Bibliothèque de l’Action française (p. 61-65).

L’Ancêtre



Il fut le seul de son nom à venir de France.

L’autre jour, je suis allé voir le coin de terre où il a vécu, où, quinze ans de sa vie, il a lutté contre la forêt, contre le sol, pour tomber à la fin, dans une autre lutte, simple et grand, pour la Nouvelle-France.

Il était venu là, en 1675, petit gars de Normandie, nouvellement marié à Ville-Marie, par M. Gilles Pérot, en présence de Charles Le Moyne, de Jacques Le Ber et de M. Gabriel Souart, ancien curé, lesquels ont signé comme témoins. Le Ber et Le Moyne, au mariage du petit cordonnier normand, me révèlent sa famille spirituelle.

Un jour donc il prit avec lui sa jeune épouse et son premier enfant, et il les emmena sur sa terre fraîchement achetée, presque au Bout de l’île, sur la rivière des Prairies. Depuis dix ans environ c’était la paix à Ville-Marie. L’on quittait les lignes de la vieille enceinte, et l’on allait prendre de la terre, en pleine forêt, aussi loin que possible, bravement, comme alors ils faisaient tous, avec la volonté d’agrandir la patrie. Le ménage normand travailla quinze ans sur son lot. À l’ombre de la maison, il fit croître du blé et des enfants. Au recensement de 1681, Jean Grou possédait déjà, outre son mobilier et un fusil, quatre bêtes à cornes et dix arpents de terre en culture. La maison était bâtie à quelque cent pieds de la rive, près d’une coulée large et enserrante qui lui faisait comme un fossé féodal. Cette première maison de l’ancêtre, je me la figure de pierre, blanchie à la chaux, assez vaste, comme il convient pour une famille qui espère le nombre et comme il appert aux vestiges des ruines remuées par la pioche dans le jardin d’aujourd’hui.

Un jour, vers 1687, le bonheur se sentit troublé dans la maison de Jean Grou où maintenant grandissaient huit enfants. La guerre iroquoise, l’abominable guerre, avait recommencé. Des histoires affreuses couraient d’une côte à l’autre. Ceux qui revenaient de Ville-Marie rapportaient de funèbres nouvelles. Tout le jour, on épiait fiévreusement le bord des bois. Les femmes regardaient leur homme et leurs enfants avec angoisse. Et le soir, on croyait voir, derrière les fenêtres, des spectres de démons qui riaient, sardoniques. Puis, soudain, c’est la glaçante épouvante du massacre de Lachine en 1689. Des récits de l’hécatombe, transmis de bouche en bouche, et grossis en route, rappellent les plus mauvais jours de M. des Ormeaux. L’hiver se passe dans des alarmes continuelles. Au printemps le bruit s’accrédite d’un retour prochain des barbares et aussi d’une invasion des Bostonnais qui vont venir par la mer et par le Richelieu, précédés des Loups et des Iroquois. Un matin du 2 juillet une troupe de cent Indiens est signalée le long de la rivière des Prairies. C’est sans doute l’avant-garde des guerriers Rouges en route pour Québec où s’en viennent les Bostonnais. Déjà les habitants accourent, la hache et le fusil à la main, chez Jean Grou qui a le fort sur sa terre, dans le bois, en arrière de sa coulée. Il y a là, ce matin de juillet, tous les hommes de la côte, et parmi eux, pour les commander, le sieur Colombet. Ils sont environ vingt-cinq. Pendant que les femmes affolées s’enfoncent en toute hâte dans la forêt, traînant avec elles les enfants, la petite troupe de colons décide d’engager la bataille. Ils veulent, ces braves, défendre leurs familles, mais aussi, sans nul doute, arrêter les barbares sur la route de Québec. En ce temps-là tous voulaient servir, chacun se faisant, à son poste, le volontaire de la Nouvelle-France. Sans perdre une minute, Colombet et les autres se portent sur le bord de la grève et tirent les premiers coups. Quatre canots ennemis chavirent dans le courant. Surpris, les Iroquois poussent vers la rive et mettent pied à terre. Alors un combat furieux s’engage, corps à corps, sous le bois, le long de la coulée. Colombet essaie, mais en vain, de rallier ses hommes vers le fort. Les Français se battent en héros. Trente ennemis sont abattus ; le reste prend la fuite. Les nôtres perdent quinze hommes dont cinq prisonniers, parmi lesquels Jean Grou. Le soir même, par peur des Iroquois, disent les vieux registres de la Pointe-aux-Trembles, l’on enterra sur place, près de la coulée de Jean Grou, les corps des Français tués. Quelques jours plus tard, en présence du Père Millet, Jean Grou et quatre de ses compagnons étaient brûlés chez les Onneyouts.

