Bibliothèque de l’Action française (p. 227-240).

Monseigneur Taché



Au Manitoba français et catholique l’on fête en ce moment le centenaire de sa naissance. Que la fête n’a-t-elle ému tout le Canada français ? Mgr Taché fut, pendant sa vie, le plus grand homme de l’Ouest ; il restera l’un des plus glorieux fils de la patrie canadienne-française.


L’homme avait de la race. Par son père il remontait jusqu’à Louis Jolliet, le découvreur du Mississipi, et, plus haut encore, jusqu’à Louis Hébert, le premier laboureur de la Nouvelle-France. Par sa mère, Louise-Henriette de la Broquerie, il tenait le sang des Boucher de Boucherville ; et, dans les lignes collatérales de sa famille, je compte la vénérable Madame d’Youville et l’explorateur du Nord-Ouest, Varennes de la Vérendrye. Dès l’âge de neuf ans, l’enfant venait habiter avec son oncle et sa mère devenue veuve, le manoir Sabrevois. Souvent, au bord du fleuve, la pensée de l’adolescent erra le long de cette grande route qui avait emporté vers les pays épiques, tant de ses illustres ancêtres. Au manoir où l’enveloppa l’affection de sa mère, femme d’un haut esprit et d’une foi plus haute encore, il retrouva, avec le souvenir de son noble aïeul, le fondateur de Boucherville, celui du Père Marquette, jadis l’un des hôtes de la maison. Ce dernier, plus que les autres peut-être, mais avec tous les souvenirs du manoir, agit fortement sur l’esprit du jeune homme. Il écrira lui-même plus tard : « Qui sait si la prière de Marquette n’a pas été pour quelque chose dans l’appel qui m’a invité à marcher sur ses traces en allant évangéliser les sauvages de l’Extrême Ouest ?… Enfant, je me suis amusé en ce lieu tout embaumé des suaves odeurs du dévouement et de l’héroïsme, et, au milieu de ces jeux, de ces amusements, une pensée grave m’a attiré, une voix éloquente, comme celle d’un monument, m’a indiqué la route à suivre et je suis parti ».

Des influences de la race et de l’histoire que développèrent tout d’abord une éducation toute maternelle, puis celle de vrais maîtres au séminaire de Saint-Hyacinthe, sortit à vingt ans un jeune homme d’une rare complexion spirituelle. Nature fine, élégante, il tient de sa belle lignée française, un esprit de distinction charmante qui brille d’abord par la grâce plus que par la force. Sa conversation, le style de ses lettres ont le trait, l’enjouement perpétuel. Et pourtant cette élégance naturelle n’empêche pas la vigueur. Quand le désert de l’Ouest, avec sa solitude et ses vastes horizons, auront fini de le former, il fera voir une noble intelligence, capable de tous les aperçus, habituée au plus haut vol. Aucun problème religieux ou politique de l’époque n’a laissé inactif l’esprit de cet homme qui passa les meilleures années de sa vie à courir les prairies et les fleuves de glace, dans la compagnie des Indiens. Son œuvre de publiciste ne formerait pas moins de dix volumes ; entre deux courses il écrit une dissertation sur les méridiennes ; et son « Esquisse sur le Nord-Ouest de l’Amérique » restera, au jugement d’un critique, « le recueil le plus complet et le plus exact de renseignements hydrographiques, ethnologiques, botaniques, zoologiques sur cette vaste région, qui ait jamais été publié dans notre langue. »[1]

Le même contraste, le même équilibre inattendu apparaîtra dans les qualités morales de l’homme. Ce que l’on aperçoit d’abord en lui, c’est une sensibilité facile à l’émotion, prompte aux larmes. Des larmes, il en verse sur chaque lettre de sa mère, au simple souvenir du vieux manoir, à la vue des clochers de sa ville qu’il retrouve après une absence. Il faut lire, dans « Vingt années de missions », cette page où le jeune missionnaire, sur le point de quitter pour la première fois les eaux qui se déversent dans le Saint-Laurent, raconte l’émotion qui le saisit : « Nous arrivions à l’une des sources du Saint-Laurent ; nous allions laisser le grand fleuve sur les bords duquel la Providence a placé mon berceau, sur les eaux duquel j’eus la première pensée de me faire missionnaire de la Rivière-Rouge. Je bus de cette eau pour la dernière fois, j’y mêlai quelques larmes et lui confiai quelques-unes de mes pensées les plus intimes. Il me semblait que quelques gouttes de cette onde limpide, après avoir traversé la chaîne de nos grands lacs, irait battre la plage près de laquelle une mère bien-aimée priait pour son fils, pour qu’il fût un bon Oblat, un saint missionnaire ».

Mais voici que ce tendre sera en même temps le rude apôtre des régions glacées, le héros à la volonté de fer qu’un entêtement sublime fera courir vingt fois au devant de la mort. Pendant vingt-cinq ans, dans la mêlée des hommes, il sera le lutteur de la justice, l’athlète indomptable ; et, de plein pied, par le relief de son caractère, il prend place parmi les plus fiers évêques de la tradition chrétienne.


Tel était bien, dans la vérité de son âme, le jeune séminariste qui, en l’année 1844, entrait, l’un des premiers de son pays, dans la congrégation des Oblats, et, presque aussitôt, s’offrait généreusement pour les missions du Nord-Ouest.

C’était le moment où, à l’appel de Mgr Provencher, la Compagnie des Oblats, arrivée d’hier dans notre pays, s’en allait déployer, dans l’immense nord, la vigueur de son jeune héroïsme. Les nouveaux missionnaires vont reprendre, au delà du lac Supérieur, les routes apostoliques abandonnées depuis cent ans ; à travers ces prairies à peine entrevues par leurs précurseurs de la Nouvelle-France, ils se jettent de l’avant, aussi intrépides que les coureurs de fleuves de jadis. Partout où ils apprennent qu’une tribu d’Indiens a planté ses tentes ou vient errer près d’un poste de traite, ils y volent. Et voici que, dans l’immense steppe américaine, sillonnée jusqu’alors par les seules caravanes de la compagnie de la Baie d’Hudson, l’on vit cheminer ce nouveau traiteur qui ne cherchait que des âmes à baptiser et, pour les joindre, s’enfonçait plus loin que tous les blancs, sous les latitudes polaires. Spectacle plein de majesté qui nous reporte à nos temps héroïques. Une seule œuvre, dans notre histoire, est comparable peut-être à celle des Oblats dans le Nord-Ouest : celle des Jésuites dans l’ancienne Nouvelle-France. Et s’il fallait entre les deux œuvres, marquer une préférence, nous ne savons vraiment si la première n’emporterait pas les plus hauts suffrages. Dans l’une et l’autre de ces entreprises apostoliques, le champ à parcourir est aussi vaste. Mais combien les privations des missionnaires de la région boréale nous semblent plus rudes. Les Oblats n’auront pas, comme les Jésuites, une phalange d’aussi grands martyrs. Mais ces hommes qui, pour rejoindre une petite tribu, s’en vont en plein hiver, les raquettes aux pieds, à travers la vaste solitude, dorment sous la voûte du ciel, ensevelis dans la neige par des froids de 40° ou de 50° au-dessous de zéro, et vont ainsi, pendant plus de deux mois, faisant des courses de 200 et de 300 milles, ces hommes ne seront-ils pas appelés justement par Pie IX, « les martyrs du froid » ? Puis, les races qu’ils évangélisent, ce ne sont plus, comme autrefois, des races fières et nombreuses, d’une vigueur intacte, et qui laissent entrevoir l’avenir d’une chrétienté. Pauvres débris de races moribondes, il n’y a d’espérance en elles que celle d’une brève et dernière moisson d’âmes. À vrai dire les funérailles des vieux peuples aborigènes allaient commencer, au milieu de l’indifférence générale. Seule l’Église voulut être là pour tempérer cette mélancolie tragique. Et ce sera l’honneur des Oblats de Marie d’avoir été choisis par Dieu pour consoler l’agonie des races indiennes et planter une croix sur cette grande tombe.

Alexandre-Antonin Taché avait tout juste vingt-et-un ans, n’était que novice et sous-diacre lorsqu’il fut adjoint au Père Aubert qui montait le premier à Saint-Boniface. À peine arrivé dans l’Ouest et fait prêtre, le jeune missionnaire inaugura lui-même l’œuvre de sa communauté. Dès 1847, nous le trouvons à l’Île-à-la-Crosse, à plus de 300 lieues de Saint-Boniface, d’où il rayonne presqu’au lac Caribou qui est à 100 lieues de l’Île-à-la-Crosse, et jusqu’au lac Athabaska qui est à 130 lieues. Devenu évêque quatre ans plus tard, il reprendra les mêmes courses et les poussera plus loin, n’ayant reçu plus de dignité que pour donner plus de dévouement. Plusieurs fois, dans la solitude implacable, il vient près de mourir de fatigues ou de faim. N’importe, pendant vingt ans, jusqu’au jour où Rome lui accordera un coadjuteur, il restera « cet étrange voyageur couvert de poil et de frimas qui, tout à l’heure, fera sa maigre soupe d’herbe et de neige fondue, qui le soir dormira à la belle étoile », sans perdre jamais, au milieu de ces incroyables misères, son courage et son enjouement. Il écrit à sa mère : « Une couverte, une hache, une chaudière, une paire de raquettes et quelques livres de viande sèche ou de pemmikan, voilà tout l’attirail de nos voyageurs… Avec cela on parcourt le monde septentrional, souvent un peu fatigué, quelquefois glacé, mais toujours de bonne humeur. »

Tant d’héroïsme devait produire des fruits. Et c’est bien les plus grandes floraisons de l’Église, que rappelle cette poussée soudaine de croix et de clochers qui surgissent à vue d’œil sur tous les points de la plaine occidentale, dans le bassin du Mackenzie et jusqu’aux approches du pôle. Là, dans ces régions où n’erraient l’hiver que les clartés des aurores boréales, une brillante lumière, celles des symboles de la Rédemption, éclairait enfin la grande nuit. Chaque croix est un jalon qui signale l’avance des conquérants et marque le suprême effort où s’est tendue leur volonté. Sous l’impulsion vigoureuse du chef tout s’organise et tout progresse. Sur les pas des premiers missionnaires, d’autres sont venus ; ils sont maintenant une légion qui vont par toutes les routes. L’Église procède là comme partout ailleurs : auprès des clochers s’élèvent des écoles, des hospices ; dès les premières heures, de petites religieuses assez intrépides se sont trouvées pour suivre les hommes de Dieu. Avec l’année 1871 Saint-Boniface va devenir le siège d’une province ecclésiastique ; un évêché suffragant est établi à Saint-Albert, un vicariat apostolique dans la Colombie britannique et un autre dans l’Athabaska-Mackenzie. Ainsi se dessine, en ses lignes fortes et amples, le cadre vaste où demain n’aura plus qu’à se déployer l’Église de l’Ouest. Et comment ne pas songer, avec une fierté légitime, que l’activité d’un homme a suffi à cette tâche et que cet homme fut l’un des nôtres ?


Les missions, les fondations d’églises furent l’œuvre principale de Mgr Taché ; elles n’ont pourtant pas absorbé son activité. Entré dans la carrière épiscopale à vingt-huit ans, les plus grands événements de la Rivière-Rouge ont traversé sa vie. Et comme à tous les évêques qui régissent vraiment leur peuple, le rôle de chef lui échut naturellement.

Mgr Taché ne vit pas venir, sans émoi, l’entrée de la Rivière-Rouge et des territoires dans la Confédération canadienne. Si les perspectives de l’annexion s’illuminaient de grands espoirs, l’union fédérative avec l’est c’était aussi le déversement des immigrants dans la prairie ; c’était la fin du désert occidental et de son bienfaisant isolement. Mais surtout que vaudraient les nouvelles institutions politiques ? Les droits de la race française, ceux de l’Église seraient-ils suffisamment sauvegardés ?

Sur ce point les motifs d’inquiétude ne manquaient pas à l’évêque de Saint-Boniface. Dix ans avant le fait accompli, des folliculaires ontariens, obéissant en apparence à un mot d’ordre, s’employaient déjà à dénigrer les Métis français et les institutions scolaires de la Rivière-Rouge. Ces campagnes de presse déguisaient mal les convoitises de spoliateurs qui flairaient de beaux domaines à prendre, à la seule condition d’en bousculer les propriétaires. L’évêque de Saint-Boniface vit très nettement, dès le début, qu’on en voulait à l’existence même d’un peuple, à la survivance d’une race catholique. À peine arpenteurs et ingénieurs canadiens ont-ils mis le pied dans l’Ouest, suivis de quelques immigrants d’Ontario, qu’ils s’y comportent comme en pays conquis. On parle ouvertement d’expulser les Métis de leurs anciennes possessions, témoigne Mgr Taché, ou de les retenir tout au plus pour conduire les charrettes qui vont amener les nouveaux colons.[2]

Mgr Taché ne croyait point que sa qualité d’évêque lui interdît le patriotisme ni que la charité envers les autres races le dispensât de défendre le droit, parce que ce droit était celui de ses frères. Avec une insistance émouvante, il avertit aussitôt les autorités canadiennes des malheurs qui se préparent ; les ministres canadiens-français sont suppliés de ne pas laisser périr dans l’Ouest, l’œuvre des pionniers de leur race. Peine perdue. Les ministres ne veulent rien entendre ; l’un d’eux, Georges-Étienne Cartier répond à l’évêque avec une suffisance qui ne se défend pas de l’impolitesse. On sait le reste et l’enchaînement dramatique des événements : l’arrivée provocatrice de McDougall à la Rivière-Rouge, la prise d’armes des Métis, la proclamation du gouvernement provisoire, les premiers chocs des deux groupes, le rappel à l’ordre des autorités canadiennes par le gouvernement impérial, l’évêque de Saint-Boniface rappelé du Concile du Vatican par les ministres d’Ottawa.

Mgr Taché, accouru en toute hâte, accepta le rôle de conciliateur que lui confiait un gouvernement aux abois. Il accepta à une condition expresse et qui s’imposait d’elle-même : celle d’une amnistie complète pour toutes les personnes impliquées dans les troubles. Que la prudence du conciliateur ne fût-elle égale à son désintéressement ! « J’avouerai ingénument, écrira-t-il plus tard, que j’étais trop peu homme d’état pour croire que la parole des hommes d’état ne signifie rien quand elle n’est pas sur le papier. » La promesse faite à Mgr Taché fut réitérée solennellement aux délégués officiels du gouvernement provisoire. Au reste, l’amnistie n’était plus seulement une mesure de justice ; quand Riel, à l’appel de ses plus fanatiques ennemis, eut repris le commandement des Métis et sauvé l’Ouest du coup de force des Féniens, l’amnistie devint une question de gratitude et de simple dignité. Mais il y a évidemment une humanité qui est au-dessous de ces sentiments. Le péril aussitôt passé, les clameurs ontariennes s’élevèrent plus violentes que jamais contre « les chefs du troupeau de buffles ». À la vérité que faut-il penser d’un acharnement aussi effroyable contre une poignée d’hommes devenus inoffensifs ? Le fanatisme devenait du sadisme. Les jeunes officiers de l’armée impériale, a écrit Mgr Taché,[3] ne se consolaient point d’avoir perdu, par la faute de l’évêque, « l’occasion de tremper la pointe de leur épée dans du sang métis et d’orner leur boutonnière d’un ruban aux couleurs du Nord-Ouest. »

Devant cette levée de haines, les politiques fédéraux prirent peur. Selon l’habitude prise par eux depuis 1867, la peur fut décorée du nom de prudence et l’amnistie fut ajournée. L’évêque de Saint-Boniface ressentit vivement ce coup droit porté à son honneur de gentilhomme. Il ne crut point que, pour tirer quelques politiciens d’embarras, il dût porter devant le public le soupçon d’avoir trompé son peuple. Il se défendit. Ce fut une belle lutte mais bien inégale entre l’évêque de noble race que le sentiment de l’honneur et que la passion du droit élevaient au-dessus de lui-même et les petits politiques d’Ottawa habitués à ne rien faire que les yeux sur Toronto et redoutant moins de se déshonorer que d’oser jusqu’au courage. Pressés dans leurs derniers retranchements, ces politiques iront jusqu’à nier les promesses solennelles faites au négociateur de la paix aussi bien qu’aux délégués de la Rivière-Rouge. Devant ce nouveau coup l’évêque ne fléchit pas. Entrevues, lettres, il publie tout et le public est constitué juge de sa loyauté. À certaines heures il ne se défend pas d’un accès de dégoût : « Quelle triste chose que d’avoir à traiter avec les politiciens, » s’écrie-t-il. Mais son énergie se relève aussitôt. Voyages, écrits, discours, il n’épargne rien pour sauver la justice. Avec la haute supériorité que lui donne la conscience de son droit, il tance sans ménagements les ministres apeurés : « Vous êtes Canadien français », écrit-il à l’honorable Fournier, « il me semble que nous ne devons pas avoir cessé d’être quelque chose dans notre pays. De grâce, prouvez-nous le donc. »

Hélas ! on le sait : la peur l’emporta. L’amnistie ne fut accordée que tardivement, avec des restrictions qui abandonnaient au fanatisme les principales victimes. Le Québec avait trop attendu pour faire tête aux clameurs de l’Ontario ; les ministres canadiens-français avaient trop appris à ne pas craindre leurs compatriotes pour choisir de rester dignes.

Par malheur, et comme il arrive toujours, le pays allait solder la façon de ces faiblesses. Il n’est pas arbitraire de penser que la révolte des Métis de 1885, que l’odieuse loi des écoles de 1890 et l’agitation qui suivit, eurent leur cause lointaine dans l’injuste refus de l’amnistie. Le fanatisme savait désormais combien il était facile de faire trembler le pouvoir fédéral et ce que valait la puissance de ce dernier pour la protection des minorités. Dans un dernier effort il résolut de mener à bout la besogne qu’il avait dû laisser inachevée en 1870. En ce temps-là, il avait voulu, en propres termes, éliminer de l’Ouest l’élément français et catholique. Vingt ans plus tard il prétendit consommer son œuvre par la suppression des écoles catholiques et l’abolition de l’usage officiel de la langue française.

Ces lois de 1890 sont le suprême coup de force dans l’histoire canadienne depuis la Confédération. La mise en pièces d’une loi fédérale et impériale qui datait à peine de vingt ans ; la répudiation d’un traité conclu dans des circonstances qui paraissaient le rendre inviolable et dont plusieurs signataires vivaient encore, tout cela signifiait un mépris effroyable du droit. Puis, quelle amère et concluante épreuve contre la fragile unité d’un pays où ne se trouvait point assez d’esprit public pour empêcher ce coup de force ou le réparer !

Selon les prévisions humaines, ce pouvait être pour Mgr Taché la ruine totale de l’œuvre de sa vie. Ses travaux et ses sacrifices, ceux de ses frères, les missionnaires, les ouvreurs de chemin dans la sauvagerie, rien de tout cela, devant les nouveaux venus, ne donnait à sa race le droit de vivre. Dans l’œuvre des écoles catholiques, il avait placé ses plus fermes espérances d’évêque pour le maintien de la foi. « Pourquoi ne le dirais-je pas » ? écrivait-il alors. « La cause de l’enseignement chrétien, dans le Manitoba et le Nord-Ouest, était l’objet de mes aspirations et de ma vie depuis 45 ans. C’est à cette cause sacrée que j’avais voué toutes les énergies et les ressources dont je pouvais disposer ». Et voilà qu’un simple décret ruinait sans façon ce travail d’un demi-siècle.

Le vieillard de Saint-Boniface dut boire, avant de mourir, cette suprême amertume. Fatigué, malade, il fait voir néanmoins que son grand âge n’a pas abattu sa mâle énergie. Il est là pour diriger les premières batailles, pour soutenir les quatre premières années de la lutte. Il assiste aux rares victoires et aux nombreuses défaites. Miné par le chagrin, il reste pourtant sur la brèche. Sans doute, il relit parfois, pour garder tout son courage, l’exhortation pathétique que lui adresse, des Trois-Rivières, son ancien compagnon de l’Île-à-la-Crosse, le vénérable Mgr Laflèche : « Courage, cher Seigneur, travaillons à couronner nos cheveux blancs par une lutte qui soit un encouragement à ceux qui viendront après nous. »

Jusqu’à la fin le grand et premier « blessé de l’Ouest » reste le champion de l’intègre justice. Pour lui « une question n’est réglée que si elle est réglée selon le droit et l’équité. » Le simple soupçon d’avoir sacrifié quelques parcelles de son dépôt arrache au vieux lutteur des cris de lion blessé : « Ma conscience — et ce tribunal est pour mot de haute instance, » dira-t-il fièrement — « ne me reproche pas ce dont vous m’avez accusé… Un demi-siècle de vie de missionnaire a sans doute amoindri mes facultés sans pourtant les éteindre ; refroidi mon cœur sans le glacer ; mais il laisse à ma volonté assez d’énergie pour proclamer hautement que je n’ai jamais consenti et ne consentirai jamais à un compromis qui serait une bassesse, à des concessions qui seraient des faiblesses. »[4]

Il mourut à la peine, le 22 juin 1894. Dieu lui épargna les dernières épreuves, les dernières trahisons des politiques où allaient figurer de nouveau, ceux-mêmes de sa race et de sa foi.


Il mourut vaincu, mais grand. Défenseur d’une race, défenseur de l’avenir religieux d’immenses provinces, il fut l’homme qui livra les plus beaux combats de son temps.

Il a fait le Manitoba français ; il l’a fait en le sauvant de la guerre civile et peut-être de l’anéantissement en 1870 ; il l’a fait en y appelant des colons canadiens-français et une élite de jeunes chefs ; il l’a fait en sauvant tout l’Ouest d’une conquête américaine.[5] Dans la cathédrale de Saint-Boniface, Mgr Ireland lui rendra plus tard cet hommage mérité : « Si aujourd’hui le drapeau du Canada et de l’Angleterre flotte sur le Nord-Ouest, Alexandre Taché est le seul homme à qui en revient l’honneur. » Par lui encore notre race s’est établie solidement sur quelques points des territoires qu’elle garde comme des foyers impérissables d’expansion catholique et française. Et qui pourra dire jusqu’à quel point, ses protestations véhémentes en faveur du droit, les appels de ce vieillard blanchi dans les travaux des missions, sa fierté d’évêque et de Français, ont préparé, au milieu de nous, le réveil de 1900 ?

Pour la gloire apostolique de notre jeune peuple, il fut, au témoignage de son biographe, « l’un des plus grands fondateurs d’églises au dix-neuvième siècle. » Il a fondé comme fondaient jadis les grands Français qui taillaient leurs œuvres à la mesure du continent. Dans un pays où les politiques verraient clair, l’on aurait compris depuis longtemps que la plus grande œuvre accomplie dans l’Ouest fut la prise de possession du pays par cet homme d’Église qui, avant l’invasion des immigrants, avait déjà allumé partout les flambeaux de la plus haute civilisation.


Octobre 1923.
  1. H. de Lamothe, Cinq mois chez les Français d’Amérique.
  2. Dom Benoît, Vie de Mgr Taché, t. II, p. 13.
  3. Dom Benoît, Vie de Mgr Taché, t. II. p. 266.
  4. Dom Benoit, Vie de Mgr Taché, t. II, p. 794.
  5. Une tradition plus ou moins accréditée voudrait, qu’en créant le Manitoba, Sir Georges-Étienne Cartier eût nourri cette grande pensée politique de fonder là-bas une nouvelle province de Québec. Est-ce de l’histoire ou de la pure légende ? Ceux qui auront lu la Vie de Mgr Taché, par Dom Benoit, opteront sûrement pour la légende. Ni avant, ni pendant, ni après l’entrée du Manitoba dans la Confédération, l’homme d’État canadien-français ne parait s’être le moindrement soucié de l’avenir de sa race dans les nouveaux territoires. Son rôle fut d’accueillir avec sa suffisance dédaigneuse les graves avertissements de Mgr Taché et d’être faible avec tout le monde dans l’affaire de l’amnistie. Si le rôle de sir Georges fut autre, nous ne demandons pas mieux que de le reconnaître. Mais il faudra démontrer que ce rôle fut autre.