soûlée d’amour.

C’est en vain que maintenant, reposé, je tâche de compter ma fortune ; je n’en ai point. — Je cherche parfois dans le passé quelque groupe de souvenirs, pour m’en former enfin une histoire, mais je m’y méconnais, et ma vie en déborde. Il me semble ne vivre aussitôt que dans un toujours neuf instant. Ce que l’on appelle : se recueillir, m’est une contrainte impossible ; je ne comprends plus le mot : solitude ; être seul en moi, c’est n’être plus personne ; je suis peuplé ! — D’ailleurs je ne suis chez moi que partout ; et toujours le désir m’en chasse. Le plus beau souvenir ne m’apparaît que comme une épave du bonheur. La moindre goutte d’eau, fût-ce une larme, dès qu’elle mouille ma main, me devient d’une plus précieuse réalité.

*

Je songe à toi, Ménalque ! — Dis ! sur quelles mers va voguer ton vaisseau qu’a sali l’écume des tempêtes ?

Ne reviendras-tu pas maintenant, Ménalque, chargé d’insolent luxe, heureux d’en réassoiffer mes désirs ? Si je me repose à présent, ce n’est pas dans ton abondance… Non ; — tu m’appris à ne jamais me reposer. — Est-ce que tu n’es pas encore las, toi, de cette vie horriblement errante ? Pour moi j’ai pu crier parfois de douleur, mais je ne suis de rien fatigué ; — et quand mon corps est las, c’est ma faiblesse que j’accuse ; mes désirs m’avaient espéré plus vaillant. — Certes, si je regrette aujourd’hui quelque chose, c’est d’avoir laissé sans y mordre, se gâter, s’éloigner de moi bien des fruits, des fruits que tu m’as présentés. Dieu d’amour qui nous alimentes ! — Car, ce dont on se prive aujourd’hui, me lisait-on dans l’Évangile, plus tard on le retrouve au centuple… ah ! qu’ai-je à faire de plus de biens que mon désir n’en appréhende ? — car j’ai connu déjà des voluptés si fortes qu’un peu plus et je n’aurais plus pu les goûter.

On a dit au loin que je faisais pénitence — mais qu’ai-je à faire avec le repentir ?
Sadi.

Certes oui ! ténébreuse fut ma jeunesse :

Je m’en repens.

Je ne goûtais pas le sel de la terre

Ni celui de la grande mer salée.

Je croyais que j’étais le sel de la terre

Et j’avais peur de perdre ma saveur.

— Le sel de la mer ne perd point sa saveur ; mais mes lèvres sont déjà vieilles pour la sentir. Ah ! que n’ai-je respiré l’air marin quand mon âme en était avide ? Quel vin va suffire à présent à me griser ?

Nathanaël, ah ! satisfais ta joie quand ton âme en est souriante — et ton désir d’amour quand tes lèvres sont encore belles à baiser, et quand ton étreinte est joyeuse.

Car tu penseras, tu diras : Les fruits étaient là ; leur poids courbait, lassait déjà les branches ; — ma bouche était là et elle était pleine de désirs ; — mais ma bouche est restée fermée, et mes mains n’ont pu se tendre parce qu’elles étaient prises par la prière ; — et mon âme et ma chair sont restées désespérément assoiffées. — L’heure est désespérément passée.

(Serait-il vrai ? serait-il vrai, Sulamite ? — Vous m’attendiez et je ne le savais point ! Vous m’avez cherché et je n’ai pas entendu votre approche !)

Ah ! jeunesse — l’homme ne la possède qu’un temps et le reste du temps se la rappelle.

(Le plaisir frappait à ma porte ; le désir lui répondait dans mon cœur ; je restais à genoux, sans ouvrir.)

L’eau qui passe peut certes arroser encore bien des champs, et beaucoup de lèvres s’y désaltèrent. Mais que puis-je connaître d’elle ? — Qu’a-t-elle pour moi que sa fraîcheur qui passe ? et qui brûle quand elle est passée. — Apparences de mon plaisir, vous vous écoulerez comme l’eau. Que si l’eau se renouvelle ici, ce soit pour une constante fraîcheur.

Intarissable fraîcheur des rivières, jaillissement sans fin des ruisseaux, vous n’êtes pas ce peu d’eau captée où naguère mes mains trempèrent, et qu’on jette après parce qu’elle n’a plus de fraîcheur. Eau captée, vous êtes comme la sagesse des hommes. Sagesse des hommes, vous n’avez pas l’intarissable fraîcheur des rivières.

Insomnies.

Attentes. Attentes ; fièvre ; heures de jeunesse en allées… une ardente soif pour tout ce que vous appelez : péché.

Un chien hurlait désolément après la lune ;
Un chat semblait un petit enfant qui vagit ;

La ville allait enfin goûter un peu de calme, pour, le lendemain, trouver tous ses espoirs rajeunis.

Je me souviens des heures en allées ; pieds nus sur les dalles ; j’appuyais mon front au fer mouillé du balcon ; sous la lune, l’éclat de ma chair comme un fruit merveilleux à cueillir. Attentes ! vous étiez pour notre flétrissure… fruits trop mûrs ! nous vous avons mordus seulement lorsque notre soif était devenue trop affreuse et que nous n’en supportions plus la brûlure. Fruits gâtés ! vous avez rempli notre bouche d’une fadeur empoisonnée et vous avez profondément troublé notre âme. — Heureux, qui, jeune encore, a mordu votre chair encore sure et sucé, figues, votre lait parfumé d’amour, sans plus attendre… pour courir après, rafraîchi, sur la route — où nous achèverons nos pénibles journées.

(Certes j’ai fait ce que j’ai pu pour empêcher l’usure atroce de mon âme ; mais ce ne fut que par l’usure de mes sens que je pus la distraire de son Dieu ; elle s’en occupait toute la nuit et tout le jour ; elle s’ingéniait à de difficiles prières ; elle se consumait de ferveur.)

De quel tombeau me suis-je évadé ce matin ? — (Les oiseaux de la mer se baignent, étendant leurs ailes.) Et l’image de la vie, ah ! Nathanaël, est pour moi : un fruit plein de saveur sur des lèvres pleines de désir.


Il y a des nuits où l’on ne pouvait pas s’endormir.

Il y avait de grandes attentes — des attentes on ne savait souvent pas de quoi — sur le lit où je cherchais en vain le sommeil, les membres fatigués et comme déjetés par l’amour. Et parfois je cherchais après la volupté de la chair, comme une seconde volupté plus cachée.

… Ma soif augmentait d’heure en heure, à mesure que je buvais. À la fin elle devint si véhémente, que j’en aurais pleuré de désir.

… Mes sens s’étaient usés jusqu’à la transparence, et quand je descendis au matin vers la ville, l’azur du ciel entra en moi.

… Les dents horriblement agacées d’arracher les peaux de mes lèvres — et comme tout usées du bout. Et les tempes rentrées comme par une succion intérieure. — L’odeur des champs d’oignons en fleurs, pour un rien m’aurait fait vomir.

INSOMNIES

… Et l’on entendait dans la nuit une voix qui criait et pleurait : ah ! pleurait-elle, voilà le fruit de ces fleurs empestées : il est doux. J’irai doresnavant promener sur les routes l’ennui vague de mon désir. Tes chambres abritées m’étouffent et tes lits ne me satisfont plus. — Ne cherche plus de but désormais à mes interminables errances…

— Notre soif était devenue si intense, que, cette eau, j’en avais déjà bu tout un verre avant de percevoir, hélas ! comme elle était nauséabonde.

… Ô Sulamite ! vous aurez été pour moi comme ces fruits mûris à l’ombre et dans d’étroits jardins fermés. —

… Pénétration voluptueuse des corps…

Ah ! pensais-je, toute l’humanité se lasse entre soif de sommeil et soif de volupté. — Après l’effrayante tension, concentration ardente, puis retombement de la chair, on ne songe plus qu’à dormir — ah ! sommeil ! — ah ! que si ne nous en réveillait pas vers la vie, un nouveau sursaut de désirs. —

Et l’humanité tout entière ne s’agite que comme un malade qui se retourne dans son lit pour moins souffrir. —

… Puis, après quelques semaines de labeur, des éternités de repos.

… Comme si l’on pouvait garder aucun vêtement dans la mort ! (Simplification.) Et nous mourrons — comme quelqu’un qui se dépouille pour dormir. —


Ménalque ! Ménalque, je songe à toi ! —

Je disais, oui, je sais : Que m’importe ? — ici — là — nous serons également bien.

… Maintenant, là-bas, tombait le soir…

Oh ! si le temps pouvait remonter vers sa source ! et si le passé revenir ! Nathanaël, je voudrais t’emmener avec moi vers ces heures amoureuses de ma jeunesse, où la vie coulait en moi comme du miel. — D’avoir goûté tant de bonheur, l’âme sera-t-elle jamais consolée ? Car là j’étais, là-bas, dans ces jardins, moi, non un autre… j’écoutais ce chant de roseau ; je respirais ces fleurs ; je regardais, je touchais cet enfant — et certes de chacun de ces jeux chaque nouveau printemps s’accompagne, — mais celui que j’étais, cet autre, ah ! comment le redeviendrais-je ? — (Maintenant sur les toits de la ville, il pleut ; ma chambre est solitaire.) C’est l’heure où là-bas les troupeaux de Lascif rentraient ; ils revenaient de la montagne ; le désert était plein d’or au couchant ; tranquillité du soir… maintenant ; (maintenant.)

Paris
Nuit de Juin —


Athmann, je songe à toi ; Biskra, je songe à tes palmiers. — Touggourt, à tes sables. — Le vent aride du désert, agite-t-il encore là-bas, oasis, vos palmes bruissantes ! De chaleur, grenades éclatées, laissez-vous choir vos grains acerbes ? —

Chetma, je me souviens de tes courants d’eaux fraîches, et de ta source chaude près de laquelle on transpirait. — El Kantara ! pont d’or, je me souviens de tes matins sonores et de tes soirs extasiés. — Zaghouan, je revois tes figuiers et tes lauriers-roses ; Kairouan, tes nopals ; Sousse, tes oliviers. — Je rêve à ta désolation, Oumach, ville effondrée, murs entourés de marécages — et à la tienne, morne Droh ! hanté des aigles, village atroce, ravin rauque.

Chegga la haute, contemples-tu toujours le désert ? — M’rayer, trempes-tu tes grêles tamaris dans le chott ? — Mégarine, t’abreuves-tu bien d’eau salée ? Témassine, flétris-tu toujours au soleil ? —

Je me souviens auprès de l’Enfida d’un stérile rocher, d’où coulait au printemps du miel ; auprès était un puits, où des femmes très belles venaient puiser l’eau, presque nues.

Es-tu toujours là-bas, et maintenant au clair de lune, petite maison d’Athmann, toujours à demi ruinée ? — où ta mère tissait, où ta sœur, la femme d’Amour, chantait ou contait des histoires ; où la nichée de tourterelles jubilait tout bas dans la nuit — près de l’eau grise et somnolente. —

Ô désir ! que de nuits je n’ai pu dormir, tant je me penchais sur un rêve qui me remplaçait le sommeil ! Oh ! s’il est des brumes au soir, des sons de flûte sous les palmes, de blancs vêtements dans les profondeurs des sentiers, de l’ombre douce auprès de l’ardente lumière… j’irai…

— Petite lampe de terre et d’huile ! le vent de la nuit tourmente ta flamme ; — fenêtre disparue ; simple embrasure de ciel ; nuit calme sur les toits ; la lune.

On entend, dans le fond des rues délivrées, parfois un omnibus rouler, une voiture ; et tout au loin, quittant la ville, les trains siffler, les trains fuir. — La grande ville attendre le réveil…

Ombre du balcon sur le plancher de la chambre ; vacillement de la flamme sur la page blanche du livre. Respiration.

— La lune est à présent cachée ; le jardin devant moi semble un bassin de verdure… Sanglot ; lèvres serrées ; convictions trop grandes ; angoisses de sa pensée. Que dirais-je ? choses véritables. — AUTRUI — importance de sa vie ; lui parler…