Découragés comme toujours par la lourde défaite, les Iroquois avaient repris, dès le lendemain, la route de leurs cantons, renonçant à leur jonction avec les Bostonnais. Et les humbles volontaires de Colombet recueillaient cette gloire d’avoir préparé peut-être, contre Phipps, la victoire de Frontenac. Un de nos historiens, M. E.-Z. Massicotte, a voulu remettre en lumière le geste de ces héros oubliés. Il a même souhaité qu’un jour, sur le lieu consacré, s’élève un monument à la gloire de ces modestes combattants, émules de Dollard.

Pendant longtemps, sur la terre de Jean Grou, le souvenir de l’héroïque fait d’armes s’est conservé. Aujourd’hui encore les Desnoyers dits Lajeunesse qui, depuis deux cents ans au-delà, ont remplacé sur son lot le cordonnier normand, retiennent la vieille histoire lointaine. « Il n’y a pas si longtemps », nous disent-ils en nous montrant un des talus de la coulée, « la charrue déterrait ici des ossements ». Et ils ajoutent : « Que de fois, les grands-parents, pour nous rappeler à l’obéissance, nous ont jeté cette menace : « Prenez garde ! les Iroquois vont se lever du fond de la coulée. »


La coulée de Jean Grou roule toujours ses eaux comme autrefois, ombragée maintenant de frênes nostalgiques. Tranquille et profonde, elle décrit autour de la maison une courbe d’ombre. L’autre jour, dans cette atmosphère de souvenirs, au sein de cette nature sereine et douce, qui laisse si peu soupçonner une histoire tragique, j’ai essayé de recomposer le paysage de jadis, celui qu’ont porté dans leurs yeux la vieille aïeule Anne Goguet et l’ancêtre Jean Grou ; j’ai essayé de me représenter leurs figures effacées, la sienne à lui surtout que tant de fois j’ai voulu ressaisir dans les traits persistants de la lignée de ses descendants. J’ai donc recomposé le défriché au bord de l’eau, la maison blanchie au centre, dans le cadre énergique des labeurs ardents ; j’ai vu les enfants, moins hauts que les grains, jouant dans la coulée, simulant peut-être des combats, pendant qu’arrive jusqu’à eux, de la fenêtre prochaine, la douceur d’une ballade normande ; j’ai vu ensuite le défricheur, le fondateur du foyer et de la famille, énergique, haut, bien fait, menant ses bœufs dans les sillons de la terre neuve, rêvant au blé futur ; je l’ai vu surtout, à l’instant de la bataille, continuant sa besogne de Français, tout simple comme aux champs, frappant de la même hache jusqu’au bout de son souffle, puis tombant sous l’effort trop grand, avec la paix et la fierté du devoir. Enfin, j’ai aperçu une pauvre mère désolée, veuve à quarante ans, qui rentrait le lendemain dans sa maison si vide, pour y presser contre son cœur ses huit enfants et contre ses lèvres le crucifix d’argent apporté du vieux pays, crucifix vénérable venu jusqu’à nous, tout usé, tout poli par les lèvres des anciens. Oui, j’ai revu tout ce passé si cher, si simple et si grand, ô chers vieux ancêtres, humbles héros qui, avec tant d’autres anonymes, avez bâti notre histoire émouvante. Et moi, votre petit-fils lointain, qui vous envoyais ce jour-là mon salut le plus pieux, je fus aussi le pèlerin qui voudrait vous revenir avec du bronze et des fleurs.

Décembre 1920